Marco Virgilio García Quintela, Le Mythe de fondation de Lugdunum, 2022, Paris, Classiques Garnier, 367 p.
Dans cet essai, l’auteur, professeur d’histoire ancienne à l’université de Saint-Jacques-de-Compostelle et comparatiste ayant déjà publié dans nos pages, analyse en profondeur le texte auquel fait référence le titre de cet ouvrage. Il s’agit du sixième chapitre d’un traité géographique faussement attribué à Plutarque, De Fluviis, aussi connu comme Des noms des fleuves et des montagnes, et des objets qu'on y trouve. Il n’est donc pas étonnant que, dès le second chapitre de son ouvrage, M. V. García Quintela, spécialiste des conceptions mythologiques concernant le paysage, s’attache à la mise en perspective de ce texte vis-à-vis de l’évolution de la topographie lyonnaise.
Il revient par la suite sur la différence d’appréciation de ce texte autour de la controverse entre les celtisants Henri d’Arbois de Jubainville et Camille Julian, qu’il analyse à l’aune d’une comparaison de leurs parcours. Le premier considérait que le texte est un vestige d’une authentique tradition gauloise, tandis que le second pensait que c’était une élaboration artificielle d’époque impériale. Cela permet à l’auteur d’entamer la présentation de l’historiographie de ce texte.
Ensuite, pour établir sa propre interprétation, M. V. García Quintela, présente le contexte littéraire d’élaboration du texte et poursuit l’historiographie de celui-ci, avant d’en proposer une analyse structurelle, en particulier dans les relations et la symbolique que ses deux parties établissent entre les deux animaux qui y interviennent: le poisson et le corbeau. L’auteur identifie les espèces concernées et, s’appuyant sur leur éthologie, dégage un code calendaire, parallèle à celui du calendrier gaulois de Coligny, au sein de ce mythe. Puis, à ces éléments, il ajoute une analyse de la topographie esquissée dans le texte. Cet ensemble dégagé, il le met en relation avec des productions plastiques locales d’époque gallo-romaines, comme le Gobelet de Lyon ou les images du Génie de Lugdunum – représentations romanisées du dieu celtique Lugus, qui sont, à leur tour, mises en parallèle avec la légende irlandaise de Finn et de Derg Corra. Par ces comparaisons, il montre les liens existant entre le texte et ces objets, tout en posant la question des survivances de conceptions religieuses préromaines et leur acculturation.
Il revient ensuite à l’étude de la topographie de Lugdunum pour mieux résoudre la contradiction que l’analyse précédente a fait apparaître: ce texte contient des éléments celtiques alors qu’il fut écrit à la période impériale, en référence à une cité, certes gauloise, mais surtout romaine à l’époque qui nous occupe. Il revient donc sur le passé préromain de Lugdunum, tel que nous le laissent entrevoir les sources historiques, en particulier la présence d’un oppidum à l’importante activité cultuelle auquel vint ensuite se superposer la fondation romaine, avec toute la charge symbolique qu’à ce genre d’évolution, en particulier l’autel des Trois Gaules, mais aussi dans sa composition sociologique et ethnique. Il en conclut que la distinction culturelle entre ce qui est romain et ce qui est gaulois est difficile à déceler, surtout du fait du jeu de l’interpretatio. Puis, il passe à l’étude du toponyme Lugdunum, central dans le texte qu’il analyse, et son rapport avec la topologie locale. Il revient ainsi sur le débat concernant le sens théonymique ou naturaliste de la première partie de ce terme. Là encore, il considère qu’il est bien difficile de trancher. Cette double incertitude lui permet de faire intervenir une autre piste de recherche, celle de l’archéoastronomie. Après un rappel historiographique des applications de cette discipline aux fondations romaines, en général, et à Lyon, en particulier, il montre que l’orientation coïncide avec le système des fêtes d’ouverture de saison irlandais, comme pour la Lugnasad, le 1er août, mais aussi avec le passage de la constellation du Capricorne, importante dans le culte augustéen, et située, à cette date, au-dessus du sanctuaire des Trois gaules. Cette constatation lui permet d’établir que le mythe de fondation établit des correspondances entre un oassé gaulois et un présent romain, en tant que charte fondatrice des institutions religieuses de la colonie.
Ce constat établir, notre auteur passe à l’étude des mécanismes qui ont permis cette réinterprétation. Il choisit pour cela de comparer la Lugnasad irlandaise et son équivalent gaulois lié à Lugus avec la fête romaine des Lucaria (19 et 21 juillet): ces deux moments cultuels concernent des défrichements estivaux aux dates proches et dont les noms permettent également des parallèles. Il double cette comparaison de la mise en parallèle du caractère royal et pacifié de la fête irlandaise et du prototype mythique qu’elle célèbre, le règne de Lug, avec celui de son équivalent romain, la Pax Augusta et les célébrations du 1er août à l’autel des Trois Gaules. Il va même jusqu’à confirmer la situation lyonnaise par recoupement avec deux autres sites homonymes: Lugdunum Convenarum (Saint-Bertrand-de-Comminge, Haute-Garonne) et Lucus Augusti (Lugo, Galice). Pour mieux comprendre ce phénomène, il se livre ensuite à une étude sociologique des figures responsables de ces interpretatio.
Le retour au texte s’opère par la comparaison globale du mythe de fondation de Lugdunum. Tout d’abord par des parallèles partiels concernant le bestiaire utilisé dans ce texte, mais surtout sur des définitions d’espaces duales en milieu celtique, comportant des changements chromatiques. Puis, il passe à la mise en perspective avec d’autres mythes, comme celui de la fondation de Cracovie et les références au passé de Londres dans le Mabinogi de Branwen. Là encore, les parallèles sont partiels, mais intéressants.
Du fait de l’importance de la lune dans l’orientation de Lugdunum et dans le texte de sa fondation, il passe en revue les conceptions celtiques de l’astre nocturne, comme nous le rapportent les auteurs classiques et les sources archéologiques. Ce bilan nous en montre l’importance.
La dernière partie de l’ouvrage, intitulée «Mythe et paysage», s’ouvre sur une composante de l’identité celtique, celle du dualisme, dont le mythe de fondation de Lugdunum semble être une manifestation spécifique sur les perceptions de l’espace et la création des paysages. Après avoir pris appui sur quelques exemples issus des représentations politiques, des jeux de damiers, de la mythologie et de ses représentations plastiques, l’auteur va interpréter de la sorte un paysage comparable à celui de Lyon, celui décrit au moment de la résurrection de Lleu, équivalent gallois de Lugus, dans le Mabinogi de Math.
Au final, on ressort convaincu, à la lecture de cet ouvrage, de la réinterprétation politico-culturelle de faits gaulois au service de l’ordre romain dans le cas lyonnais. Il en résulte que même s’il a été altéré, le texte de la fondation de Lugdunum est l’un des rares fragments de mythe gaulois qui nous soit parvenu et l’auteur nous permet d’en saisir une bonne partie de sa symbolique.
Cependant, on regrettera que le propos général ne soit pas assez unifié et une iconographie dont la basse résolution est gênante pour la lecture.
Guillaume Oudaer