I Quaderni del Ramo d’oro, numero speciale III, 2023, « Apparaître en animal : Présence divines, Travestissements d’animaux et relations interspécifiques dans l’Antiquité grecque et romaine , sous la direction de Marco Vespa et Francesca Prescendi.
Ces Cahiers du Rameau d’Or sont publiés sur Internet par l’Université de Sienne. Sous le titre « Apparaître en animal » ce numéro spécial est consacré aux présences divines et aux travestissements en forme animale, et plus largement aux relations entre humains et animaux dans l’Antiquité gréco-romaine, étendue aux Étrusques et aux autres peuples italiques. Les articles sont rédigés en italien, en anglais et en français – parfois les langues se mélangent un peu : une relecture aurait été utile…
La perspective n’est pas comparative ; bien que les sujets traités intéressent évidemment au plus haut point tous les chercheurs occupés d’Histoire des religions et de mythologie, nous concentrerons nos remarques sur les articles qui sont davantage susceptibles d’être utiles aux comparatistes, en raison de leur problématique méthodologique et de leurs efforts de conceptualisation.
– L’introduction de M. Vespa, « Devenir autre, se faire animal dans le monde antique » pose une distinction essentielle, à partir d’un exemple anthropologique emprunté à R. Hamayon : les populations mongolo-bouriates pratiquent des rituels où les participants s’approprient des formes animales ; les uns sont des jeux où les acteurs imitent à leur façon des animaux, par exemple des cerfs qui se combattent à la saison des amours. Les autres sont des rituels chamaniques où le chaman assume entièrement le statut, le comportement de l’animal qu’il simule. M. Vespa propose une autre référence intéressante : les pratiques d’imitation des chasseurs, ceux par exemple qui imitent le chant des oiseaux pour attirer leurs proies ; ou ceux qui se déguisent en cerfs pour tromper les perdrix. Ces perspectives, on peut le regretter, ne sont guère développées dans la suite de l’ouvrage.
– F. Prescendi interroge la « similitude » entre divinités et animaux dans la culture romaine. Selon Servius ad Georg., 2. 380, les règles qui régissent les sacrifices sont fondées sur la « similitude » et l’« opposition ». Selon F. Prescendi, cette similitude répond à quatre critères : le genre de la victime, son âge, sa couleur, et sa « forme » – un concept que l’autrice nomme ainsi « faute de mieux » – à vrai dire il ne m’a pas paru très bien choisi. Il semble correspondre à la « fonction » de la divinité (« fonction » en un sens moins spécifique que dans l’usage dumézilien). Pierre Brûlé parlait d’une « sympathie » entre tel animal et telle divinité. Emprunté à M. Bettini, le concept anglo-saxon d’affordance est ensuite proposé et expliqué. « Les affordances sont les qualités que nous, les humains, percevons comme utiles dans notre interaction avec les animaux. » Il s’agit de représentations que les humains se font des caractéristiques des animaux et des divinités.
– Carmine Pisano examine pour sa part de façon systématique le cas des divinités semblables à des oiseaux chez Homère : « de la morphè à l’agency ». Trois sortes de cas sont distingués : il s’agit de comparaisons, de cas incertains comme celui d’Hermès volant vers Calypsô, ou de métamorphoses, comme celle d’Hypnos se changeant en oiseau khalkis ou kumindis (Il., XIV, 286-291). En fait les dieux sont par nature des puissances invisibles qui peuvent se donner une image humaine ou animale. Mais ce qui compte, plus que la morphè, c’est le concept d’agency, la capacité d’agir sur un certain mode (humain ou animal) qui permet de dépasser l’opposition entre comparaison et thériomorphisme ; ce concept pourrait sans doute rejoindre celui de « mode d’action ».
– Doralice Fabiano dans sa contribution « Hybridism in Greek River Gods », choisit un domaine du panthéon, celui des divinités des eaux douces, rivières et sources. Les fleuves et rivières sont souvent représentées sous une forme hybride, mi-humaine, mi-taurine. On explique souvent ces dieux taureaux par la force générative de la rivière, mais il s’agirait plutôt d’évoquer le son, le « mugissement » des eaux, la violence, voire l’agressivité du torrent, mâle et guerrier. Les sources d’eau pure et claire sont à l’inverse des jeunes filles, volontiers associées aux abeilles. Enfin D. Fabiano envisage le triangle Poséidon-Source-Cheval : le cheval poséidonien incarne ici la dimension verticale de la source qui surgit du fond de la terre (voire, du fond de la mer, comme au lieu-dit Genethlion en Argolide).
