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NMC - Page 3

  • (Review) Mark Norman - The Folklore of Devon

    Devon.jpgMark Norman, The Folklore of Devon, 2023, Exeter, University of Exeter Press.

     

    Depuis quelques années, les presses de l’Université d’Exeter éditent une collection dédiée au folklore, ce qui n’est pas chose courante de nos jours. Notre collègue Guillaume Oudaer a ainsi pu dire ici même tout le bien qu’il pensait d’un des premiers ouvrages parus, The Boggart, de Simon Young.

    C’est en 2023 qu’a été publié The Folklore of Devon, de Mark Norman. L’auteur n’est pas un enquêteur de terrain, mais il est membre de la Folklore Society, dont il est l’archiviste et le bibliothécaire. Autant dire qu’il avait sous la main une documentation abondante, de qualité, et parfois encore inédite.

    The Folklore of Devon n’est pas une anthologie de légendes, mais bien une synthèse sur les particularités de ce comté du sud-ouest de l’Angleterre, juste à l’est de la Cornwall, ce qui explique sans doute sa brièveté. Il s’ouvre par un chapitre historiographique intéressant, car il nous indique la valeur du travail de chacun des anciens folkloristes, notamment du XIXe siècle. C’est là un modèle de prudence.

    Les neufs chapitres suivants sont thématiques. Le premier, «Stories from the Moors», s’intéresse à une zone géographique précise, les environs d’Exmoor et de Dartmoor, avec là encore une approche historiographique forte. Le second, «The Calendar Year», nous donne un aperçu des chansons, rites et autres croyances mises en œuvre au rythme des saisons. Le chapitre suivant, «Farming and the Weather», lui est d’ailleurs intimement lié.

    C’est avec le chapitre 5 que l’on passe à l’étude de types légendaires. Le 5, «The Devil in Devon», traite donc des légendes et croyances concernant le diable; le chapitre 6, «Fairies in Devon», aborde le cas des fées et lutins; le chapitre 7, «Some Devon Hauntings», parle de quelques cas particuliers de hantise; parmi celles-ci, le cas du chien noir («The Black Dog») est détaché pour former le chapitre 8 .

    Les chapitres 9 et 10 sont quant à eux consacrés à des faits à caractère plus social: le 9, «Witchcraft», traite en effet de la sorcellerie, et le 10, «Modern Folklore», du folklore contemporain. Car c’est là quelque chose que Mark Norman garde sans cesse à l’esprit: le folklore n’est pas constitué que d’archaïsmes: il évolue dans le temps, au point que de nouvelles légendes, de nouvelles coutumes peuvent apparaître.

    On peut constater quelques absences dans ce sommaire: on n’y trouve pas de monstre ou de dragons, pas de légendes de trésors, sauf quand elles sont associées au diable, pas de légendes hagiographiques sur les saints locaux. Mais en contrepartie, la bibliographie fournie par l’auteur est impressionnante et permet d’aller bien au-delà du propos du livre. The Folklore of Devon est en effet aussi bien une synthèse qu’un outil de travail précieux.

    Occupant une ancienne terre celtique, le Devon connaît quelques légendes qui ne sont pas sans rappeler celles du Pays de Galles voisin. Ainsi dans la région de Dartmoor a été enregistré l’apparition, («à certains moments particuliers de l’année», mais l’enquête ne dit pas lesquels) d’une truie fantôme, accompagnée de ses marcassins affamés, qui ne pourront être rassasiés qu’en un lieu où se trouve un cheval mort (p. 33). On pense aussitôt au Twrch Trwyth gallois, dont on sait maintenant qu’il a eu des homologues ailleurs. Le Normand que je suis n’a par ailleurs guère été dépaysé à la lecture des légendes du Devon: on sent bien qu’il existe une certaine communauté culturelle de part et d’autre de la Manche.

