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  • (Review) Jean-Pierre Devroey - De la Grêle et du tonnerre

    Devroey.jpgJean-Pierre Devroey, De la Grêle et du tonnerre. Histoire médiévale des imaginaires paysans, 2024, Paris, Seuil.

     

    Jean-Pierre Devroey est un historien médiéviste bien connu, spécialiste des sociétés rurales du haut Moyen Âge: on pourra donc s’étonner de lire dans le cadre de Nouvelle Mythologie Comparée un compte rendu de son dernier livre. Cependant, celui-ci s’intéresse à l’histoire des croyances dans les campagnes carolingiennes, en prenant pour base le fameux traité d’Agobard de Lyon, De grandine et tonitruis (De la Grêle et du tonnerre), rédigé vers la fin du premier quart du IXe siècle, et notamment la fameuse anecdote des gens qui viendrait d’un mystérieux pays aérien nommé Magonia, lesquels naviguent à bord de bateaux sur les nuages et achètent aux tempestaires les récoltes détruites par les intempéries1.

    Cependant, l’auteur va bien au-delà de cette seule anecdote et aborde l’ensemble du traité d’Agobard pour tâcher d’une part de rassembler ce que l’on sait des croyances dans les campagnes d’alors, sur les orages, sur les tempestaires, sur les saints qui ont une influence sur la météorologie, sur les moyens engagés pour se rendre propice cette météorologie, non seulement à l’époque carolingienne, mais aussi à des époques plus tardives: Jean-Pierre Devroey fait en effet partie de ces historiens qui pratiquent le temps long, et il n’hésite pas à employer jusqu’aux travaux des folkloristes du XIXe siècle afin de s’exercer, avec beaucoup de prudence, à l’histoire régressive quand cela est nécessaire pour combler les lacunes de la documentation alto-médiévale.

    Il ne sera pas question dans le présent compte rendu, des parties purement historiques de l’ouvrage: elles n’entrent pas dans le thème de notre revue. Je me contenterai de dire qu’on a là un essai particulièrement solide, très bien sourcé et documenté. En revanche, je m’attarderai sur les parties concernant les récits légendaires et les phénomènes qu’on pourrait continuer d’appeler «folkloriques», à savoir les croyances sur l’orage lui-même, et sur le pouvoir des tempestaires. Jean-Pierre Devroey le démontre bien: la totalité de la société dont il est question est chrétienne. Il est absolument vain de vouloir voir dans les sorciers, les tempestaires, ou bien les personnes employées par les communautés rurales pour chasser les orages, une quelconque survivance du paganisme, même si ces personnages peuvent employer des méthodes et techniques issues du paganisme. Les communautés rurales carolingiennes, notamment celles du Lyonnais, sont chrétiennes dans leur ensemble, même s’il peut s’agir d’un christianisme populaire, non encadré par le clergé2.

    Cependant ce constat est peut-être poussé un peu trop loin par Jean-Pierre Devroey, car il se coupe quasiment totalement d’éventuelles racines antiques de ces croyances et légendes. Ainsi, lorsqu’il aborde le cas de la mise en place de processions, notamment dans les campagnes, à la suite de l’instauration des Rogations au Ve siècle par saint Mamert de Vienne, il semble écarter tout phénomène similaire dans le paganisme local (p. 211-214). Pourtant, j’ai pu identifier au moins quatre cas de processions antiques en territoire celtique antique : une est mentionnée par Sulpice Sévère dans la Vie de saint Martin (12, 1-5: Martin croit voir une idole menée en procession à travers champs); l’auteur anonyme de la Passion de saint Symphorien d’Autun signale une procession en l’honneur de Berecynthia (Cybèle); une inscription celtibère de Peñalba semble mentionner une procession en l’honneur de Lugus, si l’on suit l’interprétation proposée par Wolfgang Meid3; enfin à l’époque carolingienne, Heiric d’Auxerre nie dans une de ses homélies, que les circumambulations chrétiennes aient été inspirées de pratiques païennes homologues, ce qui atteste cependant de leur existence4.

