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NMC - Page 7

  • (Review) Joël-Henri Grisward – L'Épée jetée au lac

    L-epee-jetee-au-lac.jpgJoël-Henri Grisward, L’Épée jetée au lac. Romans de la Table Ronde et légendes sur les Nartes, 2022, Paris, Champion, «Essais sur le Moyen Âge, 78».

    Joël-Henri Grisward est Professeur honoraire de littérature française du Moyen Âge à l’Université François-Rabelais de Tours et auteur, parmi d’autres livres, d’Archéologie de l’épopée médiévale. Structures trifonctionnelles et mythes indo-européens dans le cycle des Narbonnais, publié en 1981 avec une préface de Georges Dumézil.

    Le présent livre s’ouvre sur un souvenir atypique de mai 1968, l’auteur raconte qu’il a acheté un livre aperçu en devanture d’une librairie du quartier latin: L’Idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens par Georges Dumézil [le premier tome de Mythe et épopée chez Gallimard]. Ce livre va orienter sa vie. L’auteur, qui travaillait alors sur La Mort le Roi Artu, un roman français du XIIIe siècle cite cette phrase mémorable de Dumézil: «À la fin, il clame son secret: la mort ne le prendra que lorsque sa puissante épée sera jetée dans les eaux de la Mer Noire». Et Grisward de commenter: «Or, ce secret, c’est très exactement celui du roi Arthur!». Ce «il» n’est autre que le Narte[1] Batradz, le héros de la grande épopée des Ossètes du Caucase, lesquels sont les descendants des Alains, réfugiés au Caucase et par-delà des nomades Scythes et Sarmates. À travers les vicissitudes de l’Histoire, les Ossètes ont réussi à conserver leur langue et leurs légendes d’origine indo-européenne.

    Le livre est structuré en quatre chapitres, suivis d’une bibliographie[2] et d’index. L’auteur s’attache à démontrer les ressemblances voire les similitudes fonctionnelles entre un trio celto-médiéval formé de Keu, Gauvain et Arthur et un trio ossète composé de Syrdon, Soslan (ou Sozryko) et Batradz. En accord avec d’autres auteurs, Grisward écarte l’hypothèse d’emprunts directs entre Celtes et Ossètes, lui préférant celle d’un héritage commun, remontant au lointain passé indo-européen. Si l’auteur mentionne bien la présence d’Alains en Gaule romaine, à l’époque des Grandes Invasions, il n’évoque pas celle des Sarmates en Bretagne romaine.

    «Keu le premier ou le Feu dans l’Eau», p. 15-45.

    L’étude commence par celle du sénéchal Keu, le Cai Hir des contes gallois. Keu est le dystein d’Arthur, l’intendant, organisateur de banquets, le gardien des clefs[3]. La nourriture abondante relève de la troisième fonction indo-européenne, comme les talents de l’artisan, ici le polisseur d’épée, dans le conte gallois Kulhwch et Olwen[4]. Keu est réputé pour son humeur irascible, détestable, sa langue perfide et ses nombreuses mésaventures. Keu est un guetteur, qui aperçoit en premier les nouveaux arrivants. Grisward rapproche Keu de plusieurs figures analogues ou homologues: l’Irlandais Bricriu, organisateur de banquets, l’Ossète Syrdon, un bâtard, qui partage avec Keu le goût du secret et que l’on surnomme le «fléau des Nartes», le dieu scandinave Loki, le gallois Evnissyen, et aussi de deux dieux: le Romain Janus, à la double-face, et l’Indien védique Agni, qui est à proprement parler, le Feu dans l’Eau. Keu le Perturbateur, apparaît aux yeux de l’auteur comme un initiateur, celui qui déclenche l’Aventure. Grisward souligne que c’est Keu qui en éloignant le jeune Perceval de la cour d’Arthur, où il vient juste d’arriver, va permettre au héros de devenir celui qu’il doit être, d’abord en découvrant son nom véritable, pour se mettre ensuite en quête du Graal. Que le sénéchal Keu soit vantard, orgueilleux, parfois odieux, est un fait récurrent dans les textes gallois, français, anglais…, va de pair avec ses qualités guerrières, indéniables dans les contes gallois, plus contrastées dans les romans français. Il est notable que Keu, malgré ses défauts, ne se comporte jamais comme les criminels, débordant d’hubris, que sont l’Ossète Syrdon, le Scandinave Loki ou le Gallois Evnissyen[5], qui après avoir mutilé les chevaux offerts au roi d’Irlande, jette son jeune neveu, fils de ce même roi, dans le feu, provoquant ainsi un massacre et une guerre avec les Irlandais. Enfin, jamais Keu ne trahit Arthur.

