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  • (Review) Jean-Louis Brunaux - La Cité des druides

    Brunaux.jpgJean-Louis Brunaux, La Cité des druides. Bâtisseurs de l’ancienne Gaule, 2024, Paris, Gallimard.

     

    Les druides sont un sujet qui fascine depuis longtemps. Ils ont fait l’objet de nombreux ouvrages, certains très sérieux, d’autres pas du tout. En 2006, l’archéologue Jean-Louis Brunaux avait publié un ouvrage sur ce thème1, lequel posait déjà de multiples problèmes. Aussi pouvait-on accueillir son nouvel ouvrage, La Cité des druides, avec une certaine appréhension. Malheureusement, cette appréhension est tout à fait justifiée.

    On dit ordinairement d’un bon historien qu’il doit, entre autres domaines, maîtriser la bibliographie, et donc l’historiographie de son sujet, et aussi faire preuve d’honnêteté en présentant ses hypothèses en employant le conditionnel ou des formules de précaution. Or on peut voir dès les premières pages que l’auteur ne maîtrise pas la bibliographie. Il assène en effet, dès l’introduction:

    «Ce qui importe est qu’au début du XVIIIsiècle les Gaulois ont à nouveau disparu de l’horizon des historiens et des philosophes» (p. 12).

    Or c’est précisément à cette époque, en 1727, qu’un mauriste, Dom Jacques Martin, fait paraître les deux forts volumes de son ouvrage La Religion des Gaulois2, et il y a déjà quelques années, Daniel Droixhe a montré que c’est à l’âge classique que l’intérêt pour la religion et la mythologie des Gaulois a ressurgi3, bien avant la création de l’Académie celtique en 1804, qui n’est finalement qu’une prolongation de cet intérêt.

    La bibliographie moderne n’est pas mieux traitée. Jean-Louis Brunaux a même l’audace d’écrire, toujours dans sa préface:

    «Jamais, depuis le temps des humanistes, on ne s'est interrogé en profondeur sur la signification d’un système politico-judiciaire [celui des druides] aussi original. L’intérêt pour les Gaulois était si faible que les découvertes, toujours plus nombreuses depuis la fin du XIXsiècle […], n’ont pas suffi à aller interroger cette civilisation capable de produire tant de richesses d’une si grande qualité. […] Tout aura changé avec la découverte en 1977 du premier sanctuaire gaulois […]» (p. 13).

    Le «premier sanctuaire gaulois» en question est celui de Gournay-sur-Aronde, à la fouille duquel l’auteur a participé. Mais il en oublie allègrement celui de Roquepertuse et de son agglomération, connu et fouillé depuis le début du XXsiècle. Ce paragraphe est une manière de dire qu’avant Jean-Louis Brunaux, personne n’a travaillé sérieusement. Voire que personne n’a travaillé du tout. Alors même que la bibliographie sur la religion des Gaulois, et celle des Celtes en général, depuis plus de deux siècles, est immense. Cette bibliographie est précisément inexistante dans le présent ouvrage. On sait bien que l’auteur n’admet pas les thèses de certains auteurs, tels que Christian-J. Guyonvarc’h et Françoise Le Roux4. Mais est-ce là une raison valable pour masquer tous les autres? Seul Camille Jullian finalement trouve grâce à ses yeux et est mentionné plusieurs fois.

    Ces deux défauts, l’absence de précautions scripturales et celle de maîtrise de la bibliographie, permettent à l’auteur de développer sur un peu plus de deux cents pages un récit dans lequel tout est présenté comme la vérité vraie. On découvre ainsi petit à petit une chronologie pour le moins étonnante. Les druides, pour Jean-Louis Brunaux, sont similaires aux pythagoriciens grecs, aux mages perses, aux brahmanes hindous. Il suit en cela quelques sources antiques tardives bien connues, telles que Diogène Laërce ou Clément d’Alexandrie. Il en tire donc l’idée que:

    «Les druides, on l’a dit, ne présentent que la version gauloise des sages apparus à la même époque, au cours du Ier millénaire avant notre ère, dans les différentes régions du monde antique, principalement sur les pourtours de la Méditerranée» (p. 58).