    Le même problème se pose lorsque l’auteur s’intéresse directement au cas de Magonia, ce pays fabuleux mentionné par Agobard (p. 145-170). Jean-Pierre Devroey, qui n’est pas linguiste, se garde bien, et on le comprend, se proposer sa propre étymologie du nom. En revanche, il rappelle les étymologies proposées par le passé, donnant sa préférence à magus («mage») et au latin tardif *mango («marchand»). Le second est invoqué car il y a bien un accord commercial entre les tempestaires et les habitants de Magonia. Cependant, il pose de sérieux problèmes de phonétique historique. Magus est plus intéressant, mais on peut ici se demander jusqu’à quel point ce terme étranger a pu pénétrer dans les campagnes de Gaule jusqu’à générer une croyance en un «pays des mages».

    Il serait sans doute plus intéressant de considérer un substrat linguistique celtique. Or deux mots gaulois pourraient ici faire sens: magos, «champ, plaine», plus tard «marché», qui intervient dans de très nombreux toponymes un peu partout dans l’actuelle France, et magus, «garçon, jeune, valet», qu’on retrouve dans de nombreux anthroponymes antiques, dont Magunia5. N’étant pas linguiste, je me garderai bien de trancher, mais chacun des deux conviendrait du point de vue phonétique, d’autant plus que la forme donnée par Florus de Lyon, contemporain d’Agobard, Maonia, et le nom donné à des démons tempestaires mentionnés par Florus lui-même et trois autres sources du haut Moyen Âge (maones, mauones, hemaones, ce dernier donné par la Vita prima de saint Riquier en compagnie des dusi, nom bien gaulois de démons), montre un phénomène d’amuïssement du «g» intervocalique qui a eu lieu, on le sait notamment grâce aux toponymes dérivés de magos, dès le très haut Moyen Âge. Magos comme magus entrent par ailleurs en composition de théonymes celtique (gaulois Magiae et Magiseniae, irlandais Macha, pour magos; gaulois Magusanus, pour magus). Et pour complexifier les choses, les deux peuvent chacun se rapprocher de noms irlandais de l’Autre Monde: Mag Mell («Plaine de la Joie») ou Tír na nÓg («Terre de Jeunesse»). De la même manière, il a bien été noté que tous les exemples anciens de récits mettant en œuvre des navires dans le ciel viennent des îles britanniques6. Il me semble donc clair qu’une origine celtique païenne des croyances notées par Agobard ne doit absolument pas être écartée.

    Mais au-delà de ces quelques réserves, il faut bien noter que le livre de Jean-Pierre Devroey est absolument brillant, par sa volonté d’une histoire totale, qui embrasse la légende, les croyances qui lui sont associées, mais aussi et surtout le milieu dans lequel tout cela existe et la manière dont l’Église y a réagi à travers le temps. Il s’agit là d’une véritable leçon d’histoire, et donc d’un ouvrage incontournable.

     

    Patrice Lajoye

     

     

    1Agobard de Lyon, Œuvres, t. 1, 2016, Paris, Cerf.

    2C’est là un constat qui se maintiendra à travers le temps, comme je l’ai écrit au sujet des sorciers et guérisseurs normands du XIXe siècle: «En définitive, les pratiques des sorciers et guérisseurs normands sont toutes chrétiennes. […] L’Église condamne la sorcellerie, c’est du moins sa position officielle. Mais cela n’empêche pas des prêtres de pratiquer des exorcismes, des désensorcèlements, ou de se faire guérisseurs. Inversement, on ne connaît pas de cas de sorcier affrontant un prêtre ou l’Église. S’il y a opposition de l’Église, la réciproque n’est pas vraie. Les pratiques des sorciers et des guérisseurs relèvent d’un christianisme déviant mais populaire. Dans les faits, sorciers et guérisseurs disent des prières, des oraisons, font dire des messes, ordonnent des neuvaines ou des pèlerinages, voire les effectuent eux-mêmes, se servent de sel et d’eau bénites, font le signe de la croix, utilisent donc tout ce que le christianisme a de symboles forts. La société ne les aurait sans doute pas tolérés s’il en avait été autrement» (Patrice Lajoye, Sorciers et guérisseurs au XIXe siècle. Enquête en Basse-Normandie et dans les îles anglo-normandes, 2024, Lisieux, Lingva, p. 185-186).

    3Wolfgang Meid, Celtiberian Inscriptions, 1994, Budapest, Archaeolingua.

    4Patrice Lajoye, «Les processions et circumambulations chez les Celtes de l’Antiquité», Mythologie française, 218, 2005, p. 22.

    5Xavier Delamarre, Dictionnaire de la langue gauloise. Une approche linguistique du vieux-celtique continental, 2003, Paris, Errance, p. 214.