     

    Patrice Lajoye

  • (Review) Jean-Pierre Devroey - De la Grêle et du tonnerre

    Devroey.jpgJean-Pierre Devroey, De la Grêle et du tonnerre. Histoire médiévale des imaginaires paysans, 2024, Paris, Seuil.

     

    Jean-Pierre Devroey est un historien médiéviste bien connu, spécialiste des sociétés rurales du haut Moyen Âge: on pourra donc s’étonner de lire dans le cadre de Nouvelle Mythologie Comparée un compte rendu de son dernier livre. Cependant, celui-ci s’intéresse à l’histoire des croyances dans les campagnes carolingiennes, en prenant pour base le fameux traité d’Agobard de Lyon, De grandine et tonitruis (De la Grêle et du tonnerre), rédigé vers la fin du premier quart du IXe siècle, et notamment la fameuse anecdote des gens qui viendrait d’un mystérieux pays aérien nommé Magonia, lesquels naviguent à bord de bateaux sur les nuages et achètent aux tempestaires les récoltes détruites par les intempéries1.

    Cependant, l’auteur va bien au-delà de cette seule anecdote et aborde l’ensemble du traité d’Agobard pour tâcher d’une part de rassembler ce que l’on sait des croyances dans les campagnes d’alors, sur les orages, sur les tempestaires, sur les saints qui ont une influence sur la météorologie, sur les moyens engagés pour se rendre propice cette météorologie, non seulement à l’époque carolingienne, mais aussi à des époques plus tardives: Jean-Pierre Devroey fait en effet partie de ces historiens qui pratiquent le temps long, et il n’hésite pas à employer jusqu’aux travaux des folkloristes du XIXe siècle afin de s’exercer, avec beaucoup de prudence, à l’histoire régressive quand cela est nécessaire pour combler les lacunes de la documentation alto-médiévale.

    Il ne sera pas question dans le présent compte rendu, des parties purement historiques de l’ouvrage: elles n’entrent pas dans le thème de notre revue. Je me contenterai de dire qu’on a là un essai particulièrement solide, très bien sourcé et documenté. En revanche, je m’attarderai sur les parties concernant les récits légendaires et les phénomènes qu’on pourrait continuer d’appeler «folkloriques», à savoir les croyances sur l’orage lui-même, et sur le pouvoir des tempestaires. Jean-Pierre Devroey le démontre bien: la totalité de la société dont il est question est chrétienne. Il est absolument vain de vouloir voir dans les sorciers, les tempestaires, ou bien les personnes employées par les communautés rurales pour chasser les orages, une quelconque survivance du paganisme, même si ces personnages peuvent employer des méthodes et techniques issues du paganisme. Les communautés rurales carolingiennes, notamment celles du Lyonnais, sont chrétiennes dans leur ensemble, même s’il peut s’agir d’un christianisme populaire, non encadré par le clergé2.

    Cependant ce constat est peut-être poussé un peu trop loin par Jean-Pierre Devroey, car il se coupe quasiment totalement d’éventuelles racines antiques de ces croyances et légendes. Ainsi, lorsqu’il aborde le cas de la mise en place de processions, notamment dans les campagnes, à la suite de l’instauration des Rogations au Ve siècle par saint Mamert de Vienne, il semble écarter tout phénomène similaire dans le paganisme local (p. 211-214). Pourtant, j’ai pu identifier au moins quatre cas de processions antiques en territoire celtique antique : une est mentionnée par Sulpice Sévère dans la Vie de saint Martin (12, 1-5: Martin croit voir une idole menée en procession à travers champs); l’auteur anonyme de la Passion de saint Symphorien d’Autun signale une procession en l’honneur de Berecynthia (Cybèle); une inscription celtibère de Peñalba semble mentionner une procession en l’honneur de Lugus, si l’on suit l’interprétation proposée par Wolfgang Meid3; enfin à l’époque carolingienne, Heiric d’Auxerre nie dans une de ses homélies, que les circumambulations chrétiennes aient été inspirées de pratiques païennes homologues, ce qui atteste cependant de leur existence4.

