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NMC - Page 54

  • Jean-Loïc Le Quellec - L'Ourovore et les "symboles universels"

    L'Ourovore et les « symboles universels »

    Jean-Loïc Le Quellec

    Directeur de recherche au CNRS

    Centre d'Études des Mondes africains (CEMAf, UMR 8171)

    Honorary Fellow, School of Geography, Archaeology and Environmental Studies,

    University of Witwatersrand, Johannesburg

    JLLQ@rupestre.on-rev.com

    http://rupestre.on-rev.com/

     

    Abstract: According to the Jungian school, the uroboros has the reputation of being a "universal symbol", but reviewing the data show that this highly polysemic image is absent from entire continents, and that its meaning varies with cultures and civilizations.

    Keywords: archetype, symbol, universals, uroboros, Jung.

    Résumé: Selon l'école jungienne, l'ourovore a la réputation d'être un « symbole universel », mais l'examen de la documentation montre que cette image particulièrement polysémique est absente de continents entiers, et que sa signification varie selon les cultures et les civilisations.

    Mots clés : archétype, symbole, universaux, ouroboros, Jung


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    Cité par / quoted by:

    Matteo Cesari, Déchiffrer les horloges. L’interprétation du temps dans L’orologio di Bergsonde Salvatore Sciarrino et Carceri d’Invenzione IIbde Brian Ferneyhough,thèse de doctorat de l’Université Paris-Sorbonne, 2015.

     

    « Ourovore » vient du grec οὐραϐóρος désignant un serpent dévorant (βοράω: « dévorer ») sa propre queue (οὐρά). On utilise également les termes ouroboros en français, et uroboros en anglais comme en allemand.

    Selon Erich Neumann, disciple de Jung, l’ouroboros « se retrouve à toutes les époques et dans toutes les cultures » (Neumann 1954: 49). À l’appui de cette affirmation, il mentionne des attestations de ce « serpent céleste » en Mésopotamie, en Égypte, en Afrique, au Mexique et en Inde, chez les Phéniciens, chez les Gnostiques et les syncrétistes romains, dans les peintures sur sable des Navajo et dans l’œuvre de Giotto comme dans les textes alchimiques et en tant qu’amulette chez les Tsiganes. Il ajoute qu’il se manifeste sous la forme du Leviathan ou d’Oceanus, et qu’il est le « Serpent Primal, la plus ancienne déité du monde préhistorique » (Ibid.: 29).

    De nos jours, affirmer que cet « archétype » serait universel est devenu un commun dire. Citons: un philosophe (Raynald Valois, qui fut vice-doyen de l’Université Laval): « Le grand rond, qu’il soit figuré comme ouroboros […], comme lotus, comme œuf cosmique ou toute autre forme circulaire ou sphérique, est un symbole universel de l’état originel du cosmos » (Valois 1994: 396); une ethnologue (Anna Shtarbanova, de l’Institut de Folklore de Sofia): la danse horo « est une variante locale du symbole universel ouroboros » (Shtarbanova 2001: 234); un sociologue (Celso Sanchez Capdequi, de l’Université Publique de Navarre): « Les symboles comme le serpent (l’ouroboros) […] comparaissent comme des archétypes que, par l’universalité de leur geste/forme/signification, chaque modèle de société réactualise de façon différenciée » (Capdequi 2003: 78); un iconologue (Christian Bougoux, spécialiste de l’iconographie romane): « la polysémie d’un symbole aussi universel n’a pas manqué d’être revendiquée par une multitude de courants; à vouloir lister les courants de toute nature qui ont réutilisé l’emblème de l’ouroboros au cours de l’histoire, nous serions condamnés à noircir des volumes entiers » (Bougoux 2006: 710). En outre, de telles affirmations ont été largement popularisées par des dictionnaires de symboles tels que celui de Jean Prieur, significativement intitulé Les Symboles universels… au nombre desquels figure, comme de bien entendu, l’ouroboros (Prieur 1989: 79). Ou, plus récemment, comme celui de Mark Foster et Simon Cox, qui prétendent que « l’ouroboros est un symbole qui se trouve dans le monde entier » (Forster & Cox 2008: 172).

    Cette façon de voir incite ceux qui l’adoptent à retrouver l’ouroboros à tout propos. C’est le cas d’une archéologue comme Giulia Battili Sorlini qui, dans son étude des temples de Malte, suggère que leur plan était construit sur le modèle de la « Grande Déesse », tout en évoquant l’ourovore à propos du fait que toutes les lignes de ces constructions sont courbes — ce qui la conduit à citer un passage de Neumann (Neumann 1963: 42) sur « le serpent circulaire, l’ouroboros qui, en tant que Grand Rond, ou sphère, est un tout encore indifférencié, la grande voûte et le vaisseau du monde, qui contient en lui-même toute l’existence du premier homme et devient ainsi la femme archétypique » (Battiti Sorlini 1986: 143). Étudiant les religions de l’Empire romain, John Ferguson estime quant à lui que l’ouroboros est l’image primale de laquelle sont nés, durant la Préhistoire, l’archétype féminin et les images de la Grande Mère et du Grand Père (Ferguson 1985: 14).

    C’est également le cas de plusieurs anthropologues, comme Pierre Erny pour qui « l’archétype de l’ouroboros […] si souvent représenté depuis la plus haute Antiquité, correspond à la première expérience de tout homme aux débuts de sa vie quand il vivait dans la relative indistinction entre ce qui est lui et ce qui n’est pas lui, et qu’il n’arrivait pas à situer avec précision les limites de son propre corps » (Erny 2001: 253) — ou comme Richard Gray, qui tient que « l’archétype de l’ouroboros » serait l’une des clés explicatives du comportement humain (Gray 1996: 28-29). Implicitement ou non, ces auteurs s’inspirent de Jung qui, s’exprimant en 1930 lors du séminaire sur les rêves d’enfants présenté à l’Institut Fédéral de Technologie de Zurich, faisait de l’ourovore un « symbole sexuel » car « l’ouroboros se fertilise lui-même » (Jung 2008: 37) — et il ajoutait que ce glyphe exprime également « l’entièreté de l’être humain » (Ibid.: 229).

    Dans un ouvrage — devenu classique — portant sur les formes et styles artistiques, l’historien de l’art Thomas Munro affirmait que Jung et ses disciples « ont largement démontré le fait que nombre de symboles ont été utilisés avec certaines significations depuis un temps immémorial et dans une quantité de lieux et d’époques. C’est par exemple le cas de l’ouroboros ou serpent qui se mord la queue, une variante du mandala ou de l’image circulaire, qui est réputé symboliser la destruction et la renaissance éternelles » (Munro 1970: 50). Élargir ainsi le propos en considérant l’ouroboros comme une « variante » du mandala ou même du cercle, conduira à l’évoquer à propos de lieux ou de documents où il est pourtant invisible, comme les cercles piquetés qui figurent sur une trentaine de monuments cérémoniels et sites rupestres mésoaméricains (Mansfield 1981, avec un commentaire de Balaji Mundkur, p. 279-280). La possibilité de lire une banale « image circulaire » comme une évocation de l’ourovore semble en effet autoriser ceux qui l’adoptent à retrouver celui-ci partout, et donc à prouver in fine que ce symbole serait bien universel. Mais qui ne voit que la circularité, ici, est surtout celle d’un raisonnement qui se mord la queue en tournant autour d’un sophisme: 1/ l’ourovore est une variante du cercle ou mandala; 2/ or on trouve des cercles ( = mandala) partout et à toute époque; 3/ donc l’ourovore est symbole universel.

    C’est pour illustrer ce postulat de l’universalité de l’ouroboros que Neumann donnait sa courte liste d’attestations, qu’il convient d’examiner de plus près. Certaines de ses sources sont empruntées à Jung, notamment en ce qui concerne une attestation indienne (Jung 1970: fig. 108) de même que, bien sûr, les données alchimiques, mais d’autres ne laissent pas que de surprendre: pour l’Égypte (Neumann 1954, fig. 4), il ne mentionne qu’un bois gravé emprunté à l’Œdipus Ægyptiacus d’Athanase Kircher, paru à Rome en 1652-1654, c’est-à-dire bien avant que Champollion n’élucide l’écriture hiéroglyphique, et donc sans aucune valeur du point de vue égyptologique (Kircher 1553: 193) (fig. 1).

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    Figure 1 : Bois gravé extrait de l’Œdipus Ægyptiacus d’Athanase Kircher, paru à Rome en 1652-1654 et utilisé par Erich Neumann (Neumann 1954, fig. 4) comme attestation de l’ourovore en Égypte (Kircher 1553: 193).

    Pour le Mexique (Neumann 1954, fig. 7), il utilise une gravure supposée reproduire un document aztèque mais qu’il a empruntée à la version française du Giro del Mondo, de Giovanniu Francesco Gemelli-Careri (Gemelli-Careri 1719), originalement paru à Naples en 1708 sans cette image (Gemelli-Careri 1708) (fig. 2).

     

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    Figure 2 : « Calendrier mexicain » utilisé par Neumann (Neumann 1954, fig. 7) pour illustrer l’attestation de l’ourovore en Mésoamérique. Cette image provient de la traduction française (GemelliCareri 1719) du Giro del Mondo, de Giovanni Francesco Gemelli-Careri, initialement paru à Naples en 1708, mais elle ne figure pas dans l’édition italienne originale (GemelliCareri 1708). Il s’agit d’une interprétation très libre de la Piedra del Sol, qui ne comporte en réalité aucun ourovore (cf. fig. 3).

    Neumann précise que l’image aztèque est celle un « calendrier de pierre entouré d’un serpent », et il ne peut s’agir que de la célèbre « Piedra del Sol » (fig. 3) maintenant conservée au Museo Nacional de Antropología e Historia de Mexico: or elle est bien circulaire, mais son motif périphérique ne consiste qu’en deux serpents arqués, queue contre queue et tête contre tête, qui ne ressemblent en rien à un ourovore (Matos Moctezuma 1992).

     

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    Figure 3 : La Piedra del Sol conservée au Museo Nacional de Antropología e Historia de Mexico, et abusivement surnommée « Calendrier aztèque »; son motif périphérique se compose de deux serpents arqués, queue contre queue et tête contre tête, et il ne s’agit donc pas d’un ourovore (Matos Moctezuma 1992).

    Il est du reste amusant de constater que Jung utilisa une photographie de cette même pierre pour illustrer les « symboles religieux les plus anciens de l’humanité » (Jung 1970: 125 et fig. 41), alors que cette sculpture porte, entre les queues des deux serpents, la date de 13-Acatl qui correspond à notre année 1479 (León-Portilla 2006: 404)! Et quelques pages plus loin, le même Jung reprend l’image utilisée par Neumann, en ignorant sa source originale, puisque si sa figure porte bien les indications en français « siècle des mexiquains » et « année des mexiquains », il dit la tirer d’un ouvrage allemand paru bien après la traduction du livre de Gemelli-Careri (Herrliberger 1748: pl. XC, No. 1).

    En ce qui concerne les Navajo, Neumann se réfère à un motif traditionnel dit « endless snake », qui est un très long serpent dont le corps peut s’enrouler de façon complexe et en suivant plusieurs spirales, mais sans pour autant ressembler à un ourovore (Wyman 1970: 17, 22, 28, 45-46, pl. 30). Certes, les reptiles jouent un rôle important dans la cosmogonie des Navajo, qui les représentent donc souvent, mais pas sous la forme d’ouroboros (Newcomb, Fishler, & Wheelwright 1956: 20-21 et fig. 24). Quand ces dessins de serpents sont incurvés, c’est que ceux-ci jouent le rôle de gardiens (fig. 4); ils peuvent alors représenter la ligne de l’horizon, mais leur queue ne rejoint pas leur tête (Ibid.: 30 et fig. 56).

     

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    Figure 4 : Le serpent incurvé des Navajo, recruté par Neumann au nombre des ourovores, bien que sa tête et sa queue soient fort distantes (Newcomb 1956: fig. 30).

    Quant à la référence faite par Neumann à Giotto, elle concerne L’Envie, qui est l’une des allégories des vices et des vertus qu'il avait peintes en 1305 pour la chapelle des Scrovegni à Padoue (fig. 5).

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    Figure 5 : L'Envie, allégorie de Giotto considérée par Neumann comme un exemple d’ourovore (Neumann 1954: 29), alors que la langue-serpent de la vieille envieuse se retourne contre elle, et qu’il s’agit d’une illustration de l’expression « avoir une langue de serpent. »

     

    On y voit une vieille femme dont la langue démesurément allongée se termine par une tête de serpent, et cet appendice se recourbe sur lui-même pour venir piquer la vieille à la face: il s’agit donc bien là, non pas de la représentation d’un ourovore, mais d’une illustration transparente de l’expression « avoir une langue de serpent » (Vandendorpe 2005).

    L’affirmation de Neumann selon laquelle les Phéniciens connaissaient l’ourovore se fonde sur un texte de Macrobe, disant que « Les Phéniciens l'ont représenté dans leurs temples sous la figure d'un dragon roulé en cercle et dévorant sa queue, pour désigner que le monde s'alimente de lui-même, et se replie sur lui-même » (Macrobe 1875: 169). Mais Macrobe n’est pas la meilleure référence qui soit en matière d’archéologie phénicienne, et je ne sache pas que son interpretatio ait jamais été confirmée.

    Pour gonfler sa liste, Neumann enrôle enfin Tiamat en le considérant comme un « ring snake », mais sans donner aucune justification, alors que les représentations ophiomorphes de ce monstre sur les sceaux mésopotamiens (fig. 6) le montrent redressé sur sa queue sans prendre l’aspect d’un ourovore, ni même seulement être enroulé (Mundkur 1983: fig. 61 et v. 309).

     

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    Figure 6 : Impression d’un sceau-cylindre assyrien daté de 912-612 avant l’ère commune, et dont le décor montre le meurtre de Tiamat par Marduk (Mundkur 1983: Fig. 61-c).

    Les sources utilisées par Neuman ne l’autorisaient donc nullement à conclure à l’universalité de l’ouroboros, comme il le fit pourtant de façon si péremptoire en affirmant, comme on l’a vu, qu’il « se retrouve à toutes les époques et dans toutes les cultures » (Neumann 1954: 49). Et les auteurs qui lui ont emboîté le pas ont donc fait preuve d’une grande crédulité.

    On pourrait néanmoins objecter qu’à l’époque où il rédigeait ses travaux, Erich Neumann (mort en 1960) ne pouvait disposer que d’une documentation moins riche que celle qui nous est aujourd’hui accessible, et qui nous permettrait peut-être de confirmer ce qui, alors, n’était qu’une intuition.

    Un tour d’horizon des attestations de l’ourovore — et de ses absences — s’impose donc.

     

    Cette image est bien attestée en Égypte ancienne (fig. 7-10).

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    Figure 7 : La plus ancienne attestation de l’ouroboros en Égypte; «  chapelle dorée » de Toutankhamon (Piankoff 1962: pl. 48, fig. 41; ElSebaie 2000: 40).

     

    Au début du Nouvel Empire, le dieu solaire était dit traverser le « serpent qui entoure le monde »; serpent recourbé en cercle et qu’on appelait alors sd-m-r’ (« queue-dans-la-bouche »); vers 2300 avant l’ère commune, un passage des Textes des Pyramides clame: «Ta queue est dans ta bouche, ô serpent qui enveloppe le Grand Taureau » (Hornung 1992: 145, 161-162, 272), et il est représenté sur les vignettes du recueil surnommé Livre des Morts (Piankoff 1957: 23,70-74; pl.1, scene 3) tout comme parmi les figures illustrant les textes des sarcophages, aux environs de 1300 AEC (Niwinski 1989: 56, fig. 3; Rundle Clark 1991: 53, 81, 240 et fig. 8, 11).

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    Figure 8 : Ouroboros entourant l’inscription du couvercle du sarcophage de Merenptah (Nouvel Empire) (d’après Assmann 1972).

     

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    Figure 9 : Ouroboros peint sur un sarcocaphage égyptien de la XXIe dynastie (d’après Niwinski 1989: 56, fig.3).

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    Figure 10 : L’ouroboros encerclant le jeune dieu solaire, selon le papyrus de Her-Uben A, XXIe dynastie
    (d’après Piankoff 1957: 22, fig. 3).

    Il fut emprunté à l’Égypte par l’icono­graphie gréco-romaine, qui en fit l’attribut de Saturne (Deonna 1955). En effet, ce dieu fut souvent représenté tenant d’une main la faux, et de l’autre l’ourovore figurant le perpétuel cycle du temps (Ibid.). Le serpent qui se regénère en se dévorant lui-même avait été adopté par les sectes d’Ophites et de Gnostiques — ceux-ci en faisant le symbole de la continuité vitale qui se regénère d’elle-même — et il représentait pour eux le Logos, intermédiaire entre le démiurge et le Sauveur (Bianchi 1978: 254, Rudolph 1983: 89). D’innombrables sceaux, amulettes, gemmes et abraxas (fig. 11, 12) l’exhibent entre le deuxième siècle avant l’ère commune et le troisième après (voir par exemple Hilprecht 1904: Fig. face à la p. 447; Bonner 1950: passim; Betz 1986: 7, 23, 134, 163, 188, 273; Bohak 2008: 197 et fig. 3-7).

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     Figure 11 : Exemple de gemme gnostique où l’« abraxas » est encerclé dans un ourovore
    (Sheppard 1962: fig. 1).