– Alessandra Rolle, « Aegyptiorum more. La dimension politique du zoomorphisme dans la Rome tardo-républicaine », montre que le culte des dieux animaux chez les Égyptiens est vu par les Romains, à la fin de la République, comme une superstition ridicule, malgré la théorie d’Hérodote qui fait de l’Égypte la terre d’origine des dieux grecs (II, 50, 1-2). C’est sans doute en réponse à Hérodote que Nicandre a développé le mythe de la métamorphose des dieux en animaux pour échapper à Typhon. L’attitude de Cicéron ou de Varron est liée au développement des cultes égyptiens à Rome et à leur dimension politique.
– Béatrice Leitz « Anagogia, Katagogia et les colombes d’Éryx », analyse un rituel pittoresque consacré à l’Aphrodite d’Éryx : pendant neuf jours, les colombes disparaissent – elles accompagnent la déesse en Libye ; puis elles reviennent, précédées par une colombe rouge. Elle suggère une explication rationaliste : des pigeons voyageurs qui savent revenir chez eux, et une colombe teinte en rouge…
– Alessandra Scali « Specie Caeleste resumpta. Serpenti e divinità a Roma » s’intéresse au rapport entre Esculape, la divinité romaine de la médecine, et les serpents. En s’appuyant sur les Métamorphoses et les Fastes d’Ovide, sur Tite-Live et Valère-Maxime, l’autrice montre comment le dieu peut voyager depuis Épidaure jusqu’à l’île Tibérine en changeant sa species caelestis – invisible, installée dans le ciel – pour prendre la forme du serpent, avant de revenir à la première. Quand il devient serpent, son numen pèse si lourd que le navire qui le transporte s’enfonce anormalement. Il est alors le signum du dieu, qui « dispose d’une dimension pour se manifester dans le monde ». Le serpent, en tant que draco, est capable de « voir », de « surveiller » ; il change de peau, et peut représenter l’éternelle jeunesse et l’immortalité.
– Federica Lazzari « Nomi bestiali. Sull’Apollo Korax cirenaico » rappelle l’importance des noms d’animaux dans la titulature et les épithètes des dieux grecs. Elle se réfère aux Épithètes dans Homère de H. Meylan-Faure – un ouvrage qui date de 1899, fondé essentiellement sur une diachronie hypothétique. Les œuvres de Milman Parry et celles des spécialistes de la phraséologie homérique comme G. Nagy brillent en revanche par leur absence, comme d’une façon plus générale les recherches proprement linguistiques ; nous reviendrons en conclusion sur ce choix méthodologique qui me paraît regrettable.
Apollon est à Cyrène Kórax « Corbeau » – un « attribut onomastique » attesté par l’épigraphie et qu’on retrouve dans le mythe (Callimaque, Hymne à Apollon, 65-68) : un corbeau « à la droite du fondateur » guide Battos au moment de fonder Cyrène. L’autrice rappelle le rôle prophétique et divinatoire des oiseaux, et plus spécialement de ceux « qui ont de la voix » (expression de Ph. Monbrun) comme les corbeaux, et leur association à Apollon. Ces oiseaux assument souvent le rôle d’« animal guide », et en ce sens également ils sont aux côtés d’Apollon, dieu fondateur par excellence.
– Fabio Spadini « Quando l’animale nasconde il potere dell’astro » se place dans le cadre de la « sympathie universelle », dans le monde décrit par Proclus, dont tous les éléments sont liés les uns aux autres, les choses visibles aux choses invisibles par ses « chaînes cosmiques ». Ainsi les influences célestes se distribuent sur les différentes parties du corps (mélothésie), et celles-ci peuvent être soignées par les remèdes animaux (ou botaniques ou lithiques) en affinité avec les organes malades à travers les constellations qui les gouvernent. L’auteur présente quelques recettes du recueil des Cyranides (IV s. ap. notre ère ?), par exemple les chaussures en peau de castor, animal associé à Saturne. Fondée sur cette « sympathie » entre macrocosme et microcosme, l’analyse prend ensuite en compte les noms secrets des planètes, qui peuvent être d’identifiée en référence à l’animal associé. « L’animal devient […] l’intermédiaire privilégié pour rendre visible l’invisible. »
– Massimiliano di Fazio « Popoli del Lupo e del Picchio. Il ruolo degli animali nella ‘mitologia’ dei popoli italici »
Dans cette étude, sans doute la plus importante pour les études comparatistes, l’auteur insiste dès l’abord sur la mobilité des peuples italiques à l’époque pré-romaine, dans toute la longueur de la péninsule. Sur le plan méthodologique, il s’inscrit dans la lignée de J.-P. Vernant, mais surtout de Durkheim et Lévi-Strauss. L’animal, dans ces sociétés mobiles, assume un rôle identitaire et classificatoire. Les noms de peuples se référant à des animaux sont d’un grand intérêt : les Hirpini sont liés au loup, les Piceni au pic, les Frentani au cerf (*brenton en illyrien). Mais l’auteur ajoute sur ce cas : « …si l’on accepte une hypothèse suggestive mais élaborée uniquement sur une base étymologique, e dunque tutt’altro che pacifica. » La référence aux Indo-Européens de B. Sergent (1991, p. 18) est donnée avec des pincettes, comme s’il était nécessaire de douter d’un fait indiscutable : les langues de ces peuples font partie de l’ensemble linguistique indo-européen. Si l’étymologie de Frentani reste une hypothèse, elle s’inscrit dans une série qui la rend très probable. L’auteur lui-même rappelle l’importance du rôle des bovins dans l’ethnogénèse mythique des peuples sabins et samnites, la tradition du uer sacrum et l’étymologie même d’Italia, rapprochée du nom du veau ou du bœuf, qui a été précisée par P. Poccetti. D’autre part, la symbolique du cerf est étudiée chez les Étrusques dans l’article suivant d’E. Pontelli.