    «Gauvain ou le chevalier soleil», p. 57-106.

    Ensuite vient le gentil Gauvain, preux chevalier et neveu préféré du roi Arthur. C’est Gauvain le Conciliateur qui, par de douces paroles, saura convaincre un Perceval absorbé par son extase sur fond de neige, de revenir à la cour d’Arthur, après que Perceval a cabossé Keu et un autre chevalier, venus lui demander son nom. Ne jamais cacher son nom, malgré les risques encourus, est une caractéristique de Gauvain, au contraire de Keu le rusé. Le personnage de Gauvain est très connu chez nous, plus en tout cas que le héros ossète Soslan. Les deux ont des points en commun: ce sont des guerriers courageux, téméraires, féroces aussi, qui manifestent une propension à courir le guilledou. Le Breton Gauvain, Gwalchmei en gallois, est le possesseur d’un cheval-fée, à la robe blanche, nommé le Gringalet. Parmi les objets et symboles attachés au personnage ou aux aventures, et qu’il partage parfois avec l’Ossète Soslan, on trouve le soleil, la roue solaire, parfois blasonnée, et la hache. La force de Gauvain croît avec le soleil montant, culmine à midi, pour décroître ensuite… Quant à la hache, elle participe de ce que les mythologues nomment «le Jeu du décapité». Le jour de Noël ou du Nouvel An, un Chevalier Vert, portant une grande hache (ou guisarme) arrive à la cour d’Arthur et défie les chevaliers de le décapiter et de se soumettre un an plus tard à la même épreuve. Seul Gauvain accepte, tranche la tête du Chevalier Vert, qui s’en repart la tête sous le bras. Au bout d’une année, au terme d’une quête, au cours de laquelle, Gauvain restera chaste en présence de l’épouse du Chevalier Vert, se soumettra au «Jeu du décapité» mais sauvera sa tête… Le grand héros irlandais Cuchulainn connaît une aventure similaire avec le géant (ou dieu) Cu Roi, surgi lui aussi de l’Autre-Monde. Étendant la thématique du «Jeu du décapité» à l’ancienne Gaule, Grisward mentionne le rapprochement opéré jadis par Françoise Le Roux et Christian Guyonvarc’h à propos d’un fragment énigmatique du géographe grec Posidonius. Ce dernier mentionnait une scène curieuse: un Gaulois, ayant reçu de riches présents, les distribuait à son entourage avant de s’offrir à la décapitation, à l’épée cette fois. Ce passage pose la question des frontières ténues séparant le rite et le mythe et ses possibles représentations, y compris sous une forme théâtrale, puisque la scène évoquée se déroule dans un théâtre.

    «Arthur ou le roi-épée», p. 107-143.

    L’auteur étudie les destins parallèles du héros breton et de son homologue ossète, Batradz, le héros d’acier. La vie et la destinée de ces deux figures sont liées à leur épée. Batradz, l’enfant trempé comme une épée, possède une épée fabuleuse, qui devra être jetée dans la Mer Noire, provoquant ainsi sa mort. On voit clairement la ressemblance avec le destin d’Arthur. Pourtant les choses sont peut-être moins claires qu’il n’y paraît. Batradz conserve sa vie durant la même épée et il n’est pas roi. Au contraire d’Arthur, dont le destin est lié à une épée nommée Excalibur, Caliborn, ou Caledvwlch en gallois. À la fin, l’épée d’Arthur est jetée dans un lac, selon les versions, par Girflet ou Bedivere, Bedwyr en gallois, qui est à la fois l’échanson et le connétable d’Arthur. Certains considèrent que l’épée jetée au lac, offerte par la Dame du Lac, est la même que celle apparue dans l’enfance d’Arthur, plantée dans un rocher ou une enclume, et retirée, replantée, puis retirée par le jeune Arthur. Ce qui pourrait paraître comme un détail sans importance ne l’est pas. Car le lien entre la pierre et la Souveraineté est très prégnant chez les Celtes. Comme en témoigne la mythique Pierre de Fâl, apportée depuis les Quatre Îles au Nord du Monde, avec trois autres talismans, dont l’épée de Nuada, roi des Tuatha Dé Danann, les dieux de l’Irlande païenne. La pierre crie lorsqu’un roi légitime prend la Souveraineté sur l’Irlande. Dans la version bretonne christianisée, c’est une inscription qui révèle le lignage d’Arthur témoignant de son droit à la souveraineté sur l’île de Bretagne. Or Joël Grisward semble insister beaucoup sur l’aspect guerrier d’Arthur, peut-être pour intensifier le rapprochement avec Batradz, plutôt que sur son rôle de souverain. Or, si Arthur est roi de Bretagne et des îles, dans certains textes gallois, il est empereur. Ceci justifie la guerre avec l’empereur de Rome, présente chez Geoffroy, Wace et dans les romans, jusqu’à Malory. L’aspect guerrier est présent dans toutes les sources textuelles et figuratives italiennes notamment. Comme en témoignent l’archivolte de la cathédrale de Modène, montrant une expédition d’Arthur venu délivrer Guenièvre, retenue par Méléagant ou l’étrange mosaïque d’Otrante, vers 1165[6], montrant un Arthur, brandissant une massue et chevauchant un bouc. Grisward y voit plutôt qu’une caricature d’Arthur, un rapprochement avec un des célèbres guerriers à la massue, le grand Héraclès[7]!