    Mais aucune source écrite ne permet réellement de dire quand ces «sages» sont réellement apparus. Une fois apparus, quelque part en Gaule, les druides se répandent:

    «Les peuples de ces vastes régions [la Celtique, l’Aquitaine et la Belgique] avaient tous fini par s’adjoindre des druides. Plusieurs siècles avaient été nécessaires pour qu’ils fussent chacun représentés par au moins un druide et pour que ces premiers sages répandissent leurs doctrines sur un territoire aussi étendu» (p. 80).

    Là encore, aucun texte ancien ne mentionne cela. L’auteur précise néanmoins:

    «Aux VIIe-Vsiècles avant notre ère, les druides ne pratiquaient pas encore pleinement la religion. Très tôt cependant, on l’a vu, ils avaient développé une forme de divination qui les fit connaître des puissants; mais ils ne réussirent pas à s’imposer face à des devins qui tenaient plus des sorciers que des prêtres» (p. 95).

    Jean-Louis Brunaux pense en effet que devins et druides se sont mené une longue lutte d’influence. Ce n’est qu’à la fin de cette période que: «À cette époque (VIe-Vsiècle avant notre ère), les druides se livrèrent à un véritable travail de théologie: montrer que les dieux ne possédaient rien de la nature des hommes et que les représenter sous forme humaine constituait la pire injure qu’on pût leur adresser» (p. 101).

    Enfin, les druides auraient fini par créer un nouveau panthéon, à la suite de quoi:

    «Enfin, les druides, dès le IVsiècle, réussirent à instaurer une authentique religion avec ses dogmes et un culte public omniprésent» (p. 132).

    Ce ne serait, selon Jean-Louis Brunaux, qu’au IIIsiècle avant J.-C. que les Gaulois auraient bâti leur premier grand sanctuaire: «Au moment même, en -278, où des Gaulois, venus des bords de la Manche, atteignaient Delphes, leurs frères restés au pays y construisaient le premier grand sanctuaire de la Gaule, à Gournay-sur-Aronde, dans la cité des Bellovaques – à ce jour le mieux conservé, par bonheur.» (p. 143)

    Par bonheur, évidemment, puisque c’est lui qui l’a fouillé. Il en oublie les fouilles des autres, et donc Roquepertuse, cette agglomération des Celtes de la Méditerranée et son sanctuaire, détruits précisément au IIIsiècle avant J.-C., mais donc antérieurs à Gournay.

    Mieux encore: pour l’auteur, les druides en viennent à connaître parfaitement leur pays et à établir une carte de la Gaule. Il précise:

    «La réalisation d’une carte de la Gaule fut une obligation pour les druides dès qu’ils décidèrent de constituer une seule confrérie et de l’étendre à un territoire idéal, jusqu’aux frontières naturelles» (p. 172).

    Rien de tout cela ne repose sur une quelconque argumentation étayée par des sources anciennes. Ce sont là des idées de Jean-Louis Brunaux, présentées comme des vérités.

    Cette façon de faire est présente à chaque page du livre. On pourrait multiplier les exemples, je me contenterai d’un seul. Aux pages 38-39, l’auteur écrit:

    «À la fin du VIe siècle avant notre ère, des armées se constituent en Gaule, dont la renommée s’étend hors du territoire. Ce sont des groupes cohérents, où règne une certaine forme d’égalité. Cette isonomia (égalité des droits civils et politiques), pour reprendre un terme du vocabulaire politique grec mais qui est aussi adapté à la situation gauloise, figure un premier pas vers la cité, en attendant le moment où les premiers ‘intellectuels’, les druides, l’auront inscrite durablement dans les règles de vie entre les membres de la communauté.»

    Cette fois-ci, pour étayer son propos, l’auteur donne deux sources antiques: Hérodote, Histoires, III, 80, et Platon, Ménexène, 239a. Le souci­­ est qu’Hérodote ne parle qu’une seule fois des Celtes, mais ne dit évidemment rien sur cette supposée isonomia en Gaule. Quant à Platon, il ne parle que de l’isonomia chez les Grecs, et de rien d’autre. Nous avons affaire là encore à une hypothèse de l’auteur présentée comme un fait avéré.