    Le même problème se pose lorsque l’auteur s’intéresse directement au cas de Magonia, ce pays fabuleux mentionné par Agobard (p. 145-170). Jean-Pierre Devroey, qui n’est pas linguiste, se garde bien, et on le comprend, se proposer sa propre étymologie du nom. En revanche, il rappelle les étymologies proposées par le passé, donnant sa préférence à magus («mage») et au latin tardif *mango («marchand»). Le second est invoqué car il y a bien un accord commercial entre les tempestaires et les habitants de Magonia. Cependant, il pose de sérieux problèmes de phonétique historique. Magus est plus intéressant, mais on peut ici se demander jusqu’à quel point ce terme étranger a pu pénétrer dans les campagnes de Gaule jusqu’à générer une croyance en un «pays des mages».

    Il serait sans doute plus intéressant de considérer un substrat linguistique celtique. Or deux mots gaulois pourraient ici faire sens: magos, «champ, plaine», plus tard «marché», qui intervient dans de très nombreux toponymes un peu partout dans l’actuelle France, et magus, «garçon, jeune, valet», qu’on retrouve dans de nombreux anthroponymes antiques, dont Magunia5. N’étant pas linguiste, je me garderai bien de trancher, mais chacun des deux conviendrait du point de vue phonétique, d’autant plus que la forme donnée par Florus de Lyon, contemporain d’Agobard, Maonia, et le nom donné à des démons tempestaires mentionnés par Florus lui-même et trois autres sources du haut Moyen Âge (maones, mauones, hemaones, ce dernier donné par la Vita prima de saint Riquier en compagnie des dusi, nom bien gaulois de démons), montre un phénomène d’amuïssement du «g» intervocalique qui a eu lieu, on le sait notamment grâce aux toponymes dérivés de magos, dès le très haut Moyen Âge. Magos comme magus entrent par ailleurs en composition de théonymes celtique (gaulois Magiae et Magiseniae, irlandais Macha, pour magos; gaulois Magusanus, pour magus). Et pour complexifier les choses, les deux peuvent chacun se rapprocher de noms irlandais de l’Autre Monde: Mag Mell («Plaine de la Joie») ou Tír na nÓg («Terre de Jeunesse»). De la même manière, il a bien été noté que tous les exemples anciens de récits mettant en œuvre des navires dans le ciel viennent des îles britanniques6. Il me semble donc clair qu’une origine celtique païenne des croyances notées par Agobard ne doit absolument pas être écartée.

    Mais au-delà de ces quelques réserves, il faut bien noter que le livre de Jean-Pierre Devroey est absolument brillant, par sa volonté d’une histoire totale, qui embrasse la légende, les croyances qui lui sont associées, mais aussi et surtout le milieu dans lequel tout cela existe et la manière dont l’Église y a réagi à travers le temps. Il s’agit là d’une véritable leçon d’histoire, et donc d’un ouvrage incontournable.

     

    Patrice Lajoye

     

     

    1Agobard de Lyon, Œuvres, t. 1, 2016, Paris, Cerf.

    2C’est là un constat qui se maintiendra à travers le temps, comme je l’ai écrit au sujet des sorciers et guérisseurs normands du XIXe siècle: «En définitive, les pratiques des sorciers et guérisseurs normands sont toutes chrétiennes. […] L’Église condamne la sorcellerie, c’est du moins sa position officielle. Mais cela n’empêche pas des prêtres de pratiquer des exorcismes, des désensorcèlements, ou de se faire guérisseurs. Inversement, on ne connaît pas de cas de sorcier affrontant un prêtre ou l’Église. S’il y a opposition de l’Église, la réciproque n’est pas vraie. Les pratiques des sorciers et des guérisseurs relèvent d’un christianisme déviant mais populaire. Dans les faits, sorciers et guérisseurs disent des prières, des oraisons, font dire des messes, ordonnent des neuvaines ou des pèlerinages, voire les effectuent eux-mêmes, se servent de sel et d’eau bénites, font le signe de la croix, utilisent donc tout ce que le christianisme a de symboles forts. La société ne les aurait sans doute pas tolérés s’il en avait été autrement» (Patrice Lajoye, Sorciers et guérisseurs au XIXe siècle. Enquête en Basse-Normandie et dans les îles anglo-normandes, 2024, Lisieux, Lingva, p. 185-186).