    «Le trio magnifique ou le Rivage des Scythes», p. 145-175.

    L’auteur poursuit sa comparaison entre les deux trios, le breton, formé par Keu, Gauvain et Arthur et l’ossète, composé de Syrdon, Soslan et Batradz. Or l’auteur le concède, le trio originel du côté breton, comme en témoignent les contes gallois, est formé de Keu, Arthur et Bedwyr, le Bedivere des romans. Décrit comme le plus bel homme de Bretagne, c’est un guerrier redoutable, comme Keu ou Gauvain, et ce, malgré son infirmité. Bedwyr, le porteur de diadème est manchot. Certains ont pu faire le rapprochement avec le roi Nuada, évoqué ci-dessus, qui, en perdant son bras, perd la royauté. Parvenu au terme de cette longue (trop longue) suite d’impressions de lecture, éloignée d’un compte rendu au sens académique, j’espère que le futur lecteur prendra plaisir à découvrir ce livre de Joël Grisward, qui est à la fois clair, érudit et accessible et pour tout dire bien agréable à lire.

    Jean-Paul Brethenoux

     

    [1] Les Nartes sont une sorte de confrérie guerrière initiatique, une société d’hommes, un Männerbund, ce qui n’exclut pas la présence dans les récits de personnages féminins parfois hauts en couleur.

    [2] P. 177-183 : Œuvres, Corpus d’études, Études et articles. L’ensemble des œuvres répertoriées ici, dont l’auteur fournit de multiples extraits, va des Mabinogion gallois et des chroniques de Geoffroy de Monmouth et de son adaptateur normand Robert Wace, jusqu’à la compilation du chevalier anglais Thomas Malory, Le Morte d'Arthur, en passant par les romans courtois de Chrétien de Troyes, de Robert de Boron et des continuateurs anonymes ou non du cycle français du Lancelot-Graal. On peut regretter l’absence dans la bibliographie du livre Le Cortège du Graal. Du mythe celtique au roman arthurien de Valéry Raydon, paru en 2019, chez Terre de Promesse.

    [3] Des clefs figureront plus tard sur le blason associé à Keu.

    [4] Les Quatre Branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen-Âge, traduit du moyen gallois, annoté et présenté par Pierre-Yves Lambert, 1993, Paris, Gallimard, « L’aube des peuples ».

    [5]« Le Mabinogi de Branwen », in Les Quatre branches du Mabinogi… p. 57-76.

    [6] Martin Aurell, La Légende du roi Arthur. 550-1250, 2007, Paris, Perrin, planche 1.

    [7] Héraclès était identifié au dieu gaulois Ogmios, un porteur de massue tout comme son confrère Smertrios, le Tueur de Serpent. 

  • (Review) Audrey Ferlut - Le Culte des divinités féminines

    Ferlut.jpgAudrey Ferlut, Le Culte des divinités féminines en Gaule Belgique et dans les Germanies sous le Haut-Empire romain, 2 vol., 2022, Bordeaux, Ausonius.