    Bien entendu, tout n’est pas faux, dans ce livre. Mais même les parties qui auraient pu être intéressantes sont manquées. Le propos de l’auteur est de montrer que les druides ont été au cœur de la cité, et donc au cœur des institutions publiques et politiques, dont ils auraient été les animateurs et les réformateurs. Tout cela est fort probable, mais méritait ici aussi une véritable argumentation. Or, même dans le court passage qu’il leur consacre (p. 192-195), pas une seule fois il ne mentionne les magistratures gauloises attestées durant la conquête romaine ou dans les décennies qui ont suivi, magistratures qui n’ont rien de romain. Le mot gutuater, pourtant mentionné par Hirtius au livre VIII de la Guerre des Gaules, n’est jamais écrit: il s’agit là pourtant d’une forme de prêtrise remarquable, qui a perduré à l’époque augustéenne. On possède une inscription qui parle de l’un d’entre eux, à Mâcon: Caius Sulpicius Marcus aurait ainsi été gutuater de Mars, prêtre de Moltinus, mais aussi duumvir et flamen d’Auguste5. Autant dire que cet homme a été précisément au cœur de la vie de sa cité. L’existence d’un tel personnage allait pourtant dans le sens du propos de l’auteur, que l’on ne verra pas plus citer l’argantodannos (monétaire) mentionné par des monnaies tardives des Lexoviens, des Meldes et des Médiomatrices, le platiodannus d’un vicus mentionné par une inscription de Mayence6, ou encore le cassidannos des comptes de potiers de La Graufesenque, terme pourtant traduit sur ces mêmes inscriptions par flamen7.

    Tout ce qu’on obtient au final est un ouvrage raté, dans lequel l’auteur tente de créer son propre roman national. Ce n’est pas un problème en soi de poser des hypothèses: c’est même le travail essentiel de l’historien. Mais il est malhonnête de les présenter ainsi au grand public comme des vérités établies et sans alternatives.

     

    Patrice Lajoye

    1Jean-Louis Brunaux, Les Druides. Des philosophes chez les barbares, 2006, Paris, Seuil.

    2Dom ***, La Religion des Gaulois tirée des plus pures sources, 1727, Paris, Saugrin fils.

    3Daniel Droixhe, L'Étymon des dieux. Mythologie gauloise, linguistique et archéologie à l'âge classique, 2002, Genève, Droz.

    4Jean-Louis Brunaux, Les Druides…, 2006, p. 93-94 : « Car la méthode des auteurs est simple : elle consiste à pallier l’insuffisance mythologique gauloise par la richesse de la mythologie irlandaise et, inversement, à demander à la Gaule une description sociale qui manque aux légendes irlandaises. Il en va de même pour la description des figures divines et des compétences des druides. [...] La méthode est justifiée par une scientificité qui n’en a que le vocabulaire. »

    5CIL 13, 02583 = CIL 13, 02585.

    6CIL 13, 06776.

    7Robert Marichal, Les Graffites de La Graufesenque, 1988, Paris, CNRS.

  • (Review) Mark Norman - The Folklore of Devon

    Devon.jpgMark Norman, The Folklore of Devon, 2023, Exeter, University of Exeter Press.

     

    Depuis quelques années, les presses de l’Université d’Exeter éditent une collection dédiée au folklore, ce qui n’est pas chose courante de nos jours. Notre collègue Guillaume Oudaer a ainsi pu dire ici même tout le bien qu’il pensait d’un des premiers ouvrages parus, The Boggart, de Simon Young.

    C’est en 2023 qu’a été publié The Folklore of Devon, de Mark Norman. L’auteur n’est pas un enquêteur de terrain, mais il est membre de la Folklore Society, dont il est l’archiviste et le bibliothécaire. Autant dire qu’il avait sous la main une documentation abondante, de qualité, et parfois encore inédite.