    6Juan Antonio Jiménez Sánchez, «Los barcos de Magonia y otros navíos voladores como género de mirabilia durante la Edad Media», in Anna Orriols i Alsina, Jordi Cerdà Subirachs, Joan Duran Porta (éd.), Imago & mirabilia: les formes del prodigi a la Mediterrània medieval, 2020, Barcelone, Universitat Autònoma de Barcelona, p. 153-162.

  • (Review) Ollodagos XXXVI

    Ollodagos-XXXVI.jpgOllodagos, vol. XXXVI, 2021-2022, Bruxelles, Société belge d'Études celtiques.

    Le nouveau volume de la revue Ollodagos, riche de 378 pages, est composé de six articles abordant des thématiques variées comme le chaudron de Gundestrup ou la nécropole gallo-romaine du «Clos au Duc» d’Évreux. Jean Loicq propose, pour le premier article, «Maîtres et compagnons des études celtiques» (p. 3-62), une réindexation des principaux contributeurs et instigateurs de la Revue Celtique, continuée par les Études Celtiques à partir de 1936, à l’aune de son 150e anniversaire. Ce travail fut, sans doute, aussi éreintant pour l’auteur qu’il est utile pour la jeune génération de chercheurs, à la recherche des articles de ces «savants qui, quoique disparus, sont demeurés actuels par leurs actions ou leurs travaux». Ainsi, le lecteur découvre, en plus d’éléments biographiques, des titres d’articles encore trop méconnus ou sommeillant sous la poussière des bibliothèques comme «L’année celtique» (RC, 25) de Joseph Loth ou «Druidisme et Christianisme dans l’Irlande du Moyen-Âge» de Joseph Vendryes (CRAI, 1946). Nous ne pouvons que remercier l’auteur pour cette nécessaire entreprise qui facilite l’accès aux travaux de ces chercheurs précurseurs.

    L’article le plus imposant du volume, «Le décryptage de l’iconographie du chaudron de Gundestrup» (p. 63-182) est signé par Bernard Robreau, spécialiste reconnu d’hagiographie et de religion celtique. Le travail de l’auteur est conséquent et empli d’érudition, il offre un utile état de la question sur cet artefact unique, le chaudron de Gundestrup. Il tente de lire l’iconographie des plaques extérieures et intérieures de l’objet à l’aune des textes composant le cycle épique relatif au druide Mog Ruith, «le Serviteur à la roue». À l’aide de cette clé de lecture, le mythologue établit des recoupements entre les images produites et certains passages littéraires afférant à ce druide ou affiliés, comme Yvain ou le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes. Même si on apprécie la tentative de l’auteur de prendre en considération l’ensemble de l’iconographie du chaudron comme un cycle mythologique ou épique unitaire, ces propositions n’emportent pas toujours l’approbation. Ce travail a le mérite également de nous amener à nous poser des questions. Il aurait mérité une phase préalable de description analytique des plaques permettant de dissocier les unités graphiques des compositions afin de repérer des ensembles, surtout si on cherche à déceler d’éventuelles influences. Certes, l’auteur propose des descriptions dans sa première partie et des photographies dans les figures, mais pour certains éléments, on note des variations notamment pour la description des animaux (ex. p. 69: «trois molosses (peut être en fait des léopards)»; p. 70: «un canidé (ou un gros chat?)»). Décrire, c’est choisir. Ce travail de description formelle aurait permis de noter le sens de rotation de la roue (R2) du bas vers le haut, roue composée de huit moyeux, avec des rayons extrêmement proches les uns des autres, en cela, très dissemblables de ce que l’on peut voir sur les représentations de roues et même sur les rouelles. L’on peut se demander si l’artisan n’a pas cherché à forcer le champ iconographique pour intégrer le nombre huit, nombre de plaques supposé pour l’extérieur du chaudron. Sur la plaque R1, le buste repose sur une ligne terminée par deux motifs giratoires à 6 pétales soit 12 pétales pouvant renvoyer à une symbolique calendaire. Dernier exemple de l’intérêt d’une description formelle, la plaque R5 où la composition imprime un sens de lecture dextrogyre: quatre cavaliers arborant des casques tous différents et un serpent vont vers la droite, et les six fantassins portant boucliers et épées du registre inférieur, plus celui sans bouclier, ainsi que les trois porteurs de carnyx vont vers la gauche. Le personnage dépassant ces deux registres, trempant un fantassin dans un chaudron, semble entrer en confrontation avec le sens imprimé par la composition.