     

    Voilà bien longtemps qu’une monographie d’ampleur consacrée à la religion en Gaule romaine n’a pas été publiée. Il y a eu bien entendu bien des travaux d’archéologues, notamment sur les sanctuaires, et les divers recueils de travaux initiés par le projet FERCAN, mais la dernière synthèse importante date déjà de 2002 (La Religion en Gaule romaine de William Van Andringa, Paris, Errance). Autant dire que l’ouvrage d’Audrey Ferlut, traitant d’un sujet d’importance (les déesses), est le bienvenu.

    Il s’ouvre pourtant quasiment sur ce qu’on pourrait qualifier de bévue d’une part, et d’approximation d’autre part. La bévue se trouve p. 18 du vol. 1, quand, dans son introduction, l’autrice écrit: «Aucun texte antique ne fait mention d’une déesse de Gaule». C’est bien entendu faux, le plus ancien étant le texte de César, qui parle du culte de Minerve chez les Gaulois (document que l’autrice invoque cependant plus loin)1. Ce qui est vrai est qu’il n’y a aucun texte concernant spécifiquement la zone étudiée.

    L’approximation se trouve dans la partie consacrée aux divinités gallo-germaniques (vol. 1, p. 35-90), dans laquelle l’autrice considère toujours Maia comme indigène. Or Maia est bien connu de la mythologique gréco-romaine. Il est vrai que l’on dispose pour la Belgique et les Germanies d’inscriptions particulières qui montrent que la déesse latine a recouvert une déesse indigène. Ainsi à Metz, une stèle honore les «déesses Maiiae» (vol. 2, n°480), triplement typiquement celtique de la divinité, tandis qu’à Dampierre (vol. 2, n°481), à Gemersheim (n°483), à Ettlingen (n°487), à Oberwesel (n°488) et Neustadt (n°490), la déesse est nommé Maiia. Il faut ici rappeler le travail de Václav Blažek, qui a montré que la déesse Irlandais Macha et la latine Maia partagent un étymon commun2. Que la déesse latine ait remplacé une déesse gauloise au nom quasiment similaire me paraît très probable3. Cependant, il eût fallu le démontrer notamment en examinant les modalités de cultes et leurs différences par rapport à ce qui existe en Italie.

    Cela-dit, à la décharge de l’autrice, son ouvrage ne concerne pas du tout la mythologie, mais bien les cultes en eux-mêmes. Il n’est donc pas vraiment question de caractériser les divinités individuellement, mais de voir comment la société dans son ensemble leur a rendu un culte. Aussi, par exemple n’est-il pas question de n’étudier que les divinités indigènes. Et à ce titre, il s’agit bien d’un ouvrage précieux, qui montre bien, en s’appuyant sur un corpus particulièrement volumineux (1338 fiches, qui remplissent la quasi-totalité du volume 2!) que les choses sont tout sauf simples: alors même qu'elles sont voisines, aucune des trois provinces abordées n’est semblable à l’autre, ni dans le temps, ni dans l’espace. Si l’autrice relativise la prétendue «résurgence» des cultes indigènes au IIIe siècle après J.-C., elle ne tombe pas dans l’excès de William Van Andringa, qui ne voyait plus rien d’indigène ou presque dans ces cultes: au contraire, sous des dehors latins, on voit bien qu’en plus du nom de certaines divinités, tout à fait gaulois ou germanique, et de certains éléments iconographiques, une partie du formulaire des inscriptions peut être d’origine locale, et notamment l’expression «ex imperio ipsarum».

    L’analyse sociologique est aussi très intéressante: bien des dédicants sont des soldats, qui peuvent être d’origine très diverses, et parfois lointaines. Cela ne les empêchent pas de vénérer des divinités tout ce qu’il y a de plus indigènes. L’inverse est tout aussi vrai: en témoignent la précocité et la vivacité des cultes de Cybèle et d’Isis dans les Germanies, tandis que les cognomens de certains dédicants à Isis semblent bien celtiques.

    On l’aura compris: par l’important travail de classement et d’analyse des documents, qui débouche sur des résultats fins, et par la publication de ces documents eux-mêmes, avec description des monuments, établissement du texte latin et traduction en français, l’ouvrage d’Audrey Ferlut s’avère tout à fait indispensable à l’étude des religions en Gaule romaine.