     

    Au IVe siècle, l’évangile gnostique Pistis Sophia, rédigé dans un dialecte copte et témoignant d’influences égyptiennes, décrit le disque solaire comme « un grand dragon dont la queue était dans la bouche » (Mead 1921: 296). Le plus ancien exemple romain se trouve au premier siècle de l’ère commune, sur un masque de Jupiter sur un aigle éployé perché sur un ourovore (Cumont 1898).

     

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    Figure 12 : Phylactère grec (d’après Betz 1986: 134). Dans le cas des objets apotropaïques tels que celui-ci, le serpent circulaire n’a sans doute d’autre but de tracer une limite protectrice.

    Au Ve siècle, dans son Éloge de Stilicon, Claudien a décrit la caverne de l’Univers comme étant celle de l’éternité qu’« un serpent embrasse de ses contours; sa dent ronge tout en silence; un azur éternel embellit ses écailles; il dévore sa queue repliée vers sa tête, et, d'un mouvement circulaire, tourne éternellement sur lui-même » (Deonna 1952: 164). Vers la même époque, le philosophe alexandrin Horapollon (Ὡραπόλλων) ajouta que si l’ourovore représente l’univers, alors ses écailles sont les étoiles (Horapollon 1599: 8); son livre, arrivé à Florence en 1419 (Gagnon 2001: 68-70) et publié à Paris en 1543, comporte une gravure illustrant l’ouroboros (fig. 13) et il aura un profonde influence sur les nombreux emblemata (recueils d’emblèmes) qui assureront à l’ourovore une grande popularité, élargissant celle qu’il avait déjà dans les milieux occultistes et parmi les alchimistes médiévaux (Kuehn 2011: 147-149) — ces derniers représentant volontiers en ourovore la salamandre, symbole de la calcination, mais ils y voyaient également le chiffre de l’unitude androgyne, de l’esprit mercuriel et de la dynamique des contraires.

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    Figure 13 : La page de l’ouroboros, dans les Hieroglyphica d’Horapollon
    (Horapollon 1599: 8).

     

    La gravure d’ouroboros reproduite dans l’Emblematum liber d’Alciat s’accompagne de cette sentence: ex litterarum studiis immortalitem acquiri « l’immortalité s’acquiert par les études littéraires » (Alciati 1577: 449); et ce symbole courant de l’éternité fut par la suite reproduit à l’infini sur les médailles, armoiries, monuments, tombeaux (Vernot 2007: 65-69). Avant ces courants, au Moyen Âge, l’ourovore symbolisait le mal, s’opposant alors à la colombe, par exemple sur des fonts baptismaux du nord de la France (David-Roy 1968: 75). Des traditions médiévales askhénases ont représenté le Léviathan comme un énorme poisson enroulé en anneau autour de la terre (Bohak 2008: 276, n. 139), et on l’a donc rapproché de l’ourovore bien qu’il ne tienne pas sa queue dans la gueule (Drewer 1981: pl. 18-a).

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    Figure 14 : Exemple d’emploi de l’ourovore dans les recueils d’emblèmes de la renaissance. Celui-ci est utilisé pour illustrer l’adage selon lequel  l’immortalité s’acquiert par les études littéraires » (Alciati 1577: 449).

    Le véritable ourovore peut représenter l’Océan primordial entourant la Terre, comme c’est le cas du Jörmungandr nordique dont Snorri Sturluson nous dit que, « vivant au milieu de la mer, il entoure à présent toutes les terres et se mord la queue » (Sturluson 1991: 62). En l’Égypte du Nouvel Empire, un tel être serait alors comparable au serpent mḥn-t3, « celui qui encercle le t3 » — ce terme pouvant cependant désigner l’autre monde (Kákosy 1985: 887, Takács 2007: 493). Que le serpent soit fréquemment associé aux cours d’eau justifie qu’une fois lové il puisse devenir l’image du fleuve immense qui entoure le monde selon certaines cosmologies — sans pour autant qu’il soit alors toujours considéré comme un ourovore… à moins qu’en plus il avale sa propre queue. Ainsi les Actes apocryphes de Thomas évoquent un « serpent à l’extérieur de l’Océan, et dont la queue est placée dans sa propre bouche » (Jones 2005: 1793).

    Cela se trouve aussi dans les bas-reliefs du Bénin des XVIIe-XVIIIe siècles où il enserre les océans primordiaux au centre desquels flotte le carré terrestre: il s’agit alors de Dã Ayidohwεdo, le serpent arc-en-ciel hermaphrodite qui relie la terre au ciel en se dressant (Waterlot 1926: pl. IX, Brand 1973: 565), et qui est parfois représenté en train de se mordre la queue (fig. 15).

     

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    Figure 15 : Bénin: bas-relief du palais de Gezo représentant le serpent mythique Dã Ayidohwεdo
    (d’après Waterlot 1926: pl. IX).

    Il est également possible de le reconnaître la description du mont Qāf sous la plume du mystique arabe Ibn al-’Arabī (XIIe-XIIIe siècles), puisque celui-ci rapporte « l’histoire de l’homme qui vit le serpent gigantesque que Dieu a placé autour du mont Qāf, qui entoure le monde; la tête et la queue de ce serpent se joignent » (Kuehn 2011: 146). Jung l’avait repéré en Inde, sous la forme d’une vignette placée en frontispice d’une collection de sentences brahmaniques et montrant Maya tissant sa toile au centre du cercle formé par un ourovore (Jung 1970: fig. 108, d’apr. Müller 1822, pl. I, fig. 91).

    Une telle répartition n’autorise pas à pour autant à suivre les ésotéristes qui affirment volontiers que l’ourovore serait un symbole universel: cela ne se peut, car il est absent d’immenses zones du monde, comme l’Australie, où les reptiles jouent pourtant un rôle important en mythologie. Il existe certes en Chine, où le dragon est omniprésent, et où ce dernier est parfois représenté avec la queue retournée de sorte que son extrémité soit près de la gueule, mais il n’existe qu’une vingtaine de cas où le monstre la tient bien dans ses dents, comme sur le décor d’un récipient chinois en bronze de la dynastie Zhou (fig. 16) qui pourrait remonter au IXe siècle avant l’ère commune (Mundkur 1983: fig. 39-b) ou sous la forme d’un anneau de jade de la dynastie Shang (1570 à 1045 avant l’ère commune) (Needham, Ping-Yü, et al. : 381-382, et fig. 1528-b).

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    Figure 16 : Bronze chinois de la dynastie Zhou représentant un ourovore (Mundkur 1983: fig. 39-b).

     

    Les rapprochements parfois établis entre l’ourovore et la Kuṇḍalinī ou le cercle incluant le yin et le yang ne le sont que sur la base de spéculations philosophiques, sans réellement s’appuyer sur l’iconographie (Mahdihassan 1966, Mahdihassan 1969, Cirlot 2002: 247). Joseph Needham a compté parmi les ourovores quelques figurines découvertes dans des tombes scythes de l’Altai (Needham, Ping-Yü, et al. : 381), alors qu’en réalité il ne s’agit pas de serpents, mais de mammifères qui ne tiennent même pas leur queue dans la gueule (Artemenko, Bidzilia, et al. 1976, Gryaznov 1976). Cette image semble manquer en Amérique du Sud, bien que soit souvent cité le témoignage d’un ayahuasquero d’Amazonie péruvienne qui a expliqué que l’anaconda cosmique Ronín entoure la terre entière, considérée comme un disque nageant dans grandes eaux; mais l’illustration qui accompagne cette déposition est de la main de l’ethnologue Angelika Gebhart-Sayer, non de son informateur, et il n’est donc pas certain que ledit anaconda se morde bien la queue (Gebhart-Sayer 1987: 26). L’autre exemple volontiers cité pour l’Amérique du Sud est emprunté aux Kogi de Colombie, qui affirment que l’océan primordial Gaulčováng est un serpent énorme entourant la terre (Reichel-Dolmatoff 1987: 83-84)… mais ses extrémités ne se touchent pas (Wilbert, 1981: 37-37).

    Comme c’est souvent le cas pour les symboles réputés à tort « universels », les diverses attestations de l’ourovore peuvent recouvrir des significations très différentes. En effet, le sens de ette image est variable, et si l’ourovore a un sens calendaire en Chine (Mundkur 1983: 76), en Égypte ancienne, le livre d’Apophis évoque le serpent de ce nom en disant: « ta queue est mise dans ta bouche, tu te manges toi-même », et il s’agit là d’une évocation de l’anéantissement. Toujours en Égypte, il peut également représenter le rajeunissement, tandis que le montrer avec sa queue dans sa bouche peut-être un moyen de rendre le reptile inoffensif (Kákosy 1985: 888), mais il peut aussi représenter la lune (Ibid.: 890), ou signifier l’impuissance de l’ennemi, et sur la stèle du roi éthiopien Piankhi (VIIIe siècle avant l’ère commune), le serpent tenant sa queue dans la gueule est l’image de l’armée disposée autour de la ville: le plus probable est qu’en Égypte, l’interprétation de cette figure comme chiffre de l’éternité ne remonte pas avant le début de l’ère commune (Deonna 1952: 166-167). L’un des plus anciens exemples attestés dans le monde, un bas-relief de Suse remontant aux environs du milieu du troisième millénaire et montrant deux serpents entrelacés (fig. 17), chacun mordant sa propre queue, est de signification inconnue (Toscanne 1911: 206-207 et fig. 394).

     

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    Figure 17 : Bas-relief sur bitume trouvé à Suse (d’après Toscanne 1911: fig. 394).

    Celui qui figure sur un sceau sassanide du Ve siècle (fig. 18) paraît s’inspirer des représentations du dragon de l’écliptique figurant sur des cartes du ciel hellénistiques (Kuehn 2011: 150).

    Et les anciens textes grecs ne manquent pas, qui décrivent la magie protectrice du cercle (Betz 1986: 26, 74, 75, 197, 130, 141), ce qui suffit à expliquer le rôle de l’ourovore sur les objets apotropaïques (Ibid.: 134, 161, 163), par exemple sur les fameux « bols à incantation » découverts en Iraq (fig. 19) et qui servaient à protéger une personne isolée ou toute une maisonnée (Bohak 2008: 187).

     

    Fig. 18.jpg

    Figure 18 : Sceau iranien de la période sassanide, probablement du Ve siècle, conservé au British Museum
    (D’après Kuehn 2011: 150 et fig. 150).

     

    Fig. 19.jpg

    Figure 19 : L’un des bol apotropaïques datant des VIe au VIIIe siècles de l’ère commune, découverts en Iraq et Iran. Celui-ci porte un ourovore et des incantations magiques (d’après Hilprecht 1904: fig. face à p. 447).

    Quant à son usage comme symbole alchimique (fig. 20, 21), il remotive manifestement une grande partie des connotations antiques de cette image (Sheppard 1962).

     

    Fig. 20.jpg

    Figure 20 : Ourovore à trois oreilles et quatre pattes, illustrant le manuscrit 2327 de la BNF (folio 196), daté du XVe siècle ({Berthelot 1889}: Fig. 34). D’après le texte accompagnant cette image, les quatre pattes représentent éléments fondamentaux (tetrasomia) tandis que les oreilles figurent les trois vapeurs sublimées: soufre, mercure, orpiment (Sheppard 1962: 87).

    Fig. 21.jpg 

     

    Figure 21 : Détail de la figure dite « Chrysopée [« fabrication de l’or] de Cléopâtre », dans le manuscrit alchimique 2325 de la BNF, daté du XIIIe siècle (fol. 188, vo., {Berthelot 1885}: Frontispice). L’inscription ἓν τὸ πᾶν signifie « Le Tout est Un », selon une conception qui pourrait remonter à Xénophane
    (Sheppard 1962: 92).

     

    On le voit, rien ne vient conforter la téméraire affirmation de l’universalité de l’ourovore. Celle-ci ne serait possible qu’en oubliant des continents entiers, en confondant des images très différentes, en ignorant les processus de transmission historiques (de l’Antiquité à la Renaissance, par exemple), et en ne tenant aucun compte de la polysémie de ce symbole.

     

     

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  • Guillaume Oudaer - Skadi et Déméter Erinys ou l’inversion mythique revisitée

    Skadi et Déméter Erinys ou l’inversion mythique revisitée

    Guillaume Oudaer

    Doctorant à l'EPHE

    guillaumeoudaer@aol.com

    http://ephe.academia.edu/GuillaumeOudaer

     

    Abstract: In 1992, Bernard Sergent has shown, using the analytical framework of structuralism, that the myth of Kore, in Greece, and that of Baldr, in Scandinavia, were opposite equivalents. The figure of Demeter, during this disappearance is also interesting, but the totality of his actions in this myth is not found in that of Baldr. If we compare the story of the goddess during the search of his daughter, whether in the Eleusinian tradition or that of Arcadia, we note that the missing elements in the comparison with Baldr are found elsewhere in the scandinavian tradition . This is the giantess Skadi and various myths about her. From this comparison, other equivalences between minor figures related, firstly, to Skadi and / or Baldr, and, secondly, to Demeter and / or Kore, will prove.

    Keywords: Seasonal alternation, Baldr, Demeter, Kore-Persephone, Loki, Skadi, Ascalaphos / Ascalabos, Idunn, Baubo / Iambe, indo-european twins, constellation Gemini, Nanna, Artemis, Despoina.

    Résume: En 1992, Bernard Sergent a montré, en utilisant la grille d'analyse du structuralisme, que le mythe de Korê, en Grèce, et celui de Baldr, en Scandinavie, étaient des équivalents inverses. La figure de Déméter, durant cette disparition, est également intéressante, mais la totalité de ses actions dans ce mythe ne se retrouve pas dans celui de Baldr. Si l'on compare l'histoire de cette déesse durant la recherche de sa fille, que se soit dans la tradition éleusinienne ou dans celle de l'Arcadie, on remarque que les éléments manquants à la comparaison avec Baldr se retrouvent ailleurs dans la tradition scandinave. Il s'agit de la géante Skadi et des différents mythes la concernant. A partir de cette comparaison, d'autres équivalences entre figures mineures liées, d'une part, à Skadi et/ou Baldr, et, d'autre part, à Déméter et/ou Korê, se révéleront.

    Mots clés : Alternance saisonnière, Baldr, Déméter, Korê-Perséphone, Loki, Skadi, Ascalaphos/Ascalabos, Idunn, Baubo/Iambè, jumeaux indo-européens, constellation des Gémeaux, Nanna, Artémis, Despoina.

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    1. Korê, Baldr et leurs rapports avec Déméter Erinys et Skadi

     

    Dans un article de 1992, Bernard Sergent a montré que le mythe scandinave de la mort de Baldr était l’inverse exact du mythe grec de l’enlèvement de Korê1. Rappelons d’abord cette dernière légende, d'après sa plus ancienne mention, celle rapportée par l'Hymne homérique à Déméter.

    Alors qu'elle est en train de jouer avec les filles d'Okéanos, dans la plaine de Nysa, Korê, fille de Déméter et de Zeus, est promise par ce dernier à son frère Hadès. Puis, tandis qu'elle cueille des fleurs, Gaia fait pousser, selon la volonté de Zeus et pour plaire à Hadès, un narcisse merveilleusement beau et odorant qui émerveille Korê qui s'empresse de tendre les deux mains pour le cueillir. La terre s'ouvre alors et Hadès en sort pour enlever la déesse sur son char. Elle pousse un cri strident, en appelant à son père, mais aucun dieu ni mortel ne l'entend, si ce n'est Hécate qui entend la jeune fille depuis sa caverne, et Hélios, le soleil. Sa mère finit par l'entendre, mais trop tard. La tristesse saisissant son cœur, Déméter met un sombre manteau sur ses épaules et parcourt le monde, cherchant vainement des nouvelles de sa fille. Elle voyage durant neuf jours, avec des torches dans ses mains, sans goûter au nectar ou à l'ambroisie ni se désaltérer avec de l'eau. Mais quand le neuvième jour vient, Hécate, avec une torche dans ses mains, vient à elle et lui dit qu'elle a entendu l'appel de Korê, mais qu'elle n'a pu voir son ravisseur. Toutes les deux, portant leurs torches, se rendent chez Hélios qui raconte que le ravisseur de Déméter n'est autre qu'Hadès. En entendant cela, Déméter est si en colère contre Zeus qu'elle fit le vœux de ne plus mettre le pied sur l'Olympe, le séjour des dieux, ou de laisser les récoltes pousser du sol jusqu'à ce qu'elle puisse revoir sa fille.

    Se rendant méconnaissable, sous le déguisement d'une vieille femme, elle se rend à Éleusis où elle se fait appeler Déo. Après avoir rencontré les filles des dirigeants de la ville, Kéléos et Metaneira, elle est accueillie chez eux. Elle y reste assise, voilée, sans boire ni manger ni sourire jusqu'à ce que Iambè la fasse rire.

    Face à cela, Zeus envoie Hermès chez Hadès pour lui demander de renvoyer Korê parmi les dieux pour que sa mère puisse la revoir. Hadès accepte de la renvoyer, tout en lui donnant un pépin de grenade à manger, ce qui entraîne son retour inévitable au royaume des morts. Zeus pour la faire revenir dans le séjour des dieux fait alors en sorte que Korê – désormais appelée Perséphone – réside les deux tiers de l'année avec sa mère et le tiers restant aux Enfers2.