    Quant aux trois catégories proposées par l’auteur pour les figures anthropomorphes, à savoir, en buste, de grande taille ou de plus petites tailles, pour distinguer leurs natures divines, épiques ou mythiques, elles paraissent trop rigides, cantonnant les représentations divines à un certain format. En somme, nous aurions des divinités représentées sur l’extérieur du chaudron, et des personnages mythiques ou épiques à l’intérieur. Quid du maître des animaux à l’intérieur? Le personnage cornu assis en tailleur semblable à d’autres représentations identifiées comme Cernunnos, ou la présence de nombreux animaux pouvant être vus comme des métamorphoses divines, questionnent cette catégorisation. Il conviendrait aussi de s’interroger sur la nature anthropomorphe de ces représentations divines : entre un Pausanias qui rapporte les moqueries de Brennos à la vue d’une statue d’Apollon anthropomorphe et les représentations anthropomorphes sur les monnaies gauloises (à l’exception de certaines conceptualisations).

    Ainsi, le lecteur peut avoir la sensation que l’auteur cherche, à tout prix, à faire coller sa lecture des textes afférant à Mog Ruith avec l’iconographie de ces plaques, cherchant les éléments confirmant, écartant les éléments infirmant. En cela, la partie V et la lecture saisonnière de l’ensemble, paraît plus aboutie. Nombre d’éléments, déjà mentionnés ici, renvoient à une lecture calendaire de l’objet. D’abord le nombre de plaques, trop vite écarté par l’auteur, alors qu’il pourrait renvoyer à huit célébrations (4 solaires et 4 de début de saison), la présence ou l’absence de végétation, la saison guerrière, l’argent employé pour la réalisation de l’objet (Arhanrhod, «Roue d’Argent», Voie lactée), etc.

    On aurait aussi apprécié que l’auteur s’intéresse à l’usage d’un tel chaudron. En effet, l’iconographie d’un objet est à relier à sa fonctionnalité. Aussi, dans un cadre cérémoniel (banquet, ordalie, festivité), l’objet devait contenir un liquide (transparent ou non) rendant en partie les plaques intérieures invisibles, et, a fortiori, le fond – si le chaudron est étanche ce qui n’est pas évident. Cette donnée considérée, la lecture proposée des plaques doit être renouvelée, puisqu’imposant un sens de lecture, le taureau du fond n’étant seulement visible quand le récipient est vide. Un paradoxe pour un chaudron ! Dans ce cadre, les grandes lignes horizontales organisant des registres (R1, 2, 5) pourraient être interprétées comme des niveaux, la symbolique du vin pourrait également trouver écho dans les motifs végétaux représentés, etc.

    Même si nous ne sommes pas toujours convaincu par les propositions, le travail de Bernard Robreau a l’avantage de renouveler notre regard et d’ouvrir de nouvelles voies d’études et d’interprétations.

    Le troisième article, «Le passé dans le passé: la réappropriation des monuments préhistoriques à l’âge du Fer et à l’époque romaine dans l’ouest de la France», est proposé par Patrick Galliou, professeur émérite à l’université de Bretagne Occidentale. Ce travail démontre la nécessité d’étudier les réutilisations des structures mégalithiques et de l’âge du bronze, à l’âge du Fer et à l’époque romaine, en réexaminant les mobiliers mis au jour. Cette entreprise se heurte à la pauvreté de certains rapports de fouilles du XIXsiècle, et au manque d’intérêt des archéologues pour ces mobiliers postérieurs aux structures, qui peuvent apparaître comme une pollution. Ces difficultés sont écartées par la taille du corpus utilisé et l’usage d’enseignements statistiques permettant à l’auteur de dresser quelques pistes interprétatives. Son approche, l’archéologie du paysage, accorde la possibilité d’évoquer les nouvelles valeurs symboliques données à ces monuments. Ainsi, l’auteur, à l’aide de textes antiques, de l’anthropologie, et des faibles mobiliers, principalement de la céramique, propose de voir pour certains fossés creusés postérieurement dans quelques structures sépulcrales, des libations aux ancêtres, en cela similaires à ce qui est dit au chant XI de l’Odyssée, des réutilisations funéraires afin d’inscrire les défunts dans des lignages symboliques, un culte des ancêtres, ou pour les structures plus imposantes, des espaces sacralisés, à même de recevoir des offrandes liées à la fertilité comme pourraient le montrer les nombreuses statuettes de Vénus. Cette étude pertinente mériterait d’être élargie géographiquement à la Gaule, et chronologiquement, au moins aux premiers temps chrétiens, afin de constater si cette «tradition inventée», cette réappropriation des structures et la sacralité qui peut s’en dégager, nourrie une symbolique chrétienne du paysage. À ce titre, l’exemple de la Dolmengöttin de Langeneichstadt est intéressant, dans la mesure où cette structure du Néolithique moyen, fouillée en 1987, en RDA, a suscité dès la mise en valeur du site, de nouvelles pratiques cultuelles ; les pèlerins de la Pentecôte tournant autour de la statue à l’occasion de cette fête, ce qui explique que l’original de la statue représentant une déesse soit conservé aujourd’hui au musée d’État de Halle.