     

    Patrice Lajoye

    1Mais Ceres et Diane sont aussi mentionnées dans des scholies et gloses aux Satires de Juvénal (I, 44 et III, 320) ; Diane encore et Cybèle le sont dans la Passion de saint Symphorien (3 : Diane y reçoit l’épithète de Trivia) ; Minerve et Diane dans la Vie de saint Éloi (II, 16) ; Diane seule dans la Passion de saint Marcel et de saint Anastase, dans la Vie de saint Taurin, ainsi que dans l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours (VIII, 15) ; Vénus et Minerve dans la Vie de saint Martin de Sulpice Sévère  (22, 1) ; Minerve dans la Passion de saint Marcel et dans la première Passion de saint Tibère d’Agde (10) ; Vénus dans la Vie de saint Front de Périgueux (6). Il y en a sans doute d’autres encore.

    2Václav Blažek, « Celto-Slavic Parallels in Mythology and Sacral Lexicon », in Séamus MacMathuna and Maxim Fomin, Parallels between Celtic and Slavic, Coleraine, 2006, p. 75-86.

    3Patrice Lajoye, « Celto-Slavica. Essais de mythologie comparée », Études celtiques, XXXVIII, 2012, p. 197-228, ici p. 220-221.

  • (Review) Jean-Loïc Le Quellec, La Caverne originelle

    quellec.jpgJean-Loïc Le Quellec, La Caverne originelle. Art, mythes et premières humanités, 2022, Paris, La Découverte.

     

    Une anecdote a fait beaucoup rire, le mois d’octobre dernier: la commissaire allemande d’une exposition s’est rendu compte que depuis plus de 70 ans, un tableau abstrait de Piet Mondrian était suspendu à l’envers1. Cela en disait long sur le vide de sens de l’art abstrait lorsque l’artiste est décédé et que son interprétation est perdue. Cependant, ce problème peut tout aussi bien toucher l’art figuratif, lorsque l’on ne dispose pas de textes permettant d’expliquer les scènes qu’il représente. C’est ainsi que depuis près d’un siècle et demi, préhistoriens, historiens de l’art et érudits divers s’acharnent à décrypter l’art paléolithique, et notamment l’art rupestre. Chacun y est allé de son interprétation, parfois d’une manière convaincante, au moins pour un temps, parfois au contraire d’une façon totalement farfelue.

    L’intérêt premier de l’ouvrage de Jean-Loïc Le Quellec est de faire l’inventaire de toutes ces théories – chamanisme, culte de l’ours, totémisme, paléoécriture, etc. –, de les examiner dans le détail, et le plus souvent de les rejeter après avoir montré leurs défauts méthodologiques, souvent rédhibitoires. La plupart du temps, le défaut premier est que ces théories ne souffrent aucune exception, se veulent globalisantes: or il est toujours aisé de trouver, au sein de l’immense corpus des grottes ornées, des figures qui contredisent les théories avancées. À ce titre, les presque 600 pages que Jean-Loïc Le Quellec consacre à cet examen critique sont d’une lecture non seulement enrichissante, mais proprement salutaire.

    Notons toutefois quelques points problématiques, fort peu nombreux. P. 113-116, l’auteur semble faire siennes les conclusions de certains biologistes expliquant que si l’homme de Néandertal n’a pas produit d’art figuratif, ce serait parce que son cerveau était configuré différemment de celui des Homo sapiens, une configuration le privant d’un langage élaboré, et l’empêchant d’exprimer en images d’éventuels récits. À ces hypothèses cependant s’opposent deux arguments: on sait que l’homme de Néandertal a eu des rites, ne serait-ce que des rites mortuaires. Or on imagine mal, en tout cas chez Homo sapiens, l’existence de rites sans mythes (sans entrer dans l’éternel débat sur lequel a précédé l’autre). De plus, on voit durant le Mésolithique l’art figuratif disparaître presque totalement d’Europe, à l’exception du Levant espagnol et de l’aire baltique: on ne va pour autant pas invoquer une différence anatomique pour expliquer ce phénomène. La cause, que l’on ne connaîtra jamais, peut tout aussi bien être culturelle.

    Jean-Loïc Le Quellec écrit p. 499: «En fait, ce n’est que chez quelques collectifs relativement récents (Antiquité, Renaissance) que les mythes ont été réellement ‘dessinés’, mais l’immense majorité des peuples du globe n’ont jamais ‘raconté’ de mythes en images.» Voilà une affirmation qui ne manque pas de surprendre. Limiter la représentation des mythes à l’Antiquité et à la Renaissance est très réducteur: les églises, par exemple, sont remplies de mythes, et contiennent encore des récits mythologiques clairement racontés et identifiés (à commencer par le chemin de croix). Cela suppose bien entendu d’admettre que le christianisme est lui aussi basé sur des mythes. La deuxième partie du propos est elle aussi problématique : partout dans le monde où l’on dispose conjointement de textes et d’images (Inde, Chine, Amérique centrale, par exemple), on voit bien que les mythes ont été largement racontés en images.