    En ce qui concerne la mort de Baldr, celle-ci est racontée dans la Gylfaginning. Ce texte nous raconte qu’un jour, Baldr fit des rêves menaçant pour sa vie. Il expose cela aux Ases et ceux-ci décident alors de demander la sauvegarde de Baldr contre tout danger. C’est sa mère, Frigg, qui recueille les serments du feu, de l’eau, des métaux, des pierres, de la terre, des bois, des maladies, des animaux sauvages, des oiseaux et des serpents venimeux. Une fois cela fait, Baldr et les Ases commencent à se divertir en lançant toutes sortes de projectiles sur Baldr ou en le frappant, sans que cela ne lui fasse de mal. Cependant, cela ne plaît pas à Loki qui prend alors l’apparence d’une femme pour s’entretenir avec Frigg en la demeure de celle-ci. Loki lui demande alors si toutes les choses ont vraiment juré d’épargner Baldr et Frigg répond alors qu’elle a négligé de faire jurer le serment à une jeune pousse de gui. Sur ce, Loki va arracher la pousse de gui et se rend à l’assemblée des dieux où ceux-ci s’amusent avec Baldr. Il voit alors, en arrière du cercle formé par les Ases, Hödr, le frère aveugle de Baldr. Loki lui demande alors pour quelle raison il ne lance pas des traits sur Baldr et, celui-ci répond qu’il ne le peut à cause de son infirmité et parce qu’il est sans arme. Loki lui dit alors qu’il guidera sa main vers Baldr et il lui donne le rameau de gui comme arme. Le trait qu’il lance traverse Baldr et le tue. Cette mort est alors désignée comme « le plus grand malheur qui ait été provoqué chez les dieux et chez les hommes ». Tous les Ases demeurent sans voix et incapables de s’occuper de lui, sanglotant. Lorsqu'ils reviennent à eux, la première à prendre la parole est Frigg qui demande lequel des Ases accepterait de se rendre jusqu’à la demeure de Hel pour y trouver Baldr et l’échanger contre une rançon. C’est Hermódr le hardi, un autre fils d’Odin qui accepte de partir, avec Sleipnir, le cheval d’Odin, pour monture. Pendant ce temps-là, les Ases transportent le cadavre de Baldr sur son bateau, au bord de la mer. Ceci fait, Nanna, la femme de Baldr, meurt de chagrin et est transportée sur le navire, auquel les dieux mettent ensuite le feu, après qu’Odin y aie placé son anneau d’or, Draupnir, et que le cheval de Baldr y aie été conduit. Hermódr quant à lui, arrive chez Hel, après une chevauchée de neuf nuits, il y voit Baldr à la place d’honneur. Il prie ensuite Hel de permettre à Baldr de revenir avec lui chez les Ases, tout en lui décrivant leur profonde tristesse. Hel répond qu’elle consentira à le laisser partir si toutes choses, vivantes ou mortes, le pleurent, mais qu’il restera chez elle si quelqu’un refuse de le pleurer. Hermódr s’en va alors et, avant de partir, Baldr lui remet Draupnir pour Odin, en souvenir, tandis que Nanna lui remet une étoffe de lin et plusieurs cadeaux pour Frigg et un anneau d’or pour Fulla. Une fois rentré à Asgard, Hermódr raconte son voyage et les dieux envoient alors des messagers à travers le monde pour prier toutes choses de pleurer Baldr pour qu’il puisse sortir de Hel. Les hommes, les animaux, la terre, les pierres, les arbres et tous les métaux le font alors « comme (…) ces choses pleurent quand elles sortent du gel et entrent dans la chaleur ». Alors que les messagers rentrent après avoir accompli leur mission, ils trouvent dans une grotte une géante du nom de Thökk qui refuse alors de pleurer Baldr et le reste de l’histoire signale que c’était là encore un déguisement féminin de Loki. Il s'ensuit que Baldr devra rester chez Hel jusqu'au Ragnarök, après lequel il régnera avec son frère sur le monde renouvelé, tous deux réconciliés3.

    Cependant, le mythe de Korê étudié par B. Sergent ne se limite pas à sa version principale. En effet, des péripéties alternatives de la quête de Déméter nous sont racontées également par la tradition arcadienne qu'il nous faut prendre en compte :

    « Après Thelpousa, le Ladon descend au sanctuaire de Déméter qui se trouve à Onkeion. Les gens de Thelpousa appellent la déesse Érinys (…). Onkos, dont la légende fait un fils d’Apollon, avait le pouvoir en Thelpousie, sur la région du lieu-dit Onkeion. La déesse a reçu le surnom d’Érinys, à ce que l’on raconte, lors des courses errantes auxquelles elle se livra au temps où elle cherchait sa fille, Poséidon la suivit, désireux de s’unir à elle. Elle se transforme en jument et alla paître avec les chevaux d’Onkos. Poséidon se rend compte qu’il est joué et s’unit à Déméter après avoir lui-même pris l’apparence d’un étalon. Sur le moment, Déméter aurait été irritée de cette mésaventure, mais, par la suite, sa colère aurait cessé et elle aurait voulu se laver dans le Ladon. Ces faits ont valu des surnoms à la déesse : son ressentiment celui d’Érinys (parce que « s’abandonner à la colère » se dit έρινύειν en arcadien), son bain dans le Ladon celui de Lousia (…). A ce qu’on dit, Déméter eut de Poséidon une fille, dont ce n’est pas l’usage de dire le nom à ceux qui ne sont pas initiés, et le cheval Arion. C’est pour cette raison que les gens de Thelpousa seraient les premiers des Arcadiens chez qui Poséidon ait été nommé Hippios4. »

    Plus loin le Périégète nous parle de la Déméter Mélaina de Phigalie :

    « La légende qui a cours à Thelphousa au sujet du commerce que Poséidon eut avec Déméter est entièrement reprise à leur compte par les Phigaliens. Toutefois, selon ces derniers, l’être mis au monde par Déméter ne fut pas un cheval mais celle que les Arcadiens appellent Despoina. Ensuite, d’après eux, sous l’empire de son ressentiment contre Poséidon et de la douleur que lui causait le rapt de Perséphone, Déméter se vêtit de noir, entra dans une caverne et y demeura longtemps à l’écart. Tout ce que la terre nourrit dépérissait et la faim infligeait à l’espèce humaine des pertes plus grandes encore, et aucun des autres dieux ne savait, paraît-il, où se cachait Déméter. Mais Pan parcourait l’Arcadie, chassait tantôt sur une montagne, tantôt sur une autre. Il arriva aussi sur l’Élaion et vit dans quel état Déméter se trouvait et comment elle était vêtue. Zeus en fut instruit par lui, sur quoi il dépêcha les Moires auprès de Déméter. Celle-ci se laissa persuader par elles, renonça à sa colère et même se consola de son chagrin (…). [Les gens de Phigalie] expliquent le surnom de Mélaina (« Noire ») qu’ils lui donnèrent par la couleur du vêtement de la déesse5. »

    Les différentes traditions autour du mythe de Déméter font partis d'un mythème eurasiaméricain découvert par Pierre Lévêque, celui de la colère de la Grande Déesse.Dans celui-ci, une Grande Déesse, céleste ou chtonienne, est affligée par un attentat sexuel sur elle ou l'une de ses proches et se retire du monde, le laissant dépérir, jusqu'à ce qu'on la persuade de la faire revenir grâce à des bouffonneries obscènes ou une négociation6.

    De la tradition éleusinienne et du mythe de Baldr, Bernard Sergent a tiré une structure inversée qui s’articule selon quatorze points de comparaison, que nous citerons tout en les résumant :

    1. Korê est la jeune fille par excellence, fille du dieu suprême. Baldr est le jeune homme par excellence, fils du dieu suprême.

    2. Korê disparaît alors qu'elle jouait avec des jeunes filles de son entourage. Baldr est tué alors qu'il est l'objet d'un jeu des Ases.

    3. Enlevée par le seigneur du monde des morts, Korê est, symboliquement, la première morte. Baldr est le mort paradigmatique.

    4. L'enlèvement de Korê est automnal et son absence connote la mauvaise saison. Le meurtre de Baldr est printanier ou estival.

    5. Korê, enlevée par le roi des Enfers, va en devenir la souveraine. Baldr est accueilli par la déesse des Enfers.

    6. emmené par son oncle paternel, avec l'autorisation de son père. Le meurtre de Baldr l'expédie dans l'Autre Monde, à cause de son frère, à l'instigation d'un autre dieu.

    7. L'enleveur de Korê, Hadès reçoit les morts dans son domaine et possède un casque qui rend invisible. Baldr est tué par son frère, Hödr, un dieu de la guerre, pourvoyeur de mort, qui est aveugle.

    8. Le père de Korê, Zeus, avait donné son accord, sans prévenir la mère de celle-ci, Déméter. Odin, le père de Baldr, ne souhaitait pas la mort de son fils, et sa mère, Frigg, prévenue, mis tout en œuvre, lors d'une première errance, pour empêcher sa mort.

    9. L'enlèvement de Korê plonge Déméter (seule) dans le désespoir, et le monde entier en souffre. La mort de Baldr plonge tous les dieux et le monde entier dans le désespoir.

    10. Avant toute négociation, Déméter erre à travers le monde, demandant partout où est sa fille. Grâce à une négociation, une seconde errance s'engage à travers l'univers.

    11. Le monde entier attend que Déméter rie. Les dieux demandent à tous les éléments du monde de pleurer.

    12. Personne ne parvient à faire rireDéméter, hormis la jeune et belle Baubô. Personne ne refuse de pleurer, hormis l'horrible Thökk.

    13. Le rire de Déméter libère l’enchaînement du cosmos, ouvre à la vie et connote le printemps. Les pleurs de tous les êtres connotent le printemps, mais le refus de Thökk assure l'enfermement de Baldr, rend la mort inéluctable, connote le monde glacé qui aussi bien celui des morts que celui des géants ou l'hiver cosmique du Ragnarök.

    14. Au terme de la négociation entre Zeus et Hadès, Korê résidera alternativement sur Terre et dans les Enfers, connotant l'alternance saisonnière. Au terme de la négociation avec Hel, l'anneau d'Odin, qui connote le temps par ses sécrétions novendiales, est restitué à celui-ci, tandis que Baldr renaîtra finalement après l'hiver du Ragnarök, dans un univers fertile et renouvelé7.

    D'autres parallèles entre ces deux récits existent. Ainsi, en ce qui concerne l'errance de Déméter, il n’y a qu’un seul véritable témoin du rapt de Korê que celle-ci trouve – le dieu du soleil Hélios – et il y a une unique chose qui peut tuer Baldr, car Frigg ne lui a pas parlé lors de son errance correspondent à celle de Déméter – le gui. Or cette plante a une symbolique solaire reconnue8. Un autre détail est le fait que Déméter parle avec une déesse de l'enlèvement de sa fille et rencontre avec elle Hélios. Or, Frigg raconte la façon dont elle a protégé Baldr à Loki, lui révélant indirectement que la seule chose qui peut le blesser est le gui. Loki déguisé en femme est à Frigg, ce qu’Hécate est à Déméter : une confidente. Mais alors qu’Hécate va être une aide pour Déméter dans la recherche de sa fille, Loki devient ainsi un obstacle dans la quête immortalisante de Frigg pour son fils.

    De plus, le moyen de l'enlèvement de Korê et celui de la mort de Baldr sont des végétaux. En Grèce, Korê est attirée sur le lieu du rapt par un narcisse merveilleux, que Gaia fait pousser sur l'ordre de Zeus et Hadès pour piéger la jeune fille. En Scandinavie, l'instrument de la mort de Baldr est une branche de gui.

    Comme on peut le voir, une rencontre similaire à celle de Poséidon et de Déméter, durant la quête de celle-ci, est absente du mythe de Baldr, mais elle existe ailleurs dans la tradition scandinave et partage certains détails avec celui-ci.

    Peu après que les dieux aient tué son père Thjazi, la géante Skadi se présente chez eux pour qu’ils lui rendent des comptes :

    « Skadi (…) prit son heaume, sa broigne et toutes ses armes, et marcha sur Asgard afin de venger son père. Les Ases lui proposèrent un accord de réconciliation accompagné de compensations, aux termes duquel elle devrait tout d’abord choisir un mari parmi les Ases – ce choix devant toutefois s’effectuer sans qu’elle vît autre chose que ses pieds. Elle vit une paire de pieds extrêmement beaux et déclara : « c’est celui-là que je choisis, il ne doit pas y avoir grand-chose de laid dans Baldr ! » Mais c’était Njördr de Noatun.

    Elle avait également obtenu cette clause : les Ases feraient quelque chose dont elle les croyait incapables, à savoir la faire rire. Loki attacha donc une corde à la barbe d’une chèvre et l’autre bout à ses propres bourses, et chacun tira et céda tour à tour, en criant bien haut l’un et l’autre. Puis Loki se laissa tomber dans son giron, et elle rit. Alors fut rempli le contrat des Ases envers Skadi.

    On dit aussi que, en manière de compensation envers Skadi, Odin prit les yeux de Thjazi, les lança au ciel et en fit deux étoiles9. »

    Plus tard, après avoir attrapé Loki pour sa participation au meurtre et à la réclusion infernale de Baldr, les dieux se saisissent de lui et l’attachent à trois grandes pierres avec les boyaux de son fils que devinrent alors du fer. Puis Skadi prit un serpent venimeux et l’attacha au-dessus de Loki, de manière à ce que son venin se répande sur le visage de celui-ci. Sa femme, Sigyn, tient une cuvette pour recueillir le poison et protéger ainsi son visage. Cependant, lorsqu’elle va vider la coupe remplie, le venin se répand sur le visage de Loki et celui-ci s’agite si violemment que cela provoque des tremblements de terre. L’emprisonnement de Loki durera jusqu’au Ragnarok10.

    Entre l’histoire de la venue de Skadi chez les Ases et celle de la Déméter arcadienne, il existe une structure comparable :

    1. Dans les deux mythes, une déesse, parente d'un(e) mort(e) quitte ou se rend dans le séjour des dieux. Dans le mythe grec, Déméter quitte le séjour des dieux pour retrouver sa fille enlevée par Hadès, c’est-à-dire symboliquement morte. En Scandinavie, Skadi se rend dans la demeure des dieux pour venger son père.

    2. Il s'ensuit une union entre cette déesse et un dieu : Déméter est poursuivi par les assiduités de Poséidon qu’elle repousse, tandis que, inversement, Skadi demande un mari comme première compensation de la mort de son père. On remarquera qu'entre la Grèce et la Scandinavie, l'initiative de l'union est inversée.

    3. La divinité qui a l'initiative de l'union doit reconnaître son partenaire sous un déguisement. Pour échapper à Poséidon, Déméter se transforme en jument et se cache parmi un troupeau de chevaux. Les Ases acceptent la demande de Skadi, mais à la condition qu’elle choisisse son époux sur le seul critère de ses pieds, le reste de son apparence étant cachée.

    4. Poséidon arrive à reconnaître Déméter dans le troupeau et s’unit à elle. Skadi pense reconnaître les pieds de Baldr mais se trompe avec ceux de Njördr. Ici, il y a également inversion au sujet de la reconnaissance : en Grèce, c'est une réussite, tandis qu'en Scandinavie c'est un échec.

    5. Déméter est furieuse d'avoir été violée par Poséidon. Skadi, tout d’abord belliqueuse envers les Ases comme le montre son équipement guerrier, se radoucit après le choix de son époux, lorsque Loki arrive à la faire rire. En Scandinavie, la colère de la déesse précède l'union, tandis qu'en Grèce il s'agit de son résultat.

    6. Poséidon est le dieu grec de la mer, patron de la navigation. Njördr est le dieu patronnant la navigation chez les Scandinaves11.

    7. Poséidon est, par cette union, le père, avec sa sœur Déméter, de jumeaux : un fils équin et une fille dont le nom signifie « Maîtresse ». Njördr était déjà le père, par sa sœur anonyme12, ou le devient à la suite de son union avec Skadi13, de jumeaux, une fille et un garçon: Freyr « Seigneur » et Freyja « Maîtresse ». Le premier étant un dieu aux affinités équines14 et la seconde portant un nom qui est le synonyme de celui de la fille de DéméterÉrynis. En outre, qu'elle soit la mère ou la belle-mère de ces jumeaux Scandinaves, Skadi a des relations maternelles avec ceux-ci15.

    Cependant, l’histoire de Skadi a également des ramifications à la fois dans le mythe de Baldr et dans les autres traditions concernant Korê.

    Prenons tout d’abord les origines de l’errance de Déméter. Celle-ci est consécutive à l’enlèvement de Korê par Hadès, le dieu de l’Autre Monde. Nous avons vu que Bernard Sergent a bien montré que plusieurs éléments des circonstances de ce rapt se retrouvent dans la mort de Baldr.

    Or, la cause du voyage de Skadi chez les Ases – la mort de son père – trouve des équivalent dans le récit de l’enlèvement de Korê.

     

    2. L'enlèvement d'Idunn et ses parallèles helléno-scandinaves

     

    En effet, le père de Skadi, Thjazi, avait un jour capturé Loki – dans des circonstances que nous développerons plus loin – et ne voulut le relâcher que s’il attirait Idunn hors d’Asgard avec ses pommes, ce que Loki accepte de faire :

    « Au moment convenu, Loki attira Idunn hors d’Asgard et l’amena dans une forêt en lui disant qu’il avait trouvé là des pommes qui lui paraîtraient de grande valeur, et en lui demandant de prendre avec elle ses propres pommes pour faire la comparaison. Alors survint le géant Thjazi sous la forme d’un aigle. Il prit Idunn et s’envola avec elle jusque dans son domaine, à Thrymheim.