    The Folklore of Devon n’est pas une anthologie de légendes, mais bien une synthèse sur les particularités de ce comté du sud-ouest de l’Angleterre, juste à l’est de la Cornwall, ce qui explique sans doute sa brièveté. Il s’ouvre par un chapitre historiographique intéressant, car il nous indique la valeur du travail de chacun des anciens folkloristes, notamment du XIXe siècle. C’est là un modèle de prudence.

    Les neufs chapitres suivants sont thématiques. Le premier, «Stories from the Moors», s’intéresse à une zone géographique précise, les environs d’Exmoor et de Dartmoor, avec là encore une approche historiographique forte. Le second, «The Calendar Year», nous donne un aperçu des chansons, rites et autres croyances mises en œuvre au rythme des saisons. Le chapitre suivant, «Farming and the Weather», lui est d’ailleurs intimement lié.

    C’est avec le chapitre 5 que l’on passe à l’étude de types légendaires. Le 5, «The Devil in Devon», traite donc des légendes et croyances concernant le diable; le chapitre 6, «Fairies in Devon», aborde le cas des fées et lutins; le chapitre 7, «Some Devon Hauntings», parle de quelques cas particuliers de hantise; parmi celles-ci, le cas du chien noir («The Black Dog») est détaché pour former le chapitre 8 .

    Les chapitres 9 et 10 sont quant à eux consacrés à des faits à caractère plus social: le 9, «Witchcraft», traite en effet de la sorcellerie, et le 10, «Modern Folklore», du folklore contemporain. Car c’est là quelque chose que Mark Norman garde sans cesse à l’esprit: le folklore n’est pas constitué que d’archaïsmes: il évolue dans le temps, au point que de nouvelles légendes, de nouvelles coutumes peuvent apparaître.

    On peut constater quelques absences dans ce sommaire: on n’y trouve pas de monstre ou de dragons, pas de légendes de trésors, sauf quand elles sont associées au diable, pas de légendes hagiographiques sur les saints locaux. Mais en contrepartie, la bibliographie fournie par l’auteur est impressionnante et permet d’aller bien au-delà du propos du livre. The Folklore of Devon est en effet aussi bien une synthèse qu’un outil de travail précieux.

    Occupant une ancienne terre celtique, le Devon connaît quelques légendes qui ne sont pas sans rappeler celles du Pays de Galles voisin. Ainsi dans la région de Dartmoor a été enregistré l’apparition, («à certains moments particuliers de l’année», mais l’enquête ne dit pas lesquels) d’une truie fantôme, accompagnée de ses marcassins affamés, qui ne pourront être rassasiés qu’en un lieu où se trouve un cheval mort (p. 33). On pense aussitôt au Twrch Trwyth gallois, dont on sait maintenant qu’il a eu des homologues ailleurs. Le Normand que je suis n’a par ailleurs guère été dépaysé à la lecture des légendes du Devon: on sent bien qu’il existe une certaine communauté culturelle de part et d’autre de la Manche.

     

    Patrice Lajoye

  • (Review) Jean-Pierre Devroey - De la Grêle et du tonnerre

    Devroey.jpgJean-Pierre Devroey, De la Grêle et du tonnerre. Histoire médiévale des imaginaires paysans, 2024, Paris, Seuil.

     

    Jean-Pierre Devroey est un historien médiéviste bien connu, spécialiste des sociétés rurales du haut Moyen Âge: on pourra donc s’étonner de lire dans le cadre de Nouvelle Mythologie Comparée un compte rendu de son dernier livre. Cependant, celui-ci s’intéresse à l’histoire des croyances dans les campagnes carolingiennes, en prenant pour base le fameux traité d’Agobard de Lyon, De grandine et tonitruis (De la Grêle et du tonnerre), rédigé vers la fin du premier quart du IXe siècle, et notamment la fameuse anecdote des gens qui viendrait d’un mystérieux pays aérien nommé Magonia, lesquels naviguent à bord de bateaux sur les nuages et achètent aux tempestaires les récoltes détruites par les intempéries1.