L’auteur propose de revenir au concept, généralement considéré comme dépassé, de totem, mais dans un sens renouvelé, comme « expression d’une logique classificatoire universelle utilisant les écarts différentiels entre les espèces animales et végétales afin de conceptualiser les discontinuités entre les groupes sociaux » (Ph. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, 2005, p. 221-222, expliquant Lévi-Strauss).
L’iconographie est riche mais problématique, caractérisée au VIIe s. av. notre ère, par un grand nombre d’animaux fantastiques : chevaux ailés, chimères au corps de cheval, lions ailés etc. Des êtres humains, des guerriers ithyphalliques, figurent sur des « disques-cuirasses », en association avec certains de ces êtres imaginaires ; association qui se comprend si l’on songe à l’importance de la guerre et de la chasse dans les structures sociales et idéologiques de ces peuples – mais ces figurations se trouvent aussi sur les disques analogues destinés aux femmes.
L’auteur rappelle que « les sociétés pré-romaines possédaient un patrimoine culturel de mythes » (qui en doutait ?) et que, comme l’expliquait Lévi-Strauss, les mythes « totémiques » ne sont pas étiologiques mais démarcatifs.
– Elena Pontelli « Lo scudo e il collare : Cervidi dell’antica Etruria » consacre une étude aux cervidés représentés dans l’art étrusque, en particulier sur une amphore du Louvre attribuée au Peintre des satyres dansants : l’image montre un guerrier en train de s’armer ; l’épisème de son bouclier figure un faon ; le dessin peut souligner la beauté du jeune homme, mais n’évoque en rien l’agressivité ni l’impression de force qu’on attend de la part d’un combattant. Mise en série, l’image peut s’interpréter comme une allusion à la chasse au cerf, un animal qui constitue une proie élitaire, qui met à l’épreuve l’agilité et la rapidité du chasseur. Mais le cerf domestiqué peut devenir également un compagnon du chasseur : il porte parfois un collier, et s’associe à l’univers d’Artémis ou de Fufluns-Dionysos. Dans le mythe grec, le cervidé fonctionne aussi comme victime, du sacrifice (Iphigénie), ou comme humain métamorphosé, déchiré par les chiens du chasseur (Actéon). J’ajouterais que le cerf apprivoisé, le cou chargé de colliers, figure dans la légende de Cyparissos que raconte Ovide (Mét., X, 106 sq.).
Entre l’image de l’humain et celle de l’animal, le rapport peut être de juxtaposition, et fonctionne alors comme une métaphore ; ou bien d’hybridation, ce qui suggère une métamorphose ; ou bien encore de substitution – il s’agit ici encore de « devenir » un véritable animal.
– Michel Briand, « Les danses du devenir animal : métamorphoses (et métaphores) comiques chez Sémonide, Aristophane et Lucien », part d’un constat : « Dans les textes grecs anciens, les animaux sont souvent des figures dansantes et comiques à la fois. » Dans un corpus regroupant le « blâme » au banquet (Sémonide d’Amorgos), le carnavalesque (Aristophane) et le spoudaiogeloion « sérieux-comique » de Lucien, l’auteur souligne l’importance du mouvement.
Dans le Monologue du misogyne, Sémonide évoque les tribus de femmes/femelles animales, chacune avec son style : la truie, la renarde, la chienne etc. J’ai été surpris de lire que « la chatte » était dégoûtante, « une espèce malheureuse et lamentable, sans rien de beau ni d’agréable… » Ce n’est certes pas l’image que nous avons des chattes ; mais c’est une erreur de traduire galè par chatte : le mot désigne bel et bien la belette. Pierre Chantraine rappelle (DÉLG, p. 199) que « la belette, et non le chat, était utilisée comme animal domestique pour chasser les souris ». La pire de ces femmes-femelles, en tous cas, est la femme-guenon… Heureusement pour les humains mâles, Zeus les gratifie parfois de « femmes-abeilles ».