    Le quatrième article, «Tu ne te feras aucune image sculptée. La vénération des idoles en Irlande aux temps préchrétiens» (p. 249-284) est proposé par Evan Astier, docteur en Archéologie de Sorbonne-Université. L’auteur étudie le Cromm Crúaich (Courbe de l’Éminence artificielle) à l’aune des différentes versions écrites de sa destruction par saint Patrick. Ainsi, il est intéressant de constater que ces pierres dressées et parfois sculptées, n’ont pas toutes subi le même sort: les pierres abritant des démons sont détruites par les saints chrétiens, alors que celles dispensatrices de fertilité, sont christianisées. Pour en revenir à l’épisode de la vie de saint Patrick et à son coup de crosse sur Cromm Crúaich, les aspects cosmogonique et cyclique nous semblent évidents. Le saint frappe la pierre sur la face sculptée représentant un visage au nord. Or, cette même pierre est couverte d’or et/ou d’argent alors que douze autres, de plus petites dimensions, et recouvertes de cuivre, constellent tout autour. La symbolique solaire, lunaire et stellaire est évoquée dans l’article mais le fait que le Saint frappe la pierre et la casse au nord pourrait renvoyer à la cassure d’un Axis Mundi, dans la mesure où le nord est lié à la Voie Lactée. D’autre part, le saint semble âgé de 120 ans, ce qui rappelle certaines conceptions antiques des cycles temporels. Ainsi, ne pourrait-on pas voir dans ce bris de pierre, qu’on précise spécifiquement au nord, le bris ou le passage d’un cycle temporel à un autre? On doit également s’interroger sur la valeur spatiale de ces pierres, comme omphalos, tant le temps et l’espace sont liés dans les textes celtiques irlandais. L’auteur montre la pertinence de cette démarche associant les récits de la christianisation de l’Irlande par les premiers saints irlandais, saint Patrick en premier lieu, avec la réalité matérielle aussi tenue soit-elle, en l’occurrence les pierres dressées. Ce travail démontre une réalité moins catégorique et immédiate concernant le passage d’une religion à l’autre.

    Patrice Lajoye, dans cet article «Des chevaux et des têtes: une tentative d’interprétation culturelle de la nécropole gallo-romaine du «Clos au Duc» (Évreux, France)» (p. 285-322), s’attelle à une problématique épineuse mais passionnante. La présence récurrente d’ossements de chevaux dans le comblement de certaines tombes a fait l’objet d’études uniquement matérialistes, sans qu’une interprétation religieuse ne soit proposée. Dans ces tombes, la tête fait souvent l’objet d’un traitement particulier (décapitée, mutilée voire brisée), et les corps sont dans des positions anormales, accompagnés d’ossements de chevaux. L’auteur propose, avec raison, de voir dans cette association humain/cheval, le cheval dans sa dimension psychopompe, celui qui accompagne les morts et s’assure de leur bon passage, surtout si la mort fut mauvaise. Cette lecture se trouve renforcée par l’association d’ossements de chiens et de chevaux pour certaines des tombes. Cette étude mériterait d’être complétée, le cas récent de Villedieu-sur-Indre, pourrait apporter des éléments supplémentaires à cette interprétation. Le fait que ces inhumés, à part pour les cas proches des Limes, ne soient pas des militaires, interroge sur leur place dans la société, et a fortiori, leurs morts. Certaines positions anormales ont déjà été mises en évidence, parfois associées à une place sociale singulière comme c’est le cas pour les assis en tailleur ou ceux en position fœtale dans les fosses à grain. Mais l’association d’une position anormale avec le cheval, et dans le cas particulier d’Évreux, de deux crânes de chevaux de part et d’autre d’un crâne humain, pourrait évoquer une purification rituelle, à l’image du pharmakós; les deux crânes pouvant absorber la souillure tout en assurant le passage sur l’autre rive du défunt. Patrice Lajoye propose donc une voie d’interprétation intéressante pour aborder l’inhumation singulière de ces défunts de l’Antiquité romaine accompagnés de chevaux.