    Cependant, l’auteur va bien au-delà de cette seule anecdote et aborde l’ensemble du traité d’Agobard pour tâcher d’une part de rassembler ce que l’on sait des croyances dans les campagnes d’alors, sur les orages, sur les tempestaires, sur les saints qui ont une influence sur la météorologie, sur les moyens engagés pour se rendre propice cette météorologie, non seulement à l’époque carolingienne, mais aussi à des époques plus tardives: Jean-Pierre Devroey fait en effet partie de ces historiens qui pratiquent le temps long, et il n’hésite pas à employer jusqu’aux travaux des folkloristes du XIXe siècle afin de s’exercer, avec beaucoup de prudence, à l’histoire régressive quand cela est nécessaire pour combler les lacunes de la documentation alto-médiévale.

    Il ne sera pas question dans le présent compte rendu, des parties purement historiques de l’ouvrage: elles n’entrent pas dans le thème de notre revue. Je me contenterai de dire qu’on a là un essai particulièrement solide, très bien sourcé et documenté. En revanche, je m’attarderai sur les parties concernant les récits légendaires et les phénomènes qu’on pourrait continuer d’appeler «folkloriques», à savoir les croyances sur l’orage lui-même, et sur le pouvoir des tempestaires. Jean-Pierre Devroey le démontre bien: la totalité de la société dont il est question est chrétienne. Il est absolument vain de vouloir voir dans les sorciers, les tempestaires, ou bien les personnes employées par les communautés rurales pour chasser les orages, une quelconque survivance du paganisme, même si ces personnages peuvent employer des méthodes et techniques issues du paganisme. Les communautés rurales carolingiennes, notamment celles du Lyonnais, sont chrétiennes dans leur ensemble, même s’il peut s’agir d’un christianisme populaire, non encadré par le clergé2.

    Cependant ce constat est peut-être poussé un peu trop loin par Jean-Pierre Devroey, car il se coupe quasiment totalement d’éventuelles racines antiques de ces croyances et légendes. Ainsi, lorsqu’il aborde le cas de la mise en place de processions, notamment dans les campagnes, à la suite de l’instauration des Rogations au Ve siècle par saint Mamert de Vienne, il semble écarter tout phénomène similaire dans le paganisme local (p. 211-214). Pourtant, j’ai pu identifier au moins quatre cas de processions antiques en territoire celtique antique : une est mentionnée par Sulpice Sévère dans la Vie de saint Martin (12, 1-5: Martin croit voir une idole menée en procession à travers champs); l’auteur anonyme de la Passion de saint Symphorien d’Autun signale une procession en l’honneur de Berecynthia (Cybèle); une inscription celtibère de Peñalba semble mentionner une procession en l’honneur de Lugus, si l’on suit l’interprétation proposée par Wolfgang Meid3; enfin à l’époque carolingienne, Heiric d’Auxerre nie dans une de ses homélies, que les circumambulations chrétiennes aient été inspirées de pratiques païennes homologues, ce qui atteste cependant de leur existence4.

    Le même problème se pose lorsque l’auteur s’intéresse directement au cas de Magonia, ce pays fabuleux mentionné par Agobard (p. 145-170). Jean-Pierre Devroey, qui n’est pas linguiste, se garde bien, et on le comprend, se proposer sa propre étymologie du nom. En revanche, il rappelle les étymologies proposées par le passé, donnant sa préférence à magus («mage») et au latin tardif *mango («marchand»). Le second est invoqué car il y a bien un accord commercial entre les tempestaires et les habitants de Magonia. Cependant, il pose de sérieux problèmes de phonétique historique. Magus est plus intéressant, mais on peut ici se demander jusqu’à quel point ce terme étranger a pu pénétrer dans les campagnes de Gaule jusqu’à générer une croyance en un «pays des mages».