Au théâtre, la métaphore est mise ne scène, alliant musique, parole et danse. « Les choristes y figurent des créatures oscillant entre plusieurs corporéités » : les Cavaliers sont des hybrides comme les Centaures ; le chœur des Guèpes se comporte comme un essaim agressif. L’exemple le plus riche est celui des Oiseaux, car « en volant on découvre la Comédie humaine ». Le premier chœur des Grenouilles est « fameux pour sa longue onomatopée : Brekekekex, koax, koax… » « Dans l’iambe et la comédie, la représentation d’hybrides animaux, métaphoriques et fictionnels, met en mouvement par la figuration chantée et dansée de métamorphoses et d’hybridations en action, des questions cruciales de l’humain… »
Les animaux de Lucien sont inspirés d’Aristophane, d’Ésope et des savoirs physiognomoniques et zoologiques. « L’analogie homme / animal caractérise les cyniques. » Ceux-ci sont, comme les sophistes, des champions du métamorphisme, comme le dieu Protée. Les hybridations et les danses de ces figures animales permettent, chez les trois auteurs analysés, de franchir les frontières animal / humain, masculin / féminin, histoire / mythologie, humain / divin ; ce trouble engendre le rire, mais c’est un rire qui montre la vulnérabilité du monde des hommes.
Rosanna Rota (« Vita da cani e fame di lupo ») analyse les métaphores et jeux de mots en rapport avec les animaux que Plaute associe à certains de ses personnages : la mouche caractérise ainsi le père indiscret. On oblige le jeune homme sans le sou à faire le cheval « ut consuetus es puer olim » « comme tu en avais jadis l’habitude ». Je ne suis pas sûr de voir là une allusion obscène : Argyrippe est un jeune homme de bonne famille ; enfant, il n’était pas à la disposition d’un maître, comme l’étaient les petits garçons esclaves dont une fonction habituelle était de satisfaire les besoins sexuels de leur patron. Marcher à quatre pattes, c’est ce qui caractérise la petite enfance, comme dans la fameuse énigme de la Sphinge. Cela dit, l’esclave à cheval sur un homme libre, c’est bien une inversion carnavalesque, comme dans la légende médiévale d’Aristote chevauché par Phyllis. L’article se concentre sur le personnage du parasite, qui se voit un peu comme le chien du patron, mais qui se comporte comme le loup, ce prédateur par excellence.
J’ai pris plaisir à découvrir, dans l’article d’Élodie Paupe « Coqs, poules et chapons au service de la satire dans le Gallus Pugnans de Vadianus (1514) », un écho humaniste de la querelle des « genres » : le procès qui oppose poules et coqs est arbitré par les chapons…
Cet ouvrage, comme tous les recueils d’articles, souffre de certaines contradictions et de répétitions, mais il faut y reconnaître une indiscutable unité, due aux travaux fondateurs de Vernant, de Lévi-Strauss, de Lissarrague, et aussi aux approfondissements plus récents de Pierre Brulé, de Vinciane Pirenne-Delforge, de Maurizio Bettini, pour ne citer que quelques noms. Il convient d’ailleurs de saluer les riches échanges entre chercheurs européens – signalons la proximité des recherches de l’Université de Sienne avec le groupe AniMed de Montpellier. Cette unité a aussi ses inconvénients. On regrette que ces historiens dont la méthode se veut sérieuse et les perspectives ouvertes sur l’anthropologie générale, soient généralement peu intéressés par les questions linguistiques. Corrélativement, le comparatisme indo-européen est ignoré ou marginalisé – le seul comparatisme « autorisé » concerne les religions de la Méditerranée orientale, et il ne se fonde pas sur la langue. Nous l’avons vu, dans sa présentation des ethnonymes animaux, di Fazio, un auteur pourtant très informé, hésite à rapprocher les peuples italiques de leurs « cousins » indo-européens.
Les recherches comparatives gagneraient sans doute à pratiquer une méthode rigoureuse et à approfondir leurs concepts. Mais certaines dérives idéologiques du passé, certains jeux étymologiques imprudents, certains parallèles hâtivement accumulés, ne sauraient justifier l’éviction par principe d’une comparaison nécessaire, fondée sur des réalités linguistiques et si souvent éclairante. Je crains que nous vivions dans une époque où les spécialités creusent chacune leur sillon en mettant en doute la légitimité des autres.
Il reste que ce recueil, inégal sans doute, et quelquefois décevant, apporte une réflexion approfondie sur la symbolique animale dans l’Antiquité, et plus particulièrement dans les domaines italique et romain. Les bibliographies très riches seront d’une grande utilité, particulièrement les références en langue italienne.
Pierre Sauzeau