    Les Ases furent affectés par la disparition d’Idunn et devinrent bientôt grisonnant et vieux. Ils tinrent conseil et chacun demanda à l’autre ce que l’on savait, en dernier, d’Idunn. Or, ce que l’on avait vu en dernier, c’était qu’elle était sortie d’Asgard avec Loki. Alors Loki fut saisi, conduit à l’assemblée et menacé de mort ou de supplices. Il prit peur et déclara qu’il irait à la recherche d’Idunn, au Jotunheimar, si Freyja acceptait de lui prêter la forme de faucon qu’elle possédait. Quand il l’eut obtenue, il s’envola vers le nord, aux Jotunheimar, et arriva un beau jour chez le géant Thjazi. Ce dernier était alors en train de pêcher en mer et Idunn était seule à la maison. Loki la métamorphosa en noix, la prit dans ses serres, et s’envola aussi vite qu’il put. Quand Thjazi rentra chez lui et ne trouva pas Idunn, il prit sa forme d’aigle et s’envola à la poursuite de Loki avec tout le bruit strident que fait l’aigle en volant. Quand les Ases aperçurent le faucon qui volait en tenant la noix, et virent le vol de l’aigle, ils sortirent au pied d’Asgard en emportant des charges de copeaux. Lorsque le faucon fut arrivé au-dessus d’Asgard et qu’il se fut posé près de l’enceinte, les Ases mirent le feu aux copeaux. L’aigle ne put s’arrêter quand il vit le faucon lui échapper, aussi le feu prit-il à ses plumes et son vol s’interrompit. Les Ases, qui étaient tout proches de là, tuèrent alors le géant Thjazi à l’intérieur des grilles d’Asgard, et cette mise à mort est demeurée très célèbre16. »

    Ici, les points de comparaisons avec la légende de Korê et, donc, celle de Baldr ne sont pas négligeables :

    1. Idunn est la gardienne divine des pommes garantissant la jeunesse éternelle des dieux17. Or, Korê est la jeune fille par excellence et Baldr est l’archétype du jeune dieu en Scandinavie.

    2. Idunn et Korê sont attirées à l’écart de leurs pairs, au moyen d’un végétal : le narcisse merveilleux pour Korê et les prétendues pommes de Loki pour Idunn. Celui-ci a ici un rôle similaire mais inverse par rapport à la mort de Baldr : il est l’agent volontaire de l’enlèvement et non pas son instigateur. Cependant, il agit, dans les deux cas, au moyen d’un végétal arboricole.

    3. Thjazi, le kidnappeur d’Idunn, est un seigneur de l’Autre monde de la même manière qu’Hadès. Cependant, alors que le premier enlève Idunn par la voie des airs, le second enlève Korê de façon chthonienne, puisqu’il surgit de la terre entrouverte pour y disparaître ensuite. Même si le domaine de Thjazi n’est pas le royaume des morts où se rend Baldr, ils font tous les deux partie de l’Autre Monde scandinave.

    4. La mère de Koré est plongée dans l’affliction alors que dans le cas d’Idunn, c’est toute la communauté divine qui est au bord du désespoir, de manière similaire à ce que les dieux ressentent après la mort de Baldr.

    5. La temporalité de l’enlèvement d’Idunn est automnale, comme celui de Korê, car les pommes d’Idunn, comme celles que veut lui montrer Loki, sont des fruits qui arrivent à maturité lors de cette saison.

    6. On remarquera que, de la même manière que l’invisibilité d’Hadès, le seigneur de l'Autre Monde grec, répond à la cécité d’Hödr, cette dernière répond à l’énuclage que subit le cadavre de Thjazi, un seigneur de l'Autre Monde scandinave.

    En outre, Georges Dumézil a montré que Baldr et Idunn sont les deux représentants de la fonction auxiliaire de la souveraineté qu’est la fonction aryamanique : Baldr l’incarne imparfaitement jusqu’à sa mort et pleinement après sa résurrection dans le monde nouvellement établi après le Ragnarok18, tandis qu’Idunn incarne positivement cette fonction jusqu’à ce moment19. Margaret Clunies Ross voit également un autre rapport entre Baldr et Idunn : pour celle-ci, le fait que Skadi désire se marier avec Baldr est parallèle au désir de son père de conclure une union avec Idunn20.

    Si l'on résume ces différents points de comparaison, cela nous donne le tableau suivant :

     

     

     

     

     

    Mythe de Korê

    Mythe d'Idunn

    Mythe de Baldr

    Une déesse incarnant la jeune fille par excellence...

    Une déesse incarnant la jeunesse...

    Un dieu incarnant le jeune homme par excellence...

    ...se retrouve dans l'Autre Monde...

    ...se retrouve dans l'Autre Monde...

    ...se retrouve dans l'Autre Monde...

    ...enlevée par un seigneur de celui-ci...

    ...enlevée par un seigneur de celui-ci...

    … tué par son frère...

    ...à la suite d'un stratagème impliquant un végétal, à l'instigation du complice de l'enleveur : un narcisse, qui a poussé selon la volonté de Zeus.

    ...à la suite d'un stratagème impliquant un végétal arboricole, à l'instigation du complice de l'enleveur : des pommes, amené par Loki.

    ...à la suite d'un stratagème impliquant un végétal arboricole, à l'instigation du complice de l'enleveur : une branche de gui, amenée par Loki.

    La mère de la victime est dans l'affliction.

    L'ensemble de la communauté divine est dans l'affliction.

    L'ensemble de la communauté divine est dans l'affliction.

    La temporalité de l'événement est automnale.

    La temporalité de l’événement est automnale.

    La temporalité de l'événement est printanière ou estivale.

    Le ravisseur ne peut être vu.

    Le ravisseur est aveuglé.

    Le meurtrier est aveugle.

     

    Cependant, les finalités de l’histoire d’Idunn et de celle de Korê sont différentes. En Scandinavie, Idunn est secourue et son ravisseur est tué. En Grèce, Hadès ne meurt pas et il réussit à négocier le séjour de Korê – devenue Perséphone – en sa demeure durant un tiers de l’année, entérinant ainsi son union. Il n’en reste pas moins que les détails de la délivrance d’Idunn et la fin de l’histoire de Korê, sont comparables.

     

    3. Ascalaphos, Ascalabos, Loki et les dérideuses de Déméter

     

    En effet, d'après le pseudo-Apollodore, la révélation de la faute de Perséphone mangeant les pépins de grenade est faite par quelqu'un d'autre qu'elle :

    « Quand Zeus commanda à Pluton [Hadès] de renvoyer Korê [à sa mère], Pluton lui donna un pépin de grenade à manger, comme garantie qu'elle ne resterait pas longtemps avec sa mère. N'ayant aucune connaissance préalable des conséquences de son acte, elle le consomma. Ascalaphos, le fils d'Achéron et de Gorgyra, témoigna contre elle, en punition pour cela, Déméter le cloua au sol avec un lourd rocher dans le royaume d'Hadès21.

    (…) Et il [Héraklès aux Enfers] roula le rocher d'Ascalaphos (…). Mais Déméter changea Ascalaphos en hibou22. »

    Il en découle les comparaisons suivantes :

    1. La délivrance d'Idunn est le fait de Loki, un être à l’ascendance démoniaque23. C’est le témoignage d’Ascalaphos, un être à l’ascendance infernale24 qui retient Perséphone aux Enfers. De la même manière, c’est Loki transformé qui empêche la délivrance infernale de Baldr.

    1. Le moyen de la délivrance d’Idunn est sa transformation en noix par Loki. La délivrance de Perséphone est empêchée car elle a avalé un ou plusieurs pépin(s) de grenade. Dans les deux cas, nous avons la délivrance d'une déesse ou son empêchement au moyen de graines comestibles. De plus, n’oublions pas que les fruits d’Idunn portent également des pépins en leur sein, que la grenade mûrit aussi en automne et à une forme évoquant celle de la pomme.

    3. Ascalaphos a vu Perséphone manger un fruit ressemblant à une pomme, tandis que Loki veut montrer des pommes à Idunn pour l'attirer à l’écart d’Asgard.

    4. Lors de la délivrance d’Idunn, Loki prend la forme d’un faucon, un rapace diurne, et, plus tard, il est emprisonné, attaché à un rocher, jusqu’à la fin des temps à cause de son rôle dans la pérennisation de la mort de Baldr. Inversement, en Grèce, Ascalaphos est tout d’abord emprisonné sous un rocher puis, lorsqu’il est délivré par Héraclès, est changé en hibou, rapace nocturne, par Déméter, pour son témoignage25. Or la seule déesse ayant un rôle actif dans l’emprisonnement de Loki, Skadi, est justement celle que nous venons ici de comparer à Déméter. Or pour libérer Idunn, Loki demande le manteau de plumes de Freyja, (non-)fille de Skadi, ce qui peut paraître étrange, car Loki est le personnage métamorphe par excellence de la tradition scandinave26.

    Cependant ce fait paradoxal peut s'éclairer à travers la version que donne Ovide du châtiment d'Ascalaphos :

    « Cérés [Déméter] était résolu à ramener sa fille [Perséphone]. Le destin ne le permit pas, car la jeune fille avait rompu son jeun et son errance, enfantine, à travers les arbres fruitiers, elle avait ramassé, d'une branche basse, une grenade, avait pelé l'écorce jaune, avait trouvé les graines et en avait grignoté sept. Le seul qui avait vu était le fils d'Orphne27, Ascalaphos (…). Il a vu et dit (…) et par son histoire lui a volé retour. La reine des Enfers [Perséphone] gémit de détresse et changea le porteur d'histoire en oiseau. Elle jeta à son visage de l'eau du Phlégéthon. Et voilà ! Un bec, des plumes et des yeux énormes ! Remodelé, il porte de grandes ailes fauves, sa tête se gonfle énorme (…) un oiseau immonde, mauvais présage pour l'humanité (…). Ce témoin de sa langue à sans nul doute mérité son châtiment28. »

    Ici, plusieurs détails différent avec la version donnée par le pseudo-Appollodore. Premièrement, Ascalaphos n'est pas enseveli sous un rocher avant d'être transformé en hibou. Ensuite, c'est Perséphone et non Déméter qui châtie Ascalaphos. Ce dernier point et le fait que la déesse transforme l'être démoniaque en oiseau au moyen d'un medium – sa cape pour Freyja, l'eau du Phlégéthon pour Perséphone – donne une origine commune à ces deux motifs.

     

    Mythe de Korê

    Mythe d'Idunn

    Mythe de Baldr

    Ascalaphos, un être à l'ascendance démoniaque...

    Loki, un être à l'ascendance démoniaque...

    Loki, un être à l'ascendance démoniaque...

    ...empêche la délivrance de Korê...

    ...permet l'enlèvement d'Idunn...

    ...permet le meurtre de Baldr...

     

    … permet la délivrance d'Idunn...

    ...empêche la délivrance de Baldr...

    ...car il a vu celle-ci manger...

    …car il fait voir à celle-ci...

    ...car il s'est procuré (= réussit à voir) l'arme du meurtre...

    ...car il a transformé celle-ci en...

    ...car il s'est transformé en...

    ...un végétal arboricole : une grenade.

    ...un végétal arboricole : des pommes.

    ...un végétal arboricole : une branche de gui.

    ...un végétal arboricole : une noix.

    ...une femme....

    C'est un végétal lié à la mauvaise saison.

    C'est un végétal lié à la mauvaise saison.

    C'est un végétal lié à la mauvaise saison.

     

    L'identité de la figure transformant Ascalaphos/Loki nous permet également d'envisager un rapprochement entre Freyja, Déméter et Korê-Perséphone. Avant d'en arriver à ce point de notre étude, il faut nous pencher sur une autre transformation effectuée au moyen d'une liquide jeté au visage, en Grèce, chez un quasi-homonyme d'Ascalaphos châtié par Déméter, comme nous le raconte Antoninus Liberalis :

    « (…) Du temps où Déméter parcourait, errante, la terre entière à la recherche de sa fille, elle fit halte en Attique. Elle avait la bouche desséchée par la grande chaleur quand Mismé la reçoit et lui donne à boire de l'eau à laquelle elle avait mélangé du pouliot et du gruau d'orge. Démeter assoiffée but ce breuvage d'un seul trait. A ce spectacle, Ascalabos, fils de Mismé, se mit à rire et ordonna d'apporter à nouveau à la déesse une profonde bassine ou une jarre. Déméter irritée déversa aussitôt sur lui ce qui restait du breuvage. Et Ascalabos fut transformé et devint un gecko au corps moucheté, objet de haine pour les dieux et les hommes. Il passe sa vie près des canaux, et qui le tue se fait bien voir de Déméter29. »

    Une autre version du même mythe nous est donnée par Ovide :

    « Cependant, alarmée du sort de sa fille, Cérès la cherche en vain. Elle erre par toute la terre et sur toutes les mers, soit que l'Aurore, aux cheveux brillants de rosée, paraisse à l'orient, soit que Vesper ramène de l'occident le silence et les ombres. Elle allume aux feux de l'Etna deux flambeaux de sapin dont la lumière guide ses pas empressés dans les froides ténèbres de la nuit : et dès que le soleil a fait pâlir les étoiles, elle demande sa fille, et jusqu'au retour du soir la redemande encore.
    Un jour qu'épuisée de fatigue et dévorée par une soif ardente, elle ne trouvait aucune onde propice à ses vœux, le hasard découvre à ses yeux le chaume d'une cabane. Elle frappe à son humble entrée; une vieille paraît, et voit la déesse qui lui demande une eau pure pour se désaltérer. Aussitôt elle lui présente un breuvage d'orge et de lait qu'elle avait préparé. Tandis que Cérès boit à longs traits, un enfant au cœur dur la regarde avec audace, s'arrête devant elle, et rit de son avidité.
    Cérès ne peut souffrir cette insulte et jette sur l'enfant, qui parle encore, le reste de son breuvage. Au même instant, son visage se couvre de taches légères. Ses bras amincis descendent vers la terre. Une queue termine son corps, qui se rétrécit, pour qu'il ne puisse nuire. Il est changé en lézard. La vieille en pleurs s'étonne de ce prodige; elle veut le toucher; mais il rampe, il fuit, il se cache dans des trous obscurs; et les taches sur sa peau, semées comme autant d'étoiles, lui ont fait donner le nom de Stellion30. »

    On peut tout d’abord remarquer qu’Ascalaphos et Ascalabos ont été rapproché depuis longtemps31. Faisons l'inventaire de leurs convergences :

    1. Les noms de ces deux personnages – dont l'étymologie nous est inconnue – apparemment différents32, sont, en fait, identiques. Il y a simplement une variation phonétique du suffixe: Du *bh i.-e., certains dialectes grecs en ont fait un b, d'autres un ph33. Ils sont tous les deux changés un animal tacheté: l'un en hibou grand-duc34, l’autre en lézard. Ce sont donc des animaux aux affinités respectivement célestes et chtoniennes. De plus, une autre opposition existe entre ces deux animaux : le hibou est actif durant la nuit, tandis que le lézard l’est pendant le jour.

    2. Ils sont tous les deux transformés par Déméter dans le contexte du mythe de Korê.

    3. Ascalabos est transformé en lézard des rochers, tandis que la première punition d’Ascalaphos est d’être enseveli sous un rocher.

    4. Ascalabos, comme Ascalaphos, sont punis en relation avec leur parole dans le contexte du début de la mauvaise saison. En effet, le témoignage d'Ascalaphos va entraîner le retour périodique de korê aux Enfers et donc de l'hiver, tandis que les moqueries d'Ascalabos ont lieu dans le contexte de l'errance hivernal de Déméter. Cependant, contrairement à Ascalabos, les paroles ou les actes d'une autre figure vont mettre fin symboliquement à l'hiver, en faisant rire Déméter. Cette figure, liée au garçon moqueur, n'est autre que Iambè/Baubo, dont il convient de rappeler les différentes traditions la concernant.

    Comme signalé précédemment, c'est Iambè qui fait rire Déméter par ses paroles35, dans son hymne homérique, pour qu'elle accepte le cycéon36 préparé par Métaneira. Elle est dite fille de Pan et d’Écho37.Le pseudo-Apollodore fait aussi sourire Déméter par l'intermédiaire de Iambè, la faisant ainsi se lever du rocher sur lequel elle était assise sans actes ni paroles depuis son entrée à Éleusis38. Or, c'est en l'immobilisant sous un rocher que Déméter punit tout d'abord Ascalaphos pour ses paroles mauvaises, l'alter-ego d'Ascalabos, le répondant négatif de Iambè. Le rocher éleusinien, l'Agélastos Pétra (« la Pierre où l'on ne rit pas »), a été comparée39 à la pierre qui se trouve au confluent du Pyriphlégéthon (autre nom du Phlégéthon) et de l'Achéron dans l'Odyssée40.Or, sachant que c'est par l'eau du premier que Perséphone transforme Ascalaphos dans la légende ovidienne, tandis qu'un fragment d'Euphorion de Chalcis situe le rocher d'Ascalaphos à proximité du second fleuve41, cette pierre semble être la même que celle du texte homérique. Celle-ci marque le seuil du monde infernal, à la manière des pierres que les Grecs plaçaient à proximité des cimetières ou des sanctuaires des divinités infernales42. On peut doubler ce sens liminaire d'un autre : cette pierre marque également le passage, calendaire cette fois-ci, entre la bonne saison et la mauvaise.