    Le dernier article, «Amulius déguisé en Mars: une version dissidente de la conception de Romulus et Rémus» est écrit par Alain Meurant de l’université catholique de Louvain. Dans ce travail l’auteur cherche à replacer l’histoire d’Amulius déguisé en Mars afin de violer Rhéa Silvia parmi les autres versions connues, notamment celle faisant intervenir Mars lui-même. En premier lieu, le chercheur montre que cette version d’un géniteur unique pour les jumeaux Romulus et Rémus s’écarte d’une tradition grecque de deux géniteurs pour une progéniture double, constituant un trait distinctif pour la légende des origines romaines. D’autre part, l’évolution du mythe de Mars vers Amulius, comme géniteur des jumeaux romains, mais surtout violeur, marque également l’évolution nécessaire d’un enfantement divin vers les lois de la logique et de la matérialité. Aussi, cette version qui voit Amulius s’approprier l’apparence de Mars, pourrait être vue comme rationaliste, en cela qu’elle associe la conception divine à la faute humaine. L’étude proposée se révèle passionnante et ouvre des horizons pour l’étude du mythe fondateur de Rome.

     

    Romain Ravignot

  • (Review) Iaroslav Lebedynsky - Akinakès. Une histoire des épées divines

    Akinakes.jpgIaroslav Lebedynsky, Akinakès. Une histoire des épées divines, 2024, Chamalières, Lemme Edit.

     

    On connaît Iaroslav Lebedynsky pour ses nombreux ouvrages de synthèse sur les peuples des steppes eurasiatiques et du Caucase. Avec ce nouvel ouvrage, il surprend en abordant un registre qui ne lui est pas familier: la mythologie comparée. Le sujet cependant a tout à fait sa place dans son domaine d’expertise, puisqu’il est question des épées divines, et notamment de celle dont Hérodote nous dit qu’il s’agit d’une image d’Arès chez les Scythes.

    Il y a déjà bien longtemps que la comparaison entre les témoignages français médiévaux concernant Excalibur, l’épée d’Arthur, les sources antiques sur le culte de l’Arès scythique, et des contes ossètes, a été établie, notamment par Joël Grisward, dont le dernier ouvrage sur le sujet, datant de 2022 (dont nous avons publié le compte rendu par Jean-Paul Brethenoux), a peut-être servi de déclencheur à l’élaboration de celui de Iaroslav Lebedynsky.

    Dans la littérature médiévale française, Arthur est seul à pouvoir extraire une épée d’un perron en pierre, ce qui fait de lui le roi; il reçoit une épée d’une créature merveilleuse, la Dame du Lac; enfin il rend cette épée à sa mort, en ordonnant qu’elle soit jetée dans le lac. En Scythie, l’Arès local est figuré comme une épée plantée dans le sol. En Ossétie, Batradz est un héros consubstantiel de son épée; lorsqu’il tombe du ciel, où il réside, il se plante régulièrement dans le sol; et à sa mort, il ordonne que son épée soit jetée à la mer.

    Il faut dire que la comparaison, telle qu’elle était établie jusqu’ici, se limitait grosso modo à ces trois éléments. Or il s’avère qu’il y en a bien plus. L’auteur commence par établir le dossier concernant les peuples iraniens des steppes, d’abord les Scythes, puis les Sarmates et les Alains. Il présente ensuite le dossier caucasien, porté essentiellement par les Ossètes, qui sont les descendants des Alains médiévaux. Cela permet de déterminer qu’une épée plantée dans le sol a pu servir d’image à un dieu guerrier. Mais il constate que si l’idée que cette épée soit ensuite rejetée à l’eau par le héros qui la détenait, au moment de sa mort, est bien attestée chez les Ossètes, elle ne l’est pas durant l’Antiquité. De la même manière, il note que l’idée de la découverte providentielle de l’épée, comme don divin servant à légitimer un roi, n’apparaît pas en lien direct avec une peuplade iranienne, mais avec les Huns, et notamment Attila. Un final le mythème reconstitué concerne une épée divine, qui peut être une forme du dieu lui-même, plantée dans le sol et donnée au seul personnage qui la mérite, puis restituée par ce même personnage au moment de sa mort : il doit alors la faire jeter à l’eau.