    3Wolfgang Meid, Celtiberian Inscriptions, 1994, Budapest, Archaeolingua.

    4Patrice Lajoye, «Les processions et circumambulations chez les Celtes de l’Antiquité», Mythologie française, 218, 2005, p. 22.

    5Xavier Delamarre, Dictionnaire de la langue gauloise. Une approche linguistique du vieux-celtique continental, 2003, Paris, Errance, p. 214.

    6Juan Antonio Jiménez Sánchez, «Los barcos de Magonia y otros navíos voladores como género de mirabilia durante la Edad Media», in Anna Orriols i Alsina, Jordi Cerdà Subirachs, Joan Duran Porta (éd.), Imago & mirabilia: les formes del prodigi a la Mediterrània medieval, 2020, Barcelone, Universitat Autònoma de Barcelona, p. 153-162.

  • (Review) Ollodagos XXXVI

    Ollodagos-XXXVI.jpgOllodagos, vol. XXXVI, 2021-2022, Bruxelles, Société belge d'Études celtiques.

    Le nouveau volume de la revue Ollodagos, riche de 378 pages, est composé de six articles abordant des thématiques variées comme le chaudron de Gundestrup ou la nécropole gallo-romaine du «Clos au Duc» d’Évreux. Jean Loicq propose, pour le premier article, «Maîtres et compagnons des études celtiques» (p. 3-62), une réindexation des principaux contributeurs et instigateurs de la Revue Celtique, continuée par les Études Celtiques à partir de 1936, à l’aune de son 150e anniversaire. Ce travail fut, sans doute, aussi éreintant pour l’auteur qu’il est utile pour la jeune génération de chercheurs, à la recherche des articles de ces «savants qui, quoique disparus, sont demeurés actuels par leurs actions ou leurs travaux». Ainsi, le lecteur découvre, en plus d’éléments biographiques, des titres d’articles encore trop méconnus ou sommeillant sous la poussière des bibliothèques comme «L’année celtique» (RC, 25) de Joseph Loth ou «Druidisme et Christianisme dans l’Irlande du Moyen-Âge» de Joseph Vendryes (CRAI, 1946). Nous ne pouvons que remercier l’auteur pour cette nécessaire entreprise qui facilite l’accès aux travaux de ces chercheurs précurseurs.