    En ce qui concerne Baubo, quant à elle, après avoir échoué, par ses paroles, à donner le cycéon à Déméter, retrousse son péplos pour lui montrer son sexe. Ensuite, selon les versions, soit la déesse rit et accepte le breuvage43, soit c'est l'enfant qui agite sa main sous le sein de Baubo, Iacchos, qui rit permettant l'adoucissement de la déesse44. On remarquera qu'ici, comme dans le cas de Iambè, que le rire de la déesse est en lien avec l'acceptation d'une boisson par une femme, une fois sa colère, liée à son errance, finie. C'est exactement l'inverse qui se passe dans la légende d'Ascalabos : Déméter demande une boisson à une femme avant d'être mise en colère par le rire d'un jeune garçon. Remarquons au passage que, dans la légende éleusinienne, ce sont les actes de Baubo qui font rire Iacchos, tandis que, dans l'histoire Ascalabos, ce sont ceux de Déméter.

    Baubo est dite mariée à un certain Dysaulès45, dont elle a plusieurs enfants. Chez Pausanias, il s'agit d'Eubouleus et Triptolème qui informent Déméter du lieu où se trouve sa fille et, en échange, elle leur apprend à semer des graines46. Un hymne orphique fait guider Déméter vers les Enfers par un fils anonyme de Dysaulès47. Dans les deux cas, nous pouvons remarquer qu'un fils de Baubo va permettre les retrouvailles de la déesse et de sa fille, donc le retour de la bonne saison. Ils agissent ainsi en négatif d'Ascalaphos. En outre, elle les récompense de leur témoignage en leur montrant comment planter des graines, alors qu'Ascalaphos est punit par Déméter car il a vu Perséphone absorber des grains de grenade.

    Ailleurs, les enfants de Baubo et de Dysaulès sont appelés Protonoé et Misè48. Attardons-nous sur cette dernière, un hymne orphique dit de celle-ci qu'elle est « la dame au nom imprononçable, à la fois mâle et femelle, de nature double »49. Le nom de celle-ci est évocateur de celui de la mère d'Ascalabos, Mismé50. La fille de Baubo est donc l'hôtesse de Déméter. Il convient dès lors d'identifier Ascalabos comme un alter-ego négatif de Iacchos, l'enfant associé à la mère de Misè/Mismé. Cette dernière, comme sa génitrice, peuvent être décrite comme des vieilles ce qui nous permet de revenir sur un point développé par B. Sergent dans son article sur Korê et Baldr.

    Nous avons vu que le témoignage d’Ascalaphos va entraîner la réclusion saisonnière de Korê-Perséphone aux Enfers. Il est intéressant de le comparer au refus de pleurer de Thökk, qui entraîne la réclusion définitive de Baldr chez Hel. Ce motif étant l’inverse scandinave de la légende de Iambè/Baubo, comme montré par Bernard Sergent. Cependant, Thökk qui inverse les vieilles obscènes n'est autre que Loki métamorphosé. Or, nous avons bien vu que la propre fille de Baubo, Nysè, était marqué par un caractère hermaphrodite. En outre, la punition de Loki par les dieux en général, et Skadi, en particulier, reflète celle d'Ascalabos. Celui-ci reçoit au visage une boisson nourrissante venant d'un récipient tendu à Déméter par sa mère. Il en est transformé en lézard des rochers. Loki, lui est attaché par les dieux a un rocher et Skadi fixe au-dessus de sa tête un serpent qui dégoutte son venin, un liquide mortel, sur son visage, lorsqu'il n'est pas recueilli dans un récipient, par son épouse Sygin. Dans les deux cas nous avons un châtiment qui met en lien un rocher, un reptile, un liquide qui est jeté au visage du châtié, un récipient recueillant ce liquide et une femme proche du châtié qui est lié à ce liquide. Cela nous donne le tableau comparatif suivant :

    Mythe d'Ascalaphos

    Mythe de Iambè

    Mythe de Baubo

    Mythe d'Ascalabos

    Mythe de Baldr

    Ascalaphos, un être masculin....

    Iambè, un être féminin...

    Baubo, un être féminin, qui a pour fille l'hermaphrodite Misè,...

    Ascalabos est un être masculin, qui est le fils de Mismé,...

    Loki, un être masculin transformé en femme...

    ...empêche la délivrance de Korê...

    ...adoucit la peine de Déméter et permet le retour symbolique de la vie, durant l'errance de Déméter...

    ...qui suscite la colère de Déméter, durant l'errance de Déméter...

    Empêche la délivrance de Baldr, lors de la mission des messagers des Ases...

    ...en témoignant contre elle...

    … en la faisant rire par son babillage.

    … en faisant rire la déesse ou l'enfant Iacchos par ses obscénités.

    ...en se moquant d'elle...

    ...en refusant de pleurer pour partager le deuil universel.

    ...parce qu'elle a mangé une grenade.

    Elle accepte ainsi le cycéon....

    ...alors qu'elle boit le cycéon.

    Du venin de serpent...

    -

    ...que lui a tendu Iambè.

    ...que lui a tendu Baubo.

    ...que lui a tendu Mismé, la mère d'Ascalabos.

    ...est recueilli par Sygin, la femme de Loki...

    Déméter le punit en l'emprisonnant sous un rocher qui se trouve aux Enfers...

    Déméter se lève ainsi du rocher à connotation funèbre sur lequel elle était assise.

    Déméter le punit en le transformant en lézard des rochers.

    ...alors qu'il est lié par les dieux, dont Skadi, à un rocher...

    ...plus tard, il est transformé en hiboux par Déméter...

    -

    -

    ...et Skadi place au-dessus de son visage un serpent...

    ...par Korê, qui lui lance au visage l'eau du Phlégéthon « le flamboyant ».

    -

    -

    ...en lui lançant au visage le cycéon qu'a donné sa mère à Déméter.

    ...dont le venin tombe dans le récipient de Sygin, sauf quand elle doit le vider : il lui brûle alors le visage.

     

    En outre, nous allons voir un autre épisode du légendaire scandinave qui inverse la rencontre avec Thökk, de la même manière que la rencontre de Déméter avec Baubo et Iacchos inverse celle de la déesse avec Mismé et Ascalabos : il s'agit des pitreries de Loki vis-à-vis de Skadi.

     

    4. Les pitreries de Loki, le mariage avec Njördr et la catastérisation des yeux de Thjazi

     

    Les pitreries de Loki ont été rapprochée depuis longtemps de celles de Baubo par Pierre Lévêque, dans son étude du mythème eurasiaméricain de la colère de la déesse, en tant que dévoilement sexuel nécessaire à l'adoucissement de celle-ci. Il y note que le fait que l'on a ici une exhibition masculine est un cas unique, parmi les traditions qu'il recense, ce qui impliquerait une innovation scandinave51.

    Plusieurs éléments grecs et nordiques sont à rapprocher ici :

    1. On remarquera que le mythe scandinave est particulièrement proche de la version du mythe de Baubo où celle-ci est accompagnée de Iacchos. En effet, après avoir effectué ses pitreries, Loki tombe dans les bras de Skadi et celle-ci se met à rire ; alors qu'en Grèce, après les obscénités de Baubo, Iacchos qui est dans les bras de la vieille nourrice se met à rire, ce qui va adoucir Déméter. Nous avons bien vu précédemment que Skadi incarnait la déesse en colère, comme Skadi. Loki incarne ici à la fois Baubo, en tant qu'exhibitionniste, et Iacchos, comme medium de l'adoucissement de la déesse. Cependant, on remarquera aussi que Loki se trouve vis-à-vis de Skadi dans la même position que Iacchos vis-à-vis de Baubo : il se retrouve dans son giron, tel un jeune enfant. Cela implique que Skadi partage des traits avec Baubo. Cette conclusion n'est pas rédhibitoire si l'on considère, comme B. Sergent, que Baubo et ses consoeurs du mythème de la déesse en colère ne sont que des hypostases de cette déesse, spécialisées dans le dévoilement du sexe52. Le fait que l'on ait ici ce rapprochement entre Baubo et Skadi est un vestige de l'époque où les deux types de figures qu'elles incarnent n'étaient pas encore séparées.

    2. Selon John Lindow, le rire de la déesse, suscité par les pitreries de Loki, serait de nature rituel53. Bernard Sergent a bien montré que c'était le cas pour les obscénités éleusiennes et leurs correspondantes japonaises54.

    3. La symbolique du jeu obscène de Loki est riche. Ainsi, il est de nature sexuel, à travers le mouvement de va et vient entre les organes sexuels de Loki et la chèvre, animal féminin incarnant la lubricité55. Cependant, la connotation sexuelle de l'acte est inversée : les deux « partenaires » se repoussent mutuellement au lieu de s'attirer l'un vers l'autre, dans une castration symbolique. Celle-ci et le fait que se soit un être féminin doté d'attributs masculins (barbe, corne) qui est couplé ici avec Loki fait référence au caractère transsexuel de ce personnage56, mais aussi à celui de la fille de Baubo, Misè/Mismé. Or, nous avons signalé que Iambè, autre doublet de Baubo, était la fille du dieu Pan. Celui-là même qui retrouve Déméter dans la légende de Phigalie, ce qui permet à Zeus de la faire revenir par l'intermédiaire des Moires. C'est là un rapprochement supplémentaire entre nos traditions grecques et scandinaves, car, selon Pierre et André Sauzeau, Loki comme Pan appartiendrait au même complexe mythologique qu'ils appellent « panico-aryamanique »57.

    4. Baubo a aussi des liens avec la déesse Hécate58. Or, nous avons déjà vu que Loki métamorphosé en femme, dans la première équivalence scandinave de l'errance de Déméter, était comparable à Hécate, tandis que dans la seconde équivalence, il correspondait, là encore métamorphosé en femme, à un négatif de Baubo. Il semble donc que Loki a recueilli des traditions originellement lié à des figures féminines proches, sans doute du fait de son caractère transsexuel.

    Il convient de revenir sur l'union de la déesse, en particulier par rapport sur les détails qui unissent le mariage de Skadi à la figure de Baldr et à leurs correspondants helléniques.

    Rappelons que le détail unissant Skadi à Baldr est le fait que celle-ci choisit faussement Njördr, croyant que les pieds de celui-ci sont en fait ceux du jeune dieu. Ce fait est particulièrement intéressant, car en Grèce, nous avons vu que l’inverse de la mauvaise identification des pieds de Baldr était la reconnaissance du déguisement chevalin de Déméter. Or la figure équivalente à celle de Baldr, en Grèce, est Korê-Perséphone. Le rapprochement entre Déméter et sa fille – cette dernière considérée comme l’hypostase de la première – a été fait de longue date59. Cependant, de la même manière que Korê est enlevée par Hadès, sa mère subit une union tout aussi violente de la part de Poséidon. Par conséquent y aurait-il une équivalence entre ces deux dieux ?

    Ces deux dieux sont frères et possèdent plusieurs points communs tout en n’étant pas semblables. Ainsi, ces deux dieux sont liés à des espaces périphériques (la mer, les Enfers) appartenant à l’Autre Monde et ce sont des frères de Zeus, le père et l’ancien amant de leurs dulcinées respectives. En outre, Hadès enlève Korê sur son char, tandis que Poséidon viole Déméter alors qu'ils sont tous les deux sous forme de chevaux. Ce qui nous donne le tableau comparatif suivant :

    Mythe éleusinien de Korê

    Mythe arcadien de Déméter

    Mythe de Skadi

    Korê est enlevé dans l'Autre Monde...

    Déméter, la mère de Korê, est violé sur Terre, alors qu'elle recherche sa fille...

    Skadi se rend dans le monde des dieux, à la suite de la mort de son père, tué par les dieux. Elle veut s'unir...

    ...par son oncle Hadès.

    ...par son frère Poséidon.

    ...à Baldr.

    Celui-ci l'enlève sur son char.

    Elle tente de lui échapper sous une forme équine, mais il la reconnaît.

    Elle n'arrive pas à le reconnaître, alors que l'intégralité de son corps, sauf ses pieds, est caché.

    -

    Poséidon est le dieu de la mer et il lui donne des jumeaux : une fille et un cheval.

    Elle marie à sa place Njördr, le dieu de la navigation et, de lui, elle sera la (belle-mère) de jumeaux : une fille et un garçon chevalin.

    Sachant cela, une équivalence comparable devrait être visible en Scandinavie. Dans le mythe de Baldr, deux équivalents d'Hadès sont identifiables : Hödr et Hel. En ce qui concerne le lien entre cette dernière et Baldr, John Lindow met en parallèle le départ de celui-ci pour le royaume des morts avec la venue de Skadi chez les Ases et son mariage avec Njördr, ce qui impliquerait une union comparable entre Baldr et Hel60. Cependant, Baldr est déjà l'époux de la déesse Nanna, ce qui implique un partage de Baldr entre Hel et Nanna. Or, dans la version danoise de la mort de Baldr, c'est Nanna qui se trouve être l'enjeu de la rivalité entre Balderus et Hötherus, les équivalents de Baldr et Hödr, qui mènera à la mort du premier61. Nanna semble donc être, de par son rôle dans le récit danois, un doublet féminin de Baldr, donc un autre équivalent nordique de Korê. Une telle hypothèse se vérifie chez Snorri puisqu’elle meurt et réside chez Hel à la suite de Baldr. En outre, lors de la chevauchée d'Hermódr, elle fait parvenir à Frigg un voile de lin (ripti), identifié par François-Xavier Dillmann à un voile de marié62, ce qui rappelle l'union de Korê et d'Hadès, et, comme Baldr, elle transmet un anneau d’or au monde des dieux63. Enfin, dans la version de Saxo Grammaticus, celle-ci devient la femme d'Hötherus, de la même manière que Perséphone devient celle d'Hadès, auquel Hödr est comparable. Cependant, Nanna est un doublet fortement atténué de la figure de Korê-Perséphone puisque l’essentiel de sa personnalité a été absorbé par Baldr et Idunn.

    Concernant l'équivalence, implicite du fait de la confusion des pieds, entre Njördr et Baldr, il convient de se demander quelles sont les points communs qui existent entre ces deux divinités, a priori, bien dissemblables.

    Un premier trait commun à ces deux divinités est le fait que Baldr et Njördr ont des parcours matrimoniaux comparables. De la même façon que Baldr semble devenir l'époux d'Hel, par sa mort, après avoir été marié à Nanna dans le monde des vivants, Njördr a été également marié à une Vane mystérieuse, identifiée à la non moins mystérieuse Njörun par Joseph S. Hopkins64, avant son arrivée dans le monde des dieux et son union avec Skadi, qui est, comme Hel, une femme de l'Autre Monde. Ainsi, Skadi serait rapprochable de la souveraine du monde des morts. Cela n'est pas paradoxal si l'on considère que Korê, hypostase de Déméter, est aussi la souveraine hivernale des morts grecs, en tant que Perséphone, de la même manière que Déméter change de personnalité et d'apparence dans le cadre de son errance hivernale. Ainsi, à la double personnalité de Korê-Perséphone correspondraient, en Scandinavie, d'une part, autour de Baldr, le couple Nanna-Hel65 et, d'autre part, autour de Njördr, le couple Njörun(?)-Skadi. Ce rapprochement entre Hel et Skadi est celui avancé par Régis Boyer à partir du fait que Skadi peut signifier « l’Ombre », image introduisant le thème de la mort66 et que Hel est également une géante, en tant que fille de Loki67.

    Ensuite, nous avons dit que Njördr était le correspondant scandinave de Poséidon. Sachant que nous sommes en train de démontrer les liens unissant Njördr à Baldr, celui-ci a-t-il des liens avec l'équivalent grec du premier ? On peut en trouver deux. Le premier tient à la structure matrimoniale qui unit Déméter, sa fille et leurs conjoints forcés en Grèce, aux deux prétendants de Nanna, l'équivalente danoise de Korê. Cela nous permet d'établir l'équation comparative suivante :

     

    Déméter (avec Poséidon) + Korê (avec Hadès) :: Nanna avec Baldr (pseudo Njördr) et Hödr.

     

    Ainsi Nanna est représenté en Grèce par deux déesses, Déméter et Korê, ce qui est logique puisque la seconde est l'hypostase de la première. Cela expliquerai également qu’il n’y a pas d’affrontement entre Poséidon et Hadès. Cependant, on pourrait nous objecter que la correspondance de Baldr, amant de Nanna, avec Poséidon, amant de Déméter, est, d’une part, illusoire dans le mythe scandinave, et reposant sur deux sources d’origines différentes. A cela, nous pouvons répondre que dans le récit danois, Baldr est doué de capacités en relation avec le mythème du Feu dans l’Eau qui ont été analysées en détail par Daniel Gricourt et Dominique Hollard68. Or cette notion de Feu dans l’Eau est profondément en lien avec Poséidon69. Il s’ensuit que l’équivalence illusoire de Baldr et de Njördr dans l’histoire de Skadi correspondrait en fait à une allusion à des traditions scandinaves perdus où Baldr, tout comme son alter-ego danois, aurait correspondu de façon partielle à Poséidon dans la structure du mythe. Ce parallélisme ayant été renforcé dans le proto-récit scandinave par le lien de Baldr avec le Feu dans l'Eau70.