    Il serait sans doute plus intéressant de considérer un substrat linguistique celtique. Or deux mots gaulois pourraient ici faire sens: magos, «champ, plaine», plus tard «marché», qui intervient dans de très nombreux toponymes un peu partout dans l’actuelle France, et magus, «garçon, jeune, valet», qu’on retrouve dans de nombreux anthroponymes antiques, dont Magunia5. N’étant pas linguiste, je me garderai bien de trancher, mais chacun des deux conviendrait du point de vue phonétique, d’autant plus que la forme donnée par Florus de Lyon, contemporain d’Agobard, Maonia, et le nom donné à des démons tempestaires mentionnés par Florus lui-même et trois autres sources du haut Moyen Âge (maones, mauones, hemaones, ce dernier donné par la Vita prima de saint Riquier en compagnie des dusi, nom bien gaulois de démons), montre un phénomène d’amuïssement du «g» intervocalique qui a eu lieu, on le sait notamment grâce aux toponymes dérivés de magos, dès le très haut Moyen Âge. Magos comme magus entrent par ailleurs en composition de théonymes celtique (gaulois Magiae et Magiseniae, irlandais Macha, pour magos; gaulois Magusanus, pour magus). Et pour complexifier les choses, les deux peuvent chacun se rapprocher de noms irlandais de l’Autre Monde: Mag Mell («Plaine de la Joie») ou Tír na nÓg («Terre de Jeunesse»). De la même manière, il a bien été noté que tous les exemples anciens de récits mettant en œuvre des navires dans le ciel viennent des îles britanniques6. Il me semble donc clair qu’une origine celtique païenne des croyances notées par Agobard ne doit absolument pas être écartée.

    Mais au-delà de ces quelques réserves, il faut bien noter que le livre de Jean-Pierre Devroey est absolument brillant, par sa volonté d’une histoire totale, qui embrasse la légende, les croyances qui lui sont associées, mais aussi et surtout le milieu dans lequel tout cela existe et la manière dont l’Église y a réagi à travers le temps. Il s’agit là d’une véritable leçon d’histoire, et donc d’un ouvrage incontournable.

     

    Patrice Lajoye

     

     

    1Agobard de Lyon, Œuvres, t. 1, 2016, Paris, Cerf.

    2C’est là un constat qui se maintiendra à travers le temps, comme je l’ai écrit au sujet des sorciers et guérisseurs normands du XIXe siècle: «En définitive, les pratiques des sorciers et guérisseurs normands sont toutes chrétiennes. […] L’Église condamne la sorcellerie, c’est du moins sa position officielle. Mais cela n’empêche pas des prêtres de pratiquer des exorcismes, des désensorcèlements, ou de se faire guérisseurs. Inversement, on ne connaît pas de cas de sorcier affrontant un prêtre ou l’Église. S’il y a opposition de l’Église, la réciproque n’est pas vraie. Les pratiques des sorciers et des guérisseurs relèvent d’un christianisme déviant mais populaire. Dans les faits, sorciers et guérisseurs disent des prières, des oraisons, font dire des messes, ordonnent des neuvaines ou des pèlerinages, voire les effectuent eux-mêmes, se servent de sel et d’eau bénites, font le signe de la croix, utilisent donc tout ce que le christianisme a de symboles forts. La société ne les aurait sans doute pas tolérés s’il en avait été autrement» (Patrice Lajoye, Sorciers et guérisseurs au XIXe siècle. Enquête en Basse-Normandie et dans les îles anglo-normandes, 2024, Lisieux, Lingva, p. 185-186).

    3Wolfgang Meid, Celtiberian Inscriptions, 1994, Budapest, Archaeolingua.

    4Patrice Lajoye, «Les processions et circumambulations chez les Celtes de l’Antiquité», Mythologie française, 218, 2005, p. 22.

    5Xavier Delamarre, Dictionnaire de la langue gauloise. Une approche linguistique du vieux-celtique continental, 2003, Paris, Errance, p. 214.

    6Juan Antonio Jiménez Sánchez, «Los barcos de Magonia y otros navíos voladores como género de mirabilia durante la Edad Media», in Anna Orriols i Alsina, Jordi Cerdà Subirachs, Joan Duran Porta (éd.), Imago & mirabilia: les formes del prodigi a la Mediterrània medieval, 2020, Barcelone, Universitat Autònoma de Barcelona, p. 153-162.