    Ces trois séquences sont rarement réunies. Dans le dossier tel qu’étudié par Joël Grisward, il ne l’est que dans les romans arthuriens et au Caucase. Mais Iaroslav Lebedynsky, donc, élargit considérablement le champ de l’étude, et découvre ainsi ce mythème, le plus souvent par fragments, un peu partout en Eurasie: il l’observe ainsi chez les Germains (l’épée d’Odin plantée dans un arbre, qu’un seul héros pourra extraire), dans l’islam chiite (l’épée d’Ali, Ḏu’l-Faqār, don de l’archange Gabriel à Mahomet, qui, dans une version ottomane, finie rejetée à la mer dans un grand bouillonnement), en Chine (où l’on trouve le cas d’une épée rejetée à l’eau) et au Japon (avec une épée qui est un don divin). D’autres cas sont relevés chez les Kurdes ou au Tibet de culte d’épées. En France médiévale, le cas de l’épée de Roland (abordé brièvement ici p. 145-146), était déjà connu, mais l’auteur ajoute celui de Jeanne d’Arc, qui fit déterrer une épée dans l’église Sainte-Catherine-de-Fierbois, et qui fut victorieuse tant qu’elle ne s’en servit pas d’une façon déplacée (p. 118-119).

    Je me permettrais ici d’ajouter encore quatre éléments au dossier:

    * la hache d’Oleksa Dovbuš. Dovbuš est un authentique chef brigand ruthène du XVIIIe siècle, mais qui est très vite passé dans la légende. Or il y est dit qu’au moment de sa mort il aurait ordonnée que sa hache soit jetée dans le Dniestr. D’autres textes disent qu’il l’a enfoncée dans une pierre, et doit désigner son successeur1. Les Houtsoules n’utilisent pas l’épée, mais la hache de berger.

    * l’épée de Prosh. En Arménie, le roi païen Prosh, à Latar, se sentant mourir, ordonne à chacun de ses fils, en commençant par l’aîné, de jeter son épée dans un lac. Seul le cadet obéira réellement. On retrouve ici le motif des eaux bouillonnantes, attestée dans la légende arthurienne, le conte ossète et la légende ottomane2.

    * l’épée de saint Petr de Mourom. Dans le récit qu’à écrit le moine Ermolaï Erasme sur les saints Petr et Fevronia, au début du XVIe siècle, il est dit que le prince Petr ne pourra vaincre un puissant dragon qu’avec «l’épée d’Agrikov». Mais il ne sait où elle se trouve et c’est un jeune garçon qui lui en révèle l’emplacement: l’épée se trouve dans une fente derrière le mur d’autel de l’église de l’Élévation de la Croix3. Cette épée enchâssée dans la pierre ressemble singulièrement à celle de Jeanne d’Arc.

    * l’épée de Palden Lhamo. Au XVIe siècle au Tibet, lors de la construction du monastère de Chokorgyel, on découvrit dans le sol une épée en métal météoritique. Les moines décidèrent de la jeter dans le lac, avec une statue de Palden Lhamo, qui est une forme tibétaine de Kali. Aussitôt une grande clameur de tempête retentit, suivie de visions spectaculaires et d’un bouillonnement des eaux4.

    On notera que ces quatre légendes peuvent très bien avoir pour source un peuple iranien des steppes. Or ce n’est pas le cas pour une autre légende, dont l’origine se trouve bien loin du monde iranien : celle de Lê Lợi, empereur du Đại Việt au XVe siècle et qui se révolta contre les Chinois. Selon la légende, il aurait reçu son épée, Thuận Thiên («Pour obéir au Ciel»), du Roi Dragon. Le dragon voulut la donner à l’empereur, mais elle fut brisée, tomba à l’eau et la lame fut recueillie par un pêcheur, Lê Thận, qui la donna bien plus tard à l’empereur. Plus tard encore, l’empereur découvrit la poignée : l’arme fut reconstituée, et avec elle, l’empereur fut vainqueur. Lorsque la guerre fut achevée, l’empereur, alors qu’il se trouvait sur un lac, vit une tortue géante qui lui demanda de rendre l’épée au Roi Dragon. Lê Lợi la lança à la tortue qui s’enfonça dans les eaux5.