    En outre la confusion entre Baldr et Njördr peut se comprendre à travers une autre équivalence fraternelle. Ainsi, Baldr partage plusieurs éléments de comparaison avec le fils de Njördr, Freyr71 :

    1. Le nom de Freyr, comme celui de Baldr, sont synonymes : ils signifient tous les deux « Seigneur »72.

    2. Ils sont tous les deux renommés pour leur jeunesse, leur beauté et leur caractère pacifique73.

    3. Ils sont propriétaires d'un navire célèbre : Skídbladnir pour Freyr74 et Hringhorni pour Baldr75.

    4. J. Lindow a également comparé le mythe de Baldr à la courtise de la géante Gerdr par Freyr76.

    Dans ce mythe rapporté par Snorri et le Skírnisför, Freyr se languit d'amour pour la géante Gerdr après l'avoir aperçu du haut du siège d'où Odin voit les neuf mondes. Skadi envoie Skírnir pour demander la main de Gerdr, qui refuse tous les cadeaux qui lui sont proposés et qui finit par accepter après avoir été menacée magiquement77. Selon J. Lindow, dans les deux cas, un envoyé des dieux va dans l'Autre Monde pour négocier la fin d'une situation ayant produit un trouble psychologique chez des dieux : la langueur sexuelle dans le cas de Freyr, la peine dans celui d'Odin – et des autres dieux. C'est une déesse qui envoie le messager : Frigg dans le mythe de Baldr, Skadi dans le celui de Freyr, dans l'introduction en prose du Skírnisför78. Dans les deux cas, les messagers utilisent des chevaux fournis par leurs maîtres. Les deux voyages ont pour but d'obtenir la sortie d'un être de l'Autre Monde vers celui des dieux. L'attente impatiente de Gerdr par Freyr est mise en parallèle avec l'attente du retour de Baldr à la fin des temps.

    Il ne faut cependant pas considérer que Baldr est assimilable à Freyr. En effet, il a été montré par G. Dumézil que les jumeaux divins, qui patronnent la troisième fonction dans les différentes cultures indo-européennes, avaient pour équivalent le couple père-fils formé par Freyr et Njördr, en Scandinavie79. Il s’en suit que, sachant que Njördr est le doublet illusoire de Baldr, il est logique que ce dernier ait des liens avec le fils gémellaire de Njördr. Il y a donc des accointances entre ces trois personnages. Celles-ci peuvent s’expliquer en partie par l’appartenance de Baldr à un couple fraternel divin et par d'éventuels liens avec la troisième fonction productrice, comme c'est le cas de son équivalent indien, Aryaman80.

    Enfin, nous avons vu que Njördr était l'équivalent scandinave du Poséidon de la légende arcadienne, mais, en tant que pseudo-alter-ego de Baldr, il doit également être rapproché de la Korê-Perséphone dans le mythe éleusinien. Cela est également valable pour Skadi qui est équivalente à la Déméter Erinys arcadienne, mais qui joue le rôle de l'Hadès éleusinien en ayant l'initiative de l'union. Sachant ce que nous avons dit des liens existant entre Skadi et Hel, il n'est pas paradoxal de comparer les suites de l’union de Skadi et de Njördr sont à celles du mariage de Perséphone et d’Hadès :

    « Skadi voulait avoir pour séjour celui qu’avait eu son père, c’est-à-dire dans les montagnes, à l’endroit appelé Thrymheim. Mais Njördr, lui, voulait être près de la mer. Alors ils convinrent qu’ils séjourneraient neuf nuits à Thrymheim, puis trois nuits à Noatun81. »

    Cependant, Njördr ne supporte pas le hurlement des loups des montagnes, tandis que Skadi ne peut dormir à cause du cri des mouettes, ce qui entraîne la séparation du couple et le retour de Skadi dans le domaine de son père82.

    On a dans ces deux mythes, un séjour dans un lieu connotant la belle saison – la mer, l'Olympe – alternativement avec un lieu connotant la mauvaise saison – les montagnes du monde des géants, les Enfers. Dans les deux cas, les durées dans ces lieux sont inégaux et en appellent aux mêmes chiffres : trois et neuf nuits ou mois. Cependant, alors que le séjour le plus long se fait en Grèce dans le séjour connotant la belle saison, c'est l'inverse en Scandinavie. Cela peut se comprendre par les durées inverses de l'hiver et de l'été en Scandinavie et au bord de la Méditerranée83. Cependant, alors qu’au final, l’union d’Hadès et de Perséphone demeure, le ménage de Skadi et de Njördr se sépare. De la même manière, le retour cyclique de Perséphone sur Terre est représenté, à la fois, par le retour final de Baldr à la fin des temps et par le divorce de Njördr et Skadi, qui brise le cycle saisonnier grec. En outre, Skadi épouse par la suite le roi des dieux, Odin, dont elle a un fils, Saeming, ancêtre d'une lignée noble de Norvège84. En cela, elle est, là encore, comparable à Déméter puisque celle-ci est justement la mère de Korê par le roi des dieux grecs, Zeus. Simplement, en Grèce l’union avec le roi des dieux précède celle avec le dieu marin.

    On peut aussi remarquer que le don de l'anneau d'Odin à Baldr et le renvoi de celui-ci au donateur, alors qu'il est dans le monde des morts peut aussi symboliser une alternance saisonnière, sachant la symbolique temporelle de ce bijoux. Le fait que l'anneau que donne Nanna à Hermódr pour Fulla double le premier anneau et vient renforcer notre interprétation. En effet, Fulla, dont le nom signifie « Abondance, Plénitude », est considérée comme une déesse de la fertilité et de l'abondance85, donc des notions qui connotent la bonne saison.

    De la même manière, le combat entre Balderus et Hotherus pour la main de Nanna, qui s'unit successivement à l'un et à l'autre, a aussi une symbolique d'alternance saisonnière, si l'on a à l'esprit la symbolique printanière/estivale de Baldr et celle, sombre et fatale, d'Hödr, mais également la comparaison avec les faits celtiques où de nombreux duels pour la main d'une femme symbolisent une alternance saisonnière86.

    Il n'en reste pas moins que, comme dans le cas des obscénités de Loki, nous sommes en présence d'un mariage où la symbolique saisonnière est présente, bien que détournée. Une symbolique identique est présente dans le dernier acte que font les dieux pour apaiser Skadi : la catastérisation des yeux de Thjazi.

    Les étoiles en lesquelles ceux-ci sont transformés ont été identifiée avec les deux étoiles principales de la constellation des Gémeaux, c’est-à-dire α et β Geminorum87. Le premier détail marquant est ce lien indirect entre Skadi et une constellation qui est assimilée, dans d’autres mythologies, à un couple gémellaire, en premier lieu les Dioscures grecs, alors que nous avons vu que cette déesse était l'(ex-)épouse et la (belle-)mère des équivalents scandinaves des jumeaux divins indo-européens. Or, si l'on examine la trajectoire d'α et β Geminorum dans le ciel médiéval à la latitude d'Oslo, on remarque que, entre fin février et début mars, ces deux étoiles et leur constellation sont à leur méridien – leur point le plus haut dans le ciel – au moment du coucher du soleil, soit un mois avant l'équinoxe du printemps qui marque, astronomiquement parlant, le retour de la saison claire88. Le lancement des yeux de Thjazi pourrait donc correspondre à cette position méridienne de fin d'hiver qui annonce le retour effectif des beaux jours, représenté par l'équinoxe de printemps.

    Ces comparaisons nous donnent le tableau récapitulatif suivant :

     

    Mythes de Korê et de la Déméter arcadienne

    Mythe de Skadi

    Mythe islandais de Baldr

    Mythe danois de Balderus

    Poséidon et Hadès, deux frères, s'unissent respectivement à Déméter et sa fille (et hypostase) Korê.

    Deux déesses, Njörun (?) puis Skadi, s'unissent successivement à Njördr.

    Baldr, dont le frère est Hödr, est d'abord marié à Nanna, puis se retrouve chez Hel (sa nouvelle épouse ?), car...

    Balderus et Hotherus se disputent la main de Nanna.

    Hadès est le souverain des morts.

    -

    -

    ...il a été tué par Hödr, un pourvoyeur des morts

    Hotherus tue Balderus.

    Korê se retrouve dans l'Autre Monde...

    Déméter se retrouve dans le monde des mortels...

    Njördr se retrouve dans l'Autre Monde...

    Nanna meurt de chagrin et se retrouve chez Hel...

    -

    ...où elle est l'épouse d'Hadès.

    …où elle est violée par Poséidon.

    ...en couple avec Skadi

    ...avec son mari Baldr et comme détentrice d'un voile de mariée...

    Nanna est d'abord unit à Balderus puis à Hotherus.

    Mythes de Korê et de la Déméter arcadienne

    Mythe de Skadi

    Mythe islandais de Baldr

    Mythe danois de Balderus

    Mythes de Korê et de la Déméter arcadienne

    Korê devient la souveraine des Enfers grecs par son union avec Hadès.

    -

    Skadi est une souveraine de l'Autre Monde, rapprochable d'Hel.

    Hel est la souveraine du monde des morts.

    -

    -

    Poséidon est le dieu de la mer.

    Njördr, le dieu de la navigation, est confondu avec Baldr par Skadi.

    Balderus possède des pouvoirs liés à l'eau.

    -

    Déméter donne à Poséidon deux jumeaux : une fille et un cheval.

    Skadi est la (belle-)mère de deux jumeaux de Njördr : une fille et un fils chevalin.

    Baldr a des accointance avec Freyr, le fils gémellaire de Njördr.

    -

    -

    La naissance des jumeaux de Déméter coïncide avec son adoucissement et le retour du printemps.

    L'apaisement de la colère de Skadi survient finalement lorsque les yeux de son père deviennent une constellation, qui marque la fin de l'hiver, assimilable en Grèce à une autre paire de jumeaux, les Dioscures.

    La mort de Baldr est printanière ou estivale.

    -

    Korê-Perséphone séjourne à la mauvaise saison chez Hadès et chez sa mère durant la saison claire. Leur mariage dure ainsi.

    L'errance et la réclusion de Déméter symbolise la mauvaise saison.

    Skadi et Njördr alternent un séjour chez Skadi durant la mauvaise saison et un séjour chez Njördr durant la saison claire. Leur mariage ne dure pas.

    Baldr et Nanna donnent chacun à Hermódr un anneau d'or. Celui de Nanna est assimilable à celui de Baldr. Celui-ci lui fut donné par Odin sur son bûcher funéraire et il charge Hermódr de lui rendre. Cet anneau incarne un cycle temporel et il passe alternativement de notre monde à celui des morts, pour enfin retourner dans notre monde.

    Le combat de Balderus et d'Hotherus pour la main de Nanna a une symbolique d'alternance saisonnière.

    -

    Avant son union avec Poséidon, Déméter s'était unit à Zeus, le roi des dieux, auquel elle donne une fille.

    Après son son union avec Njördr, Skadi s'unit avec Odin, le roi des dieux, auquel elle donne un fils.

    -

    -

     

    5. Skadi, Déméter et leurs (belles-)filles

     

    Comme énoncé précédemment, un point de convergence supplémentaire entre ces deux figures est le fait qu'elles ont chacune des filles – sa belle-fille, pour Skadi, dans certaines sources – qui sont comparables. Il convient donc d'approfondir l'étude de ces deux déesses.

    Nous avons vu que Freyja avait des liens avec Korê-Perséphone, dans les circonstances des transformations de Loki et d'Ascalaphos, mais le lien qui existe entre elles ne se limite pas à cela. Ainsi, Perséphone est la souveraine des Enfers, aux côtés d'Hadès, tandis que Freyja règne sur la moitié des guerriers tombés au combat, l'autre moitié revenant à Odin89. Ce qui nous rappelle également l'union de Skadi avec Odin.

    Cependant, Freyja peut être reliée également à cette autre fille de Déméter qu'est Despoina, dont le nom signifie également « maîtresse » et qui possède un jumeau équin. Si l'on se penche sur l'étude de cette déesse arcadienne, telle que faite par Madeleine Jost, on se rend compte d'une grande proximité entre ces deux déesses.

    A Lykozoura, tout d'abord, un sanctuaire de Despoina est attesté. Elle y apparaît associée non seulement à Déméter, mais aussi à une Artémis bien particulière. Celle-ci est de nature chtonienne, du fait des serpents qu'elle tient à la main, et elle y est décrite comme la fille de Déméter. M. Jost cite plusieurs aspects faisant le lien entre les deux déesses et qui dénotent une parenté profonde entre ces deux déesses : le lien à la danse, au monde animal, avec une biche consacrée à ces deux déesses dans leurs sanctuaires90. En outre, Artémis est associée, à Poséidon, à Phénée91 et à Kaphyai92, à Déméter à Lykozoura et Zotia, et elle est présente à l'entrée de l'enclos sacré des Grandes Déesses à Mégalopolis93. A partir de ces dernières données et de comparaisons héortologiques entre les pratiques cultuelles mycéniennes et celles des temps historiques, Bernard Sergent considère que l'Artémis arcadienne a dû commencé sa carrière théologique comme fille de Poséidon et de Déméter94. Ce qui est confirmé par Pausanias qui nous dit qu'Artémis est la fille de Déméter, selon Eschyle95. Sachant que la seule fille de Poséidon et Déméter attestée dans nos sources mythologiques est Despoina, on peut considérer que celle-ci est un doublet théologique de cette Artémis arcadienne. Une telle conclusion est d'autant plus tentante que Bernard Sergent fait correspondre avec la Potnia de la tablette mycénienne PY Tn 316, la déesse Déméter, à laquelle se serait substituée cultuellement Artémis, aux temps historiques96 . Or, Potnia, qui signifie « Maîtresse » est l'exact synonyme de Despoina.

    Dans le même ordre d'idées, on remarquera qu'Artémis a également un jumeau, Apollon, et que c'est un fils de celui-ci, Onkos qui possède le troupeau de chevaux dans lequel se cache Déméter métamorphosée et qui recueille le cheval Arion, le jumeau de Despoina97.

    Cependant, Freyja n'est pas cette Artémis. Pour trouver une correspondante nordique à cette figure, il faut se tourner vers la (belle-)mère de Freyja, Skadi. Nous avons, en effet, vu que cette dernière était lié aux montagnes sauvages, comme l'est Artémis en Grèce. Un autre fait pouvant lier Skadi à cette symbolique artémisienne est le fait qu'elle est surnommée Öndurdis « la dise [déesse] aux raquettes » ou Öndurgurdr « Bataille-à-la-raquette », selon R. Boyer98. De la même manière Franz Rolf Schröder a montré nombre de caractères rapprochant Skadi d'Artémis : elles manipulent toutes les deux des arcs ; elles sont les maîtresses des espaces sauvages et des animaux qui y vivent, en particuliers des montagnes99.

    Ce lien entre Skadi et Artémis est renforcé par les rapprochements effectués par B. Sergent entre la première et l'héroïne artémisienne par excellence, Atalante :

    - celle-ci est chasseresse, comme Skadi est guerrière.

    - Atalante évite le mariage par la course à pied, tandis que la géante scandinave choisit son mari par une épreuve de reconnaissance des pieds.

    - Atalante se déplace rapidement à pied, c'est-à-dire aussi vite que Skadi avec ses skis.

    - Atalante est trompée au moyen d'une pomme d'or du jardin des Hespérides, équivalent grec des pommes d'immortalité d'Idunn, que vole le propre père de Skadi, entraînant ainsi sa perte.

    - leurs mariages sont productifs – si l'on accepte la maternité de Freyr et Freyja par Skadi – mais ne durent pas.

    - toutes les deux sont associés à des paysages montagneux.

    - Skadi a été considérée comme l'éponyme de la Scandinavie, conçue comme « l'île de Skadi », tandis qu'Atalante est l'homonyme d'une petite île100.

    On ajoutera à tous ces éléments que nous avons vus précédemment que Skadi avait un nom lié avec l'idée d'ombre, d'obscurité. Or, contrairement à Skadi, ce n'est pas Atalante qui subit l'épreuve matrimoniale pédestre, mais son futur mari, que certaines versions appellent Melaniôn, « le Noir »101. Il y a là un lien sémantique entre les noms de ceux qui passent les épreuves matrimoniales dans ces deux mythes.

    On peut ajouter à tout cela que le père adoptif de cette Despoina, un Titan du nom d'Anytos102, peut être assimilé au père de Skadi qui est un géant. Les géants scandinaves, comme les Titans grecs, étant des précurseurs des dieux.

    Inversement, on remarquera que Freyja possède des liens avec Déméter, comme le montre le mythe suivant :

    « (…) Freyja est la plus noble [des déesses]. Elle épousa Ódr, et leur fille s'appelle Hnoss. Celle-ci est si belle que son nom sert à désigner toutes les choses belles et précieuses : elles sont en effets appelées hnossir (« joyaux »). Ódr est parti au loin pour de longs voyages, et, depuis Freyja le pleure, et ses larmes sont d'or rouge. Elle possède beaucoup de noms, et la raison en est qu'elle se fit appeler de diverses façons quand elle voyagea à travers des nations étrangères à la recherche d'Ódr (...)103. »

    Il a été vu depuis longtemps que cet énigmatique Ódr n'est autre qu'un doublet d'Odin104, le roi des dieux Scandinaves, dont elle a une fille. Or, en Grèce, Déméter et Zeus, le roi des dieux, ont une fille unique. Par contre, alors que Freyja pleure la longue absence du père de sa fille et part à sa recherche, Déméter, elle, pleure la longue absence de sa fille et part à sa recherche. En outre, Déméter, comme Freyja, est une déesse liée à la fertilité, la féconditéet elles ont toutes les deux le porc comme animal associé105. P. Guelpa, quant à lui, a rapproché Baubo de Freyja, les deux étant désignés comme des chiennes106. Or nous avons vu que Skadi partageait aussi quelques traits avec Baubo.

    Freyja possède aussi des liens avec sa (belle-)mère. Ainsi, nous avons vu que Freyja était une souveraine des morts guerriers, un rôle similaire à celui de Perséphone, mais aussi de Hel, la souveraine des morts du commun, que nous avons rapproché de Skadi. En outre, Freyja fut, sans doute, tout d'abord l'épouse de son propre frère Freyr107, comme l'a été leur père Njördr avec sa sœur, et qu'elle épousa ensuite un doublet d'Odin. C'est exactement le même parcours matrimonial que connaît Skadi : elle est tout d'abord l'épouse de Njördr, qui forme un couple théologiquement gémellaire avec Freyr, puis le quitte pour Odin108. On peut donc en conclure que Freyja et Skadi entretiennent une relation similaire à celle existant entre Déméter et ses filles.