    L’article le plus imposant du volume, «Le décryptage de l’iconographie du chaudron de Gundestrup» (p. 63-182) est signé par Bernard Robreau, spécialiste reconnu d’hagiographie et de religion celtique. Le travail de l’auteur est conséquent et empli d’érudition, il offre un utile état de la question sur cet artefact unique, le chaudron de Gundestrup. Il tente de lire l’iconographie des plaques extérieures et intérieures de l’objet à l’aune des textes composant le cycle épique relatif au druide Mog Ruith, «le Serviteur à la roue». À l’aide de cette clé de lecture, le mythologue établit des recoupements entre les images produites et certains passages littéraires afférant à ce druide ou affiliés, comme Yvain ou le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes. Même si on apprécie la tentative de l’auteur de prendre en considération l’ensemble de l’iconographie du chaudron comme un cycle mythologique ou épique unitaire, ces propositions n’emportent pas toujours l’approbation. Ce travail a le mérite également de nous amener à nous poser des questions. Il aurait mérité une phase préalable de description analytique des plaques permettant de dissocier les unités graphiques des compositions afin de repérer des ensembles, surtout si on cherche à déceler d’éventuelles influences. Certes, l’auteur propose des descriptions dans sa première partie et des photographies dans les figures, mais pour certains éléments, on note des variations notamment pour la description des animaux (ex. p. 69: «trois molosses (peut être en fait des léopards)»; p. 70: «un canidé (ou un gros chat?)»). Décrire, c’est choisir. Ce travail de description formelle aurait permis de noter le sens de rotation de la roue (R2) du bas vers le haut, roue composée de huit moyeux, avec des rayons extrêmement proches les uns des autres, en cela, très dissemblables de ce que l’on peut voir sur les représentations de roues et même sur les rouelles. L’on peut se demander si l’artisan n’a pas cherché à forcer le champ iconographique pour intégrer le nombre huit, nombre de plaques supposé pour l’extérieur du chaudron. Sur la plaque R1, le buste repose sur une ligne terminée par deux motifs giratoires à 6 pétales soit 12 pétales pouvant renvoyer à une symbolique calendaire. Dernier exemple de l’intérêt d’une description formelle, la plaque R5 où la composition imprime un sens de lecture dextrogyre: quatre cavaliers arborant des casques tous différents et un serpent vont vers la droite, et les six fantassins portant boucliers et épées du registre inférieur, plus celui sans bouclier, ainsi que les trois porteurs de carnyx vont vers la gauche. Le personnage dépassant ces deux registres, trempant un fantassin dans un chaudron, semble entrer en confrontation avec le sens imprimé par la composition.

    Quant aux trois catégories proposées par l’auteur pour les figures anthropomorphes, à savoir, en buste, de grande taille ou de plus petites tailles, pour distinguer leurs natures divines, épiques ou mythiques, elles paraissent trop rigides, cantonnant les représentations divines à un certain format. En somme, nous aurions des divinités représentées sur l’extérieur du chaudron, et des personnages mythiques ou épiques à l’intérieur. Quid du maître des animaux à l’intérieur? Le personnage cornu assis en tailleur semblable à d’autres représentations identifiées comme Cernunnos, ou la présence de nombreux animaux pouvant être vus comme des métamorphoses divines, questionnent cette catégorisation. Il conviendrait aussi de s’interroger sur la nature anthropomorphe de ces représentations divines : entre un Pausanias qui rapporte les moqueries de Brennos à la vue d’une statue d’Apollon anthropomorphe et les représentations anthropomorphes sur les monnaies gauloises (à l’exception de certaines conceptualisations).

    Ainsi, le lecteur peut avoir la sensation que l’auteur cherche, à tout prix, à faire coller sa lecture des textes afférant à Mog Ruith avec l’iconographie de ces plaques, cherchant les éléments confirmant, écartant les éléments infirmant. En cela, la partie V et la lecture saisonnière de l’ensemble, paraît plus aboutie. Nombre d’éléments, déjà mentionnés ici, renvoient à une lecture calendaire de l’objet. D’abord le nombre de plaques, trop vite écarté par l’auteur, alors qu’il pourrait renvoyer à huit célébrations (4 solaires et 4 de début de saison), la présence ou l’absence de végétation, la saison guerrière, l’argent employé pour la réalisation de l’objet (Arhanrhod, «Roue d’Argent», Voie lactée), etc.

    On aurait aussi apprécié que l’auteur s’intéresse à l’usage d’un tel chaudron. En effet, l’iconographie d’un objet est à relier à sa fonctionnalité. Aussi, dans un cadre cérémoniel (banquet, ordalie, festivité), l’objet devait contenir un liquide (transparent ou non) rendant en partie les plaques intérieures invisibles, et, a fortiori, le fond – si le chaudron est étanche ce qui n’est pas évident. Cette donnée considérée, la lecture proposée des plaques doit être renouvelée, puisqu’imposant un sens de lecture, le taureau du fond n’étant seulement visible quand le récipient est vide. Un paradoxe pour un chaudron ! Dans ce cadre, les grandes lignes horizontales organisant des registres (R1, 2, 5) pourraient être interprétées comme des niveaux, la symbolique du vin pourrait également trouver écho dans les motifs végétaux représentés, etc.