    P. 514-542, l’auteur montre de façon tout à fait convaincante que le chamanisme eurasiatique peut très bien être un phénomène relativement récent. En tout cas, nous ne connaissons pas de chaman clairement identifiable avant l’Âge du Bronze. Il faut toutefois nuancer cet argumentum a silentio: on sait très bien, par exemple, que les druides ont existé chez l’ensemble des Celtes. Pour autant, l’archéologie n’a pas permis d’en identifier un seul.

    Pinaillages, cependant, que tout cela. Rien que pour cette partie critique, Jean-Loïc Le Quellec a produit un livre nécessaire, que tout préhistorien ou apprenti préhistorien devra lire avant de se lancer dans l’élaboration d’une nouvelle théorie. Il nous offre une leçon magistrale.

    Toute interprétation est-elle vaine, se demande justement l’auteur, après avoir rejeté ou critiqué toutes les hypothèses antérieures? On se doute bien que non. Pour essayer de comprendre pourquoi pendant des millénaires des hommes sont allés peindre des animaux, majoritairement, et quelques humains plus ou moins stylisés dans des cavernes parfois très difficiles d’accès, accompagnant souvent ces peintures d’ossement fichés dans les parois, Jean-Loïc Le Quellec invoque un mythe largement connu dans le monde entier: celui de l’émergence, qui voudrait que les êtres humains et les animaux soient arrivés sur terre via une grotte, en provenance de l’Autre Monde souterrain. Ce mythe, comme le montre très bien l’auteur, est maintenant quasi absent d’Europe car il a été remplacé par celui du plongeon cosmogonique, pour la création du monde, et celui du corps souillé, pour la création de l’être humain. L’interprétation de Jean-Loïc Le Quellec, que celui-ci, restant prudemment dans le registre de l’hypothèse, se garde bien de considérer comme une vérité vraie, a pour elle d’être suffisamment souple pour tolérer la grande variabilité de l’art rupestre européen. Il n’est pas question ici de déterminer quelle version du mythe est la bonne – on ne le saura bien sûr jamais – mais bien de dire que ce type de récit a pu être commémoré localement, dans des grottes, à l’aide d’images, lesquelles images peuvent varier dans le temps et l’espace sans que cela change quoi que ce soit à cette idée.

    On notera alors que, bien que déjà convaincante, l’interprétation de Jean-Loïc Le Quellec aurait pu être encore étayée par les travaux sémiologiques de Viatcheslav Ivanov sur Notre Monde et l’Autre Monde, nécessairement invisibles l’un pour l’autre2: les grottes faisant office de point de passage entre l’Autre Monde et Notre Monde, on a pu chercher à rendre visibles des êtres passant de l’un à l’autre en les représentant notamment dans les endroits quasi inaccessibles, qui n’appartiendraient ni à un monde ni à l’autre.

    Lorsqu’il recherche d’éventuelles survivances de cette association entre le mythe de l’émergence et le culte associé aux grottes, l’auteur invoque des données d’Amérique centrale tout à fait pertinentes, mais échoue à retrouver quelque chose de solide en Europe, sauf peut-être au Pays basque. Il eût sans doute été possible de faire appel au culte de Mithra, issu d’un phénomène de syncrétisme au sein de l’Empire romain. Ce culte prenait place dans des sanctuaires souterrains ou semi-souterrains qui mimaient la grotte dans laquelle Mithra aurait sacrifié le taureau, fertilisant la terre de son sang. Or Mithra est un dieu qui est né… en émergeant d’un rocher.

     

    Patrice Lajoye

    1https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-un-tableau-de-mondrian-expose-a-lenvers-durant-77-ans_5448742.html

    2Par exemple Vjačeslav V. Ivanov, « Kategorija ‘vidimogo’ i ‘nevidimogo’ v tekste », in J. van der Eng et M. Grygar (éd.), Structure of Texts and Semiotics of Culture, 1973, Paris-La Haye, Mouton, p. 151-176 ; V. V. Ivanov, « La catégorie ‘visible’ - ‘invisible’ dans les textes des cultures archaïques », Écoles de Tartu, Travaux sur les systèmes des signes, 1976, Paris, Complexe, p. 58-61.