    De façon similaire, les aventures matrimoniales de l'équivalent danois de Njördhr, Hadingus, sont intéressantes. Celui-ci a tout d'abord une première épouse, Harthgrepa, une géante qui n'est autre que sa sœur adoptive et nourrice. Celle-ci lui fait alors des avances auxquelles il cède. Elle l'accompagne alors dans ses voyages lui fournissant une aide précieuse : elle fait parler un mort au moyen d'un bâton runique placé sous la langue de celui-ci et elle sauve Hadingus d'une main géante, mais elle meurt plus loin mise en pièce par des géants, en conséquence de ses activités nécromantiques109. Peu après, Hadingus prend une seconde épouse Regnilda :

    « Le hasard fit que Hadingus apprit qu'un Géant s'était fait promettre par traité Regnilda, la fille de Haquinus, le roi des Nithériens. Il trouva la chose inconvenante, inacceptable, et la haine s'empara de lui à l'idée de cet abominable mariage. Les noces n'eurent pas lieu, car, avec une noble audace, il prit les devants, partit pour la Norvège et, de son bras armé, tua l'infâme qui avait le front d'aimer la princesse.

    Comme il pouvait alors jouir des délices de la cour du roi, il jugea son geste tellement plus important que la consolation qu'il refusa le repos et trouva plus courageux, et préférable à tout plaisir, de combattre l'injustice, non seulement celle dont il était victime, mais encore celle que subissent les autres. Il fut couvert de mille blessures.

    Ignorant qui était son bienfaiteur, la jeune fille le soigna et le guérit. Pour que le temps, par-delà les années, ne l'empêchât pas de le reconnaître, elle lui enferma un anneau dans une plaie de la jambe. Quand, un peu plus tard, son père l'autorisa à choisir un mari, elle invita des jeunes gens à sa table et leur palpa les jambes en recherchant l'objet qui servait d'indice. Elle reconnut Hadingus à l'anneau caché, repoussa tous les autres prétendants, embrassa celui qui n'avait pas supporté qu'un Géant se mariât avec elle, et l'épousa110. »

    Plus loin, s'engage un dialogue entre Hadingus et sa femme où ils se lamentent de la même manière que Njördr et Skadi, sans qu'il y est une alternance entre deux séjours ou une séparation111. Cette épouse qui choisit volontairement un mari d'une manière similaire au choix involontaire de Skadi et qui, tout comme elle, se plaint de son séjour marin, a été identifiée avec Skadi112. Cependant, comme le remarque Georges Dumézil, il y a une inversion entre ces deux épouses : la géante Harthgrepa par la supériorité qu'elle a vis-à-vis d'Hadingus rappelle Skadi. Cependant, le caractère lascif et incestueux de la géante danoise, ainsi que son talent pour la nécromancie, rappellent par contre Freyja113. Il y a comme un entremêlement entre les deux épouses successives de Njördr, d'une part, et Skadi et Freyja, d'autre part114. Sachant cela et que la mère de Freyja est alternativement donnée comme la première ou la seconde épouse de Njördr, il se pourrait que ces deux épouses du vieux Vane ne soient que deux formes évoluées d'une même proto-déesse scandinave. Les arguments qui nous permettent d'étayer cette hypothèse nous viennent la encore de Grèce.

    En effet, nous avons vu que Déméter était mélaina « la Noire » et qu'un Mélainon, un « Noir », associé à Atalante, autre correspondante grecque de Skadi, était rapprochable sémantiquement du nom de la géante nordique. Cette épiclèse de Déméter est donc là aussi comparable au nom de Skadi. Or, elle ne prend ce surnom, de la même manière que celui d'érinys, qu'après son viol par Poséidon. Ce dernier épithète de Déméter est lié, selon une étymologie populaire à l'idée de colère, de vengeance, d'affolement, et de façon plus sûre, à une définition chthonienne de la déesse115. Ces deux définitions de ce terme cadrent parfaitement avec la réclusion de Déméter outragée dans l'ombre caverneuse à Thelphousa. De la même manière, en Scandinavie, l'ombreuse Skadi, en colère, provient d'une terre de l'Autre Monde, hivernale, comme l'est l'errance de la Déméter éleusinienne, tout aussi en colère et vêtue de noire, qu'en Arcadie. En outre, nous avons vu qu'une étymologie rattachait le nom de la Scandinavie à celui de Skadi, ce qui lui donne un caractère indubitablement tellurique, comme est celui de Déméter en Grèce. De plus, Skadi est surnommée « la resplendissante épouse des dieux »116, à savoir ces deux époux successifs, sachant qu'elle est une « ombreuse » du fait de la colère générée par la mort de son père et qu'elle n'est apaisée qu'en prenant un époux, il est légitime de voir ce surnom comme reflétant une évolution inverse de celle qui se produit chez Déméter : la sombre terre hivernale fait là place à la terre fertile et ensoleillée de la belle saison.

    On peut donc tirer de tout cela l'équation mythologique suivante :

     

    Freyja + sa mère (Njörun (?) ou Skadi) = Déméter + ses filles (Korê-Perséphone, Despoina, Artémis)

     

    et, par conséquent, on peut en déduire que Déméter Erinys/Mélaina correspond en Scandinavie à Skadi, en particuliers lors de son arrivée chez les dieux, tandis que l'aspect apaisé de la déesse grecque pourrait correspondre à la première épouse de Njördr, en tant que déesse Vane liée à la fertilité et l'abondance, comme peut l'être Déméter. Ainsi, ce que les Grecs ont conçu sous une même figure divine, les Scandinaves l'auraient plus ou moins séparé en deux figures liées par un même mari. Dans ce cas de figure, on peut donc aisément concevoir Skadi comme une incarnation de la terre hivernale, sauvage, propre à la chasse, mais pas à l'agriculture.

    Récapitulons donc les différentes caractéristiques de ces déesses :

     

    Déméter...

    Korê-Perséphone...

    Despoina...

    Artémis...

    Skadi...

    Freyja...

    ...transforme Ascalaphos en hiboux...

    ...transforme Ascalaphos en hiboux...

    -

    -

    -

    ...aide à la transformation de Loki en faucon...

    ...après l'avoir emprisonné sous un rocher ou transforme Ascalabos en lézard des rochers...

    -

    Participe au liage de Loki à un rocher et en liant au-dessus de lui un serpent...

    -

    ...en lui lançant sa boisson au visage.

    ...au moyen de l'eau d'un fleuve infernal.

    ...qui dégoutte du poison sur son visage.

    ...au moyen de sa cape.

    -

    Korê-Perséphone est la souveraine des morts au côté d'Hadès.

    -

    -

    Skadi, une souveraine de l'Autre Monde, s'unit à Odin.

    Freyja se partage la moitié des morts tombés au combat avec Odin.

     

     

    Le nom de Despoina signifie « Maîtresse ».

    -

     

    Le nom de Freyja signifie « Maîtresse ».

    Déméter...

    Korê-Perséphone...

    Despoina...

    Artémis...

    Skadi...

    Freyja...

    Déméter est Erinys, « en colère », lorsqu'elle conçoit Despoina.

    Korê-Perséphone est la fille de Déméter.

    Despoina est la fille de Poséidon et de Déméter. Elle a un jumeau équin.

    Artémis est associé à Despoina, Poséidon et Déméter (dont elle est la fille) en Arcadie. Elle a un jumeau, Apollon, dont un fils, Onkos, recueille le jumeau équin de Despoine.

    Skadi, (belle-)mère de Freyja est « en colère » lorsqu'elle se marie avec Njördr

    Freyja est la fille de Njördr et de Skadi. Elle a un jumeau aux accointances équines.

    Déméter est Mélaina « la Noire », après son viol.

    -

    -

    Une hypostase d'Artémis marie un « Noir »

    Skadi est « l'Ombre »

    -

    -

    -

    Le père adoptif de Despoina est un Titan.

    -

    Le père de Skadi est un Géant.

    -

    -

    -

    -

    Artémis et Skadi partagent de nombreux points de comparaison.

    -

    Déméter a une fille avec le roi des dieux grecs.

    -

    -

    -

    -

    Freyja a une fille avec un doublet du roi des dieux scandinaves.

    Elle erre, accablée par la souffrance, à la recherche de sa fille disparue.

    -

    -

    -

    -

    Elle erre, accablée par la souffrance, à la recherche de son mari disparu.

    Déméter est une déesse de la fertilité et de la fécondité liée au porc.

    -

    -

    -

    -

    Freyja est une déesse de la fertilité et de la fécondité liée au porc.

    Baubo, une hypostase de Déméter, est assimilée à une chienne.

    -

    -

    -

    Skadi est rapprochable de Baubo.

    Freyja est assimilée à une chienne.

    -

    -

    -

    -

    Njördr, l'époux de Skadi, est d'abord l'époux de sa sœur (Njörun ?).

    Freyja est d'abord l'épouse de son propre frère Freyr.

    -

    -

    -

    -

    Njördr est le père gémellaire de Freyr.

    -

    -

    -

    -

    Njördr épouse Skadi en seconde noce et le quitte ensuite pour Odin

    Freyja épouse Ódr en seconde noce

    Déméter est la déesse de la terre cultivée. Elle a une apparence hivernale lorsqu'elle porte ses surnoms d'Érynis et de Mélaina et qu'elle erre à la recherche de sa fille.

    L'alternance des séjours de Korê-Perséphone entre notre monde et celui des morts symbolise le passage entre la bonne et la mauvaise saison.

    -

    -

    Skadi incarne la terre hivernale, tandis que la première épouse de Njördr, incarne la terre lors de la bonne saison.

    L'errance de Freyja a une symbolique hivernale.

     

    Dernier point, avant de conclure, Freyja, qui erre, comme Déméter, à la recherche de son mari odinique, à été rapproché de Frigg117, épouse d'Odin, liée à deux errances en rapport avec la mort de Baldr. Les rapports existant entre ces deux déesses seraient à revoir à la lumière de la nouvelle mythologie comparée, mais nous pouvons déjà dire qu'à travers ces deux déesses, la boucle est bouclée entre le mythe de Skadi et celui de Baldr.

     

    Nous avons donc pu voir que le mythème eurasiaméricain de la colère de la Grande Déesse et de son apaisement, lié au cycle saisonnier, était éclaté, en Grèce comme en Scandinavie, dans plusieurs traditions. Alors qu'en Grèce, ce mythème s'articule autour de Déméter et ses filles, il est réparti en Scandinavie autour de plusieurs déesses et de leurs enfants. Inversement, nous avons pu voir, qu'en Scandinavie, Loki avait cumulé sur lui, sous son identité réelle ou à travers des déguisements féminins, les rôles de diverses figures grecques dont les actes entraînaient l'ouverture ou la fermeture de la mauvaise saison. Ce rôle calendaire, nous l'avons vu aussi à travers l'association astronomique du mythe de Skadi.

    Il convient maintenant de ce demander si un complexe mythologique comparable se retrouve ailleurs dans le monde indo-européen. Nous pouvons déjà vous affirmer, chers lecteurs, que la réponse est affirmative, mais cela est une autre histoire...

     

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    1 Sergent, 1992. Nous remercions Bernard Sergent pour ses corrections et ses conseils, ainsi que Patrice Lajoye pour son travail d'édition sur notre texte.

    2 Hymne homérique à Déméter II. Pour les autres versions principales, cf. Sergent, 1992, p. 135, n. 6.

    3Snorri Sturlusson, Gylfaginning XLIX = Dillmann, 1991, p. 89-92.

    4 Pausanias, Périégèse VIII 25 4-7, cité dans Jost, 1985, p. 302-303.

    5Pausanias, Périégèse VIII 42 1-5, cité dans Jost, 1985, p. 314.

    6 Lévêque, 1988.

    7 Sergent 1992 : 136-138.

    8 Frazer, 1981-1984, IV, p. 358.

    9Snorri Sturlusson, Skáldskaparmál L = Dillmann, 1991, p. 93-94.

    10Snorri Sturlusson, Gylfaginning XLIX = Dillmann, 1991, p. 89-92.

    11Snorri Sturlusson, Gylfaginning XXIII = Dillmann, 1991, p. 54.

    12Snorri Sturlusson, Ynglinga saga IV = Dillmann, 2000, p. 58.

    13La Gylfaginning (24 = Dillmann, 1991, p. 55) dit, après la séparation du mariage de Njördr et de Skadi, qu'il « eut ensuite deux enfants : un fils appelé Freyr et une fille appelée Freyja ». Ici, la mère des deux enfants ne peut être, implicitement, que Skadi.

    14Simek, 1996, p. 74-75 ; Lindow, 2001, p. 125.

    15Cf. infra.

    16Snorri Sturlusson, Skáldskaparmál I = Dillmann, 1991, p. 106-107.

    17 Snorri Sturlusson, Gylfaginning XXVI = Dillmann, 1991, p. 58.

    18Dumézil, 1968-1973, I, p. 227-228.

    19Dumézil, 1994, p. 293-300.

    20Clunies Ross, 1994, p. 122.

    21Pseudo-Apollodore, Bibliothèque I 33.

    22Pseudo-Apollodore, Bibliothèque II 124.

    23Simek, 1996, p. 217 ; Lindow, 2001, p. 216-217.

    24L'Achéron est le fleuve infernal bien connu, tandis que Gorgyra signifie « Conduit Souterrain ».

    25G. Dumézil a comparé le châtiment d'Ascalaphos à celui de Sisyphe. Ce dernier dénonce les amours de Zeus et d'Égine au père de cette dernière, ce qui suscite l'ire de Zeus qui l'afflige d'un fardeau éternel à rouler. Dans les deux cas nous avons des bavards. La punition d'une charge de pierre pour affliger les calomniateurs sexuels existait en France et dans le monde germanique médiéval et elle était sans doute plus largement répandue dans le monde indo-européen à une époque plus reculée (Dumézil, 1990). On peut ici que Ascalaphos, même si son bavardage ne concerne pas une faute sexuelle, va, par son témoignage, dénoncer la pérennisation de l'union de Perséphone et d'Hadès. Dans le même ordre d'idée, le fait que Loki soit finalement lié à une pierre est aussi en rapport avec des dénonciations sexuelles : dans la Lokasenna, avant de laisser échapper qu'il est le véritable responsable de la mort de Baldr, il traite toutes les Asines, dont Skadi, de catins !

    26Dumézil, 1986, p. 128-129.

    27« l'Obscurité », ce qui concorde là encore parfaitement avec l'ascendance infernale d'Ascalaphos.

    28Ovide, Métamorphoses V 538-550.

    29Antoninus Liberalis, Métamorphoses XXIV.

    30Ovide, Métamorphoses V 447.

    31Jacobi, 1854, p. 51 ; Astour, 1965, p. 315-316. Cependant, en dehors du rapprochement entre ces deux personnages, les analyses de ces auteurs nous semblent dépassées.

    32Sachant que les deux transformations concernent des animaux à la robe mouchetée, on peut se demander si cette première partie de leurs noms ne serait pas en lien avec leurs teintes.

    33Nous remercions Bernard Sergent pour cette remarque.

    34Sauzeau, 2006, p. 81.

    35Une tradition athénienne, attribuée à Philochore, la fait parler et gesticuler pour faire rire Déméter (Ollender 1985, p. 21 n. 81 pour les références).

    36Boisson similaire à celle donnée à Déméter par Mismé.

    37Ollender, 1985, p. 21 n. 81 pour les références.

    38Pseudo-Appollodore, Bibliothèque I 5 1.

    39Sergent, 1988, p. 46-47.

    40Odyssée X, 513.

    41Euphorion de Chalcis, Fragments, 9 = Acosta-Hughes et Cusset, 2012, p. 38-39.

    42Sergent, 1988, p. 46.

    43Arnobe, Adversus Nationes V 25.

    44Clément d'Alexandrie, Protreptique II 20-21.

    45Ollender, 1985, p. 14, n. 52 pour les références.

    46Pausanias, Périégèse I 14 3.

    47Ollender, 1985, p. 14, n. 56 pour les références.

    48Ibid., n. 52 pour les références.

    49Ibid., p. 41, n. 181 pour les références.

    50Ibid., p. 46.

    51Lévêque, 1988, p. 52.

    52Sergent, 2009, p. 50.

    53Lindow, 2001, p. 269.

    54Sergent, 2009, p. 59-63.

    55Sauzeau et Sauzeau, 2012, p. 284-287.

    56Clunies Ross, 1994, p. 123.

    57Sauzeau et Sauzeau, 2012, p. 275-305.

    58Sergent, 2009, p. 62 ; Olender, 1985, p. 46-47.

    59Séchan et Lévêque, 1966, p. 135-174. Cf. Sergent, 2009, p. 48.

    60Lindow, 1997, p. 89.

    61Saxo Grammaticus, Gesta Danorum III 2-3 = Troadec et Dillmann, 1995, p. 99-110.

    62Dillmann, 1991, p. 186, n. 26.

    63Snorri Sturlusson, Gylfaginning XLIX = Dillmann, 1991, p. 92.

    64Hopkins, 2012.

    65Bernard Sergent (1992, p. 137) rapproche justement Perséphone d'Hel.

    66 Boyer, 1995, p. 195. Cette étymologie est confirmée comme étant la plus probable par Patrick Guelpa (2006, p. 105)

    67Snorri Sturlusson, Gylfaginning XXXIV = Dillmann, 1991, p. 61.