    Même si nous ne sommes pas toujours convaincu par les propositions, le travail de Bernard Robreau a l’avantage de renouveler notre regard et d’ouvrir de nouvelles voies d’études et d’interprétations.

    Le troisième article, «Le passé dans le passé: la réappropriation des monuments préhistoriques à l’âge du Fer et à l’époque romaine dans l’ouest de la France», est proposé par Patrick Galliou, professeur émérite à l’université de Bretagne Occidentale. Ce travail démontre la nécessité d’étudier les réutilisations des structures mégalithiques et de l’âge du bronze, à l’âge du Fer et à l’époque romaine, en réexaminant les mobiliers mis au jour. Cette entreprise se heurte à la pauvreté de certains rapports de fouilles du XIXsiècle, et au manque d’intérêt des archéologues pour ces mobiliers postérieurs aux structures, qui peuvent apparaître comme une pollution. Ces difficultés sont écartées par la taille du corpus utilisé et l’usage d’enseignements statistiques permettant à l’auteur de dresser quelques pistes interprétatives. Son approche, l’archéologie du paysage, accorde la possibilité d’évoquer les nouvelles valeurs symboliques données à ces monuments. Ainsi, l’auteur, à l’aide de textes antiques, de l’anthropologie, et des faibles mobiliers, principalement de la céramique, propose de voir pour certains fossés creusés postérieurement dans quelques structures sépulcrales, des libations aux ancêtres, en cela similaires à ce qui est dit au chant XI de l’Odyssée, des réutilisations funéraires afin d’inscrire les défunts dans des lignages symboliques, un culte des ancêtres, ou pour les structures plus imposantes, des espaces sacralisés, à même de recevoir des offrandes liées à la fertilité comme pourraient le montrer les nombreuses statuettes de Vénus. Cette étude pertinente mériterait d’être élargie géographiquement à la Gaule, et chronologiquement, au moins aux premiers temps chrétiens, afin de constater si cette «tradition inventée», cette réappropriation des structures et la sacralité qui peut s’en dégager, nourrie une symbolique chrétienne du paysage. À ce titre, l’exemple de la Dolmengöttin de Langeneichstadt est intéressant, dans la mesure où cette structure du Néolithique moyen, fouillée en 1987, en RDA, a suscité dès la mise en valeur du site, de nouvelles pratiques cultuelles ; les pèlerins de la Pentecôte tournant autour de la statue à l’occasion de cette fête, ce qui explique que l’original de la statue représentant une déesse soit conservé aujourd’hui au musée d’État de Halle.

    Le quatrième article, «Tu ne te feras aucune image sculptée. La vénération des idoles en Irlande aux temps préchrétiens» (p. 249-284) est proposé par Evan Astier, docteur en Archéologie de Sorbonne-Université. L’auteur étudie le Cromm Crúaich (Courbe de l’Éminence artificielle) à l’aune des différentes versions écrites de sa destruction par saint Patrick. Ainsi, il est intéressant de constater que ces pierres dressées et parfois sculptées, n’ont pas toutes subi le même sort: les pierres abritant des démons sont détruites par les saints chrétiens, alors que celles dispensatrices de fertilité, sont christianisées. Pour en revenir à l’épisode de la vie de saint Patrick et à son coup de crosse sur Cromm Crúaich, les aspects cosmogonique et cyclique nous semblent évidents. Le saint frappe la pierre sur la face sculptée représentant un visage au nord. Or, cette même pierre est couverte d’or et/ou d’argent alors que douze autres, de plus petites dimensions, et recouvertes de cuivre, constellent tout autour. La symbolique solaire, lunaire et stellaire est évoquée dans l’article mais le fait que le Saint frappe la pierre et la casse au nord pourrait renvoyer à la cassure d’un Axis Mundi, dans la mesure où le nord est lié à la Voie Lactée. D’autre part, le saint semble âgé de 120 ans, ce qui rappelle certaines conceptions antiques des cycles temporels. Ainsi, ne pourrait-on pas voir dans ce bris de pierre, qu’on précise spécifiquement au nord, le bris ou le passage d’un cycle temporel à un autre? On doit également s’interroger sur la valeur spatiale de ces pierres, comme omphalos, tant le temps et l’espace sont liés dans les textes celtiques irlandais. L’auteur montre la pertinence de cette démarche associant les récits de la christianisation de l’Irlande par les premiers saints irlandais, saint Patrick en premier lieu, avec la réalité matérielle aussi tenue soit-elle, en l’occurrence les pierres dressées. Ce travail démontre une réalité moins catégorique et immédiate concernant le passage d’une religion à l’autre.