    On pourrait penser que cette dernière légende, inconnue de Iaroslav Lebedynsky, a pu venir de Chine. Cependant, si l’on a bien en Chine des histoires d’épées jetées à l’eau (l’auteur les mentionnent p. 124), il n’est pas question qu’elles aient été d’abord données par un dieu. Ce don divin se retrouve en revanche au Japon, mais sans que l’arme soit ensuite jetée dans les eaux (p. 125-127). Ainsi, il n’y a pas d’intermédiaire direct entre la légende vietnamienne et ses homologues iraniennes.

    Iaroslav Lebedynsky refuse, avec raison, de trancher dans le débat sur l’origine scythique ou non de l’épée du roi Arthur. On pourrait donc tout aussi bien faire de même avec les cas d’Extrême Orient. Si l’auteur pense qu’ils ont pu trouver leur source chez les peuples des steppes, la légende vietnamienne s’oppose à cette théorie.

    Comme on peut le voir, Iaroslav Lebedynsky, par ce livre pourtant court, a construit un dossier comparatiste autrement plus copieux que celui de ses prédécesseurs. Il fait en cela œuvre utile, d’autant plus qu’il utilise abondamment une bibliographie en ukrainien ou en russe peu accessible aux lecteurs occidentaux. L’auteur est par ailleurs tout à fait conscient que le travail n’est pas achevé: il indique notamment qu’il serait intéressant par la suite de s’intéresser au motif de l’épée brisée. Deux autres pistes me viennent à l’esprit:

    – quel peut être le lien entre les légendes du dossier constitué par Iaroslav Lebedynsky et le conte-type ATU 302B: «Life Dependant on a Sword»? Ce conte connaît grosso modo la même distribution géographique, à ceci près qu’elle inclut la corne de l’Afrique et l’Afrique du Nord. Le héros hérite de l’épée de son père: il restera vivant tant qu’il gardera l’épée, et dans nombre de versions, l’arme finit jetée dans la mer, ce qui entraîne sa mort temporaire.

    – quel peut être le lien entre ces mêmes légendes et le conte-type ATU 729: «The Merman’s Golden Axe», qui nous est connu notamment par une fable d’Ésope? Dans celui-ci, un homme fait tomber accidentellement sa hache dans une rivière. Un dieu, ou un esprit des eaux, lui tend une ou des haches en métaux précieux: l’homme les refusent, disant qu’elles ne sont pas à lui, contraignant le dieu à lui donner la vrai hache.

    Ce compte rendu est sans doute trop long, mais il montre bien que l’ouvrage de Iaroslav Lebedynsky est particulièrement stimulant, et qu’il renouvelle l’intérêt pour une question dont on n’a pas encore toutes les réponses.

     

    Patrice Lajoye

     

    1Voir les textes dans Boris Czerny, Contes et récits juifs et ukrainiens du pays houtsoule, préfaces de Dan Ben-Amos et Lubomir Hosejko, 2018, Paris, Éditions Pétra, coll. « Usages de la mémoire » (notamment p. 217-218) ; et l’analyse de Larisa Fialkova, « Oleksa Dovbush: An Alternative Biography of the Ukrainian Hero Based on Jewish Sources », Fabula, 2011, 52(1/2), p. 92-108. D’autres sources sont mentionnées par Kostiantyn Rakhno, dans un manuscrit resté inédit (Meč Batraza i topor Dovbuša: osetinsko-ukrainskaja fol’klornaja parallel’, 2020), abondamment cité par Iuri Berezkin et E. Duvakin.

    2G. O. Karapetjan, Doroga Mgera. Armjanskie legendy i predanija, 1990, Moscou, Nauka, n°314, p. 113.

    3Povest’ ot žitia svjatyx novyx čjudotvorec’ Muromskix…, vers 1540.

    4Glenn H. Mullin, The Fourteen Dalai Lamas. A Sacred Legacy of Reincarnation, 2001, Santa Fe, Clear Light Publishers, p. 108.

    5« Magical swords in myths and legends – from Britain to Vietnam », Cogniarchae, 20 mai 2020. Cet article cite des cas similaires en Thaïlande et en Malaisie.