    68Gricourt et Hollard, 2001, p. 33-37.

    69Sergent, 2004, p. 475-480.

    70N'oublions pas également que le cœur de la personnalité de Baldr appartient au type des dieux mineurs de la souveraineté dont Aryaman est le représentant indien (Dumézil, 1977, p. 86-114) et qu'une autre grille interprétative du mythe de la mort de Baldr, qui peut s'ajouter à celle qu'a proposé Bernard Sergent, est en lien avec le concept de divinité aryamanique, dans le contexte du mythème indo-européen de la Bataille Finale. En Grèce, l'implication de figures aryamaniques dans un tel contexte a été déplacé sur d'autres mythes (sur tout cela, Oudaer, 2013, à paraître).

    71Kurt Schier (1976, 1992) considère que Baldr est à l'origine un équivalent danois du Freyr d'Uppsala, en tant que fondateur d'une dynastie locale. Pour notre conception du rapport entre ces deux divinités, cf. la fin de notre comparaison entre celles-ci.

    72Simek, 1996, p. 54 (pour Baldr) et 121 (pour Freyr).

    73Snorri Sturlusson, Gylfaginning XXII (pour Baldr) et XXIV (pour Freyr) = Dillmann, 1991, p. 89-92 et 56.

    74Snorri Sturlusson, Gylfaginning XLIII = Dillmann, 1991, p. 76.

    75Snorri Sturlusson, Gylfaginning XLIX = Dillmann, 1991, p. 91.

    76Lindow, 1997, p. 113-116.

    77Snorri Sturlusson, Gylfaginning XXXVII = Dillmann, 1991, p. 68-69 ; Skírnisför= Boyer, 1992, p. 125-136.

    78On peut ajouter que dans le début du mythe de la mort de Baldr voit une errance où c'est le soucis de Baldr qui fait passer Frigg à l'action, mais c'est alors elle qui part.

    79 Dumézil, 1992, p. 117-153.

    80 Dumézil, 1977, p. 101.

    81Snorri Sturlusson, Gylfaginning XXIII = Dillmann, 1991, p. 55.

    82Snorri Sturlusson, Gylfaginning XXIII = Dillmann, 1991, p. 56.

    83Guelpa, 2006, p. 95-96.

    84Snorri Sturlusson, Ynglinga saga VIII = Dillmann, 2000, p. 63.

    85Dumézil, 1980, p. 295-296.

    86Sur ces faits celtiques et leur symbolique saisonnière, nous renvoyons à l'étude de Nathalie Stalmans (1995).

    87 Grimm, 1880-1883, II, p. 723-724 ; Cleasby et Vígfusson, 1957, p. 594-595.

    88Je tiens à remercier David Romeuf, astronome amateur et informaticien, qui a généré les cartes astronomiques de la constellation des Gémeaux pour la période et la zone concernée ici et m'en a donné les interprétations astronomiques.

    89Snorri Sturlusson, Gylfaginning XXIV = Dillmann, 1991, p. 57.

    90Jost, 1985, p. 334-335.

    91Ibid., p. 35-36.

    92Ibid., p. 110.

    93Ibid., p. 227

    94Sergent, 1990, p. 196.

    95 Pausanias, Périégèse VIII 37 5. Au sujet des liens entre Apollon et les chevaux, cf. Sergent, 2004, p. 253-258.

    96Ibid., p. 195.

    97 Pausanias, Périégèse VIII 25 4-5 et 10.

    98Boyer, 1995, p. 187-188.

    99Schröder, 1941, p. 75-76.

    100Sur toutes ces équivalences ici résumées, Sergent, 1991, p. 242-244.

    101Pseudo-Apollodore, Bibliothèque III 9 2 ; Pausanias III 12 9.

    102Pausanias VIII 37 5-6, cité par Jost, 1985, p. 335.

    103Snorri Sturlusson, Gylfaginning XXXV = Dillmann, 1991, p. 65.

    104 Simek, 1996, p. 261 ; Lindow, 2001, p. 247.

    105Séchan et Lévêque, 1966, p. 135-174 (pour Déméter) ; Simek, 1996, p. 119-122 ; Lindow, 2001, p. 126-128 (pour Freyja).

    106 Guelpa, 2006, p. 100-101 (avec les références des sources).

    107Lokasenna 32 = Boyer, 1992, p. 481.

    108Snorri Sturlusson, Ynglinga saga VIII = Dillmann, 2000, p. 63.

    109Saxo Grammaticus, Gesta Danorum I 6 2-6 = Troadec et Dillmann, 1995, p. 43-45.

    110 Saxo Grammaticus, Gesta Danorum I 8 13 = Troadec et Dillmann, 1995, p. 53. Le fait que Hadingus tienne dans la première partie de cet extrait le rôle de Skadi est intéressant. En effet, nous avons vu qu'Hadingus était précédemment le fils nourricier d'un géant. Or nous avons rapproché précédemment Skadi, fille d'un géant de Despoina, fille adoptive d'un Titan. Il en ressort que la mise en pagerie danoise correspond encore plus précisément à la mise en pagerie grecque que la filiation paternelle de Skadi.

    111Saxo Grammaticus, Gesta Danorum I 8 18-19 = Troadec et Dillmann, 1995, p. 55-56.

    112 Dumézil, 1983, p. 30-46.

    113Ibid., p. 57-79.

    114 De la même manière que nous avons montré la correspondance entre le mythe de Skadi et celui de Baldr et J. Lindow a montré que le premier pouvait avoir un parallèle dans le mythe de la conquête de la géante Gerdr par Freyr, on peut également comparer le parcours matrimonial de ce dernier à celui de son père gémellaire. Tous les deux épousent leurs sœurs, puis, une fois chez les Ases, une géante.

    115Jost, 1985, p. 305-306.

    116Snorri Sturlusson, Gylfaginning XXIII = Dillmann, 1991, p. 56.

    117 Lindow, 2001, p. 128-130.

  • Patrice Lajoye - Purusha

     

    Puruṣa

    Patrice Lajoye,

    Maison de la Recherche en Sciences humaines de Caen

    patrice.lajoye@unicaen.fr

    http://unicaen.academia.edu/PatriceLajoye

     

    Abstract: The myth of the cosmic giant has often been considered in the past as a universal archetype, because it could be found everywhere in the world. But if one wants to focus on the precise distribution of the myth in space and in time, we must recognize that the myth is Indo-European and has recently spread around the world.

    Keywords: Puruṣa, Ymir, cosmic giant, cosmogony, 2Enoch, apocryphal stories.

    Résume: Le mythe du géant cosmique a souvent été considéré par le passé comme un archétype universel, du fait qu'il a pu être retrouvé un peu partout dans le monde. Mais si l'on veut bien s'intéresser à la diffusion précise du mythe dans l'espace et dans le temps, il faut reconnaître qu'il est d'origine indo-européenne et ne s'est répandu ailleurs dans le monde qu'à des dates récentes.

    Mots clés : Puruṣa, Ymir, géant cosmique, cosmogonie, 2Enoch, récits apocryphes.

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    Cité par / quoted by:

    Jiří Dynda, « Kněží, čarodějové a hadači: Prvofunkční specialisté a jejich postavení ve společnosti archaických Slovanů », Sacra, 10-2, 2012, p. 33-48.

    Marco V. García Quintela, « Sobre las saunas de la Edad del Hierro en la Península ibérica: novedades, tipologías e interpretaciones», Complutum, 27-1, 2016.

    Daniel Gricourt et Dominique Hollard, « Le membre greffé, l'eau et les herbes guérisseuses Du dioscurisme indo-européen aux saints jumeaux À propos de Raven et Rasyphe », Nouvelle Mythologie Comparée,4, 2018.

    O. P. Kostjuk, « Sxidna filosof’ka antropologična tradycija v iniciacijnij začisci », Gileja, 136, 2018, p. 136-147.

    Michel-Yves Bolloré et Olivier Bonnassies, Dieu. La Science, les preuves, 2021, Paris, Trédaniel

    Marco V. Garcia Quintela, « The Iron Age Saunas of NW Spain as Metaphors of the Uterus », in M. Erica Couto-Ferreira and Lorenzo Verderame (ed.), Cultural Constructions of the Uterus in the Pre-modern Societies, Past and Present, 2018, Cambridge, Cambridge Scholars Publising, p. 7-33

     

    Depuis que la discipline de la Mythologie comparée existe, la convergence entre certains mythes de création du monde repérés en Inde, en Iran et en Scandinavie a bien évidemment été remarquée: issu du chaos primordial, un géant se retrouve démembré par les dieux, et ceux-ci disposent les parties de son corps pour créer le monde. Cependant les vraies études de synthèse sur ce sujet précis sont rares1. Mircea Eliade lui-même, bien qu'ayant régulièrement travaillé sur les mythes cosmogoniques, ne s'y est intéressé que de façon superficielle, notamment dans sa postface au livre français La Naissance du Monde2. De même, tous ces chercheurs ont eu le même défaut: s'ils citent régulièrement d'autres versions (russes, grecques, etc.), la plupart se replient rapidement sur les trois supposées principales (scandinave, indienne et iranienne), et même essentiellement sur les versions indiennes et iraniennes.

    Or le propos de cet article sera justement de dresser un tableau complet des versions indo-européennes, sans accorder la priorité à une partie d'entre elles, afin de donner quelques pistes d'analyse nouvelles, puis de voir par quels voies et sous quelle forme ce mythe du « Puruṣa », pour reprendre, par commodité, son nom indien, s'est répandu au-delà3. Il s'agit donc plus d'un inventaire analytique, d'un outil de travail, avec citation des textes permettant la comparaison, que d'un essai sur le sens de ce mythe, sens profond qui a pu varier d'un peuple à l'autre.

     

    I. Le mythe indo-européen: essai d'inventaire

     

    Le monde germanique

     

    Le mythe en question est bien connu dans le monde germanique. On en a sans doute un témoignage dès l'Antiquité par Tacite, dans la Germanie (II, 2), avec la légende de Tuisto et Mannus. Cependant, nous manquons de détails pour nous en assurer. Par contre, les témoignages scandinaves sont nombreux, et fiables. Ils apparaissent d'abord dans divers textes en vers (la Völuspa, par exemple), mais l'ensemble est bien synthétisé au XIIIe siècle par Snori Sturluson, Gylfaginning IV-VIII4:

    « Ce fut à de nombreuses époques avant la création de la terre que Niflheim fut fait. En son centre se trouve la source appelée Hvergelmir et, de là, sourdent les rivières qui portent les noms suivants: Svol, Gunnthra, Fiorm, Fimbulthul, Slidr et Hrid, Sylg et Ylg, Vid, Leiptr; et aussi Gioll, qui est la plus proche des grilles de Hel.' Le Tiers dit aussi: 'En tout premier lieu, il y eut cependant le monde qui est situé dans la partie méridionale et qui est appelé Muspell. Il est lumineux et très chaud, car cette région n'est que feu et flammes, aussi est-il inaccessible aux étrangers et à ceux qui n'y possèdent pas de domaines ancestraux. C'est là que réside le fort Surt. »

    S'ensuit la description de Surt et de la fin du monde. Puis il est dit que la glace se forme de la condensation du flot venimeux entraîné par les fleuves. Lorsque la glace fond sous l'effet de la chaleur de Muspell, il en sort Ymir, le père de la race des géants du givre.

    Pendant qu'il dormait, le géant se mit à transpirer: sous son bras gauche se développèrent un homme et une femme, alors que ses deux jambes, s'accouplant, engendrèrent un fils. Ce sont les géants du givre.

    Des gouttes de givre sort aussi une vache, Auðhumla. Quatre fleuves de lait coulent de ses pis, avec lesquels elle nourrit Ymir. La vache, en léchant une pierre de givre, fait apparaître un homme, Buri, l'ancêtre des dieux.

    Les dieux en question sont Odin, Vili et Vé, fils de Bor, fils de Buri. Ils tuèrent Ymir et son sang noya les géants, à l'exception d'un seul et de sa femme.

    « Ils prirent Ymir, les transportèrent au milieu de l'immense abîme Ginnungagap et en firent la terre. De son sang, ils firent la mer et les lacs, de sa chair la terre [ferme], et de ses os les montagnes. Quant aux pierres et aux éboulis de roches, ils les firent de ses incisives et de ses molaires, ainsi que de ceux de ses os qui s'étaient brisés. » [...] « Du sang qui jaillissait de ses blessures et qui coulait librement, ils firent ensuite la mer qui leur servit à ceindre la terre afin de la maintenir fermement: pour ce faire, ils la disposèrent en cercle autour de la terre, aussi la plupart des hommes estiment-ils qu'il est impossible de traverser cette mer. » [...] « Ils prirent également son crâne et en firent le ciel: ils le dressèrent en quatre coins au-dessus de la terre, puis ils placèrent un nain sous chacun des angles ainsi formés. [...] Ils prirent alors les flammèches et les étincelles qui avaient été projetées hors du monde de Muspell et qui volaient librement, et ils les placèrent au milieu de l'immense firmament de Ginnungagap, à la fois par le haut et par le bas [de l'abîme], afin d'éclairer le ciel et la terre. Ils arrêtèrent tous les corps lumineux et leur donnèrent une place, fixe dans le ciel pour les uns, mobile sous la voute céleste pour les autres, mais ces derniers, ils les placèrent néanmoins sur leur orbe et ils réglèrent leur mouvement. Il est dit dans les vieux poèmes que c'est depuis lors que l'on distingue le jour et la nuit et que l'on compte par années. » [...] « [La terre] est ronde en sa périphérie, et elle est entourée de la très profonde mer sur le rivage de laquelle se situent les contrées qu'ils donnèrent aux races des géants. Mais à l'intérieur des terres, ils érigèrent une fortification tout autour du monde afin de se protéger de l'hostilité des géants, et, pour ce faire, ils utilisèrent les cils du géant Ymir. Ils donnèrent à cette fortification le nom de Miðgarð. Ils prirent ensuite le cerveau d'Ymir, le lancèrent en l'air et en firent les nuages, comme il est dit ici:

    De la chair d'Ymir

    la terre fut créée,

    de son sang la mer,

    de ses os les montagnes,

    de ses cheveux les arbres,

    et de son crâne le ciel.

    De ses cils, ils firent,

    les dieux cléments, Miðgarð

    pour les fils des hommes.

    Mais de son cerveau

    furent créés

    tous les nuages cruels. »

    Il est assez vraisemblable que chez les anciens Germains continentaux, ce mythe ait été connu, et même qu'il ait été interprété dans le rituel sacrificiel. On trouve en effet dans les Annales de Tacite (XIII, 57), la mention d'un conflit qui a opposé les Hermondures aux Cattes pour une cause bien particulière :

    « Un combat sanglant se livra, le même été, entre les Hermondures et les Cattes. Ils se disputaient un fleuve dont l'eau fournit le sel en abondance, et qui arrose leurs communes limites. À la passion de tout décider par l'épée se joignait la croyance religieuse 'que les lieux étaient le point le plus voisin du ciel, et que nulle part les dieux n'entendaient de plus près les prières des hommes. C'était pour cela que le sel, donné par une prédilection divine à cette rivière et à ces forêts, ne naissait pas, comme en d'autres pays, des alluvions de la mer lentement évaporées. On versait l'eau du fleuve sur une pile d'arbres embrasés ; et les deux éléments contraires, la flamme et l'onde, produisaient cette précieuse matière' ».

     

    Certes, Tacite décrit ici le processus de fabrication du sel par briquetage. Mais le contexte religieux est évident et le rapprochement avec le mythe d'Ymir se fait de lui-même5.

     

    Les témoignages slaves

     

    Les quelques témoignages slaves que nous possédons nous viennent essentiellement de Russie. Ainsi, une légende cosmogonique nous dit que:

    « Au temps où il n'y avait ni terre, ni ciel, il y avait une clôture, entourée d'une palissade, au milieu de laquelle vivait un vieillard. Le vieillard dit à son petit-fils:

    - Petit, nous ne pouvons pas vivre ainsi, construisons-nous une maison. Faisons mieux qu'une maison, bâtissons plutôt un palais en os. Tu apporteras les os et tu les jetteras dans ce fossé. J'apporterai de l'eau et je mouillerai les os.

    Ils se mirent à l'ouvrage: le petit-fils apporta les os et les disposa dans le fossé, le grand-père apporta de l'eau et mouilla les os. Une fois les os trempés, ils façonnèrent un palais avec et s'y installèrent. Ils accumulèrent du bien, engendrèrent des enfants et c'est d'eux que descendent tous les hommes6. »

    À qui peuvent donc appartenir ces os qui permettent le façonnage du palais, hormis à une créature antérieure au vieillard et à son petit-fils, qui sont donnés comme ancêtres de l'humanité? Il est possible alors de penser que nous avons là la trace d'un récit de démembrement d'un géant cosmique.

    Toutefois, le meilleur témoignage que nous ayons de ce mythe chez les Russes reste les Vers sur le Livre de la Colombe (Stikhi o Golubinoj Knige), un chant mystique collecté au XIXe siècle dans lequel une assemblée de tsars interroge le « tsar » David sur diverses questions, et notamment sur l'origine du monde, pour laquelle voici sa réponse:

    « Il est écrit dans le Livre de la Colombe:

    Notre monde prend naissance

    Du Saint Esprit de Sabaoth;

    Le soleil rouge, du visage de Dieu,

    Du Christ même, Tsar Céleste ;

    La nouvelle lune, de la poitrine de Dieu ;

    Les étoiles drues, de la chasuble de Dieu ;

    L’aurore et le crépuscule

    