    Patrice Lajoye, dans cet article «Des chevaux et des têtes: une tentative d’interprétation culturelle de la nécropole gallo-romaine du «Clos au Duc» (Évreux, France)» (p. 285-322), s’attelle à une problématique épineuse mais passionnante. La présence récurrente d’ossements de chevaux dans le comblement de certaines tombes a fait l’objet d’études uniquement matérialistes, sans qu’une interprétation religieuse ne soit proposée. Dans ces tombes, la tête fait souvent l’objet d’un traitement particulier (décapitée, mutilée voire brisée), et les corps sont dans des positions anormales, accompagnés d’ossements de chevaux. L’auteur propose, avec raison, de voir dans cette association humain/cheval, le cheval dans sa dimension psychopompe, celui qui accompagne les morts et s’assure de leur bon passage, surtout si la mort fut mauvaise. Cette lecture se trouve renforcée par l’association d’ossements de chiens et de chevaux pour certaines des tombes. Cette étude mériterait d’être complétée, le cas récent de Villedieu-sur-Indre, pourrait apporter des éléments supplémentaires à cette interprétation. Le fait que ces inhumés, à part pour les cas proches des Limes, ne soient pas des militaires, interroge sur leur place dans la société, et a fortiori, leurs morts. Certaines positions anormales ont déjà été mises en évidence, parfois associées à une place sociale singulière comme c’est le cas pour les assis en tailleur ou ceux en position fœtale dans les fosses à grain. Mais l’association d’une position anormale avec le cheval, et dans le cas particulier d’Évreux, de deux crânes de chevaux de part et d’autre d’un crâne humain, pourrait évoquer une purification rituelle, à l’image du pharmakós; les deux crânes pouvant absorber la souillure tout en assurant le passage sur l’autre rive du défunt. Patrice Lajoye propose donc une voie d’interprétation intéressante pour aborder l’inhumation singulière de ces défunts de l’Antiquité romaine accompagnés de chevaux.

    Le dernier article, «Amulius déguisé en Mars: une version dissidente de la conception de Romulus et Rémus» est écrit par Alain Meurant de l’université catholique de Louvain. Dans ce travail l’auteur cherche à replacer l’histoire d’Amulius déguisé en Mars afin de violer Rhéa Silvia parmi les autres versions connues, notamment celle faisant intervenir Mars lui-même. En premier lieu, le chercheur montre que cette version d’un géniteur unique pour les jumeaux Romulus et Rémus s’écarte d’une tradition grecque de deux géniteurs pour une progéniture double, constituant un trait distinctif pour la légende des origines romaines. D’autre part, l’évolution du mythe de Mars vers Amulius, comme géniteur des jumeaux romains, mais surtout violeur, marque également l’évolution nécessaire d’un enfantement divin vers les lois de la logique et de la matérialité. Aussi, cette version qui voit Amulius s’approprier l’apparence de Mars, pourrait être vue comme rationaliste, en cela qu’elle associe la conception divine à la faute humaine. L’étude proposée se révèle passionnante et ouvre des horizons pour l’étude du mythe fondateur de Rome.

     

    Romain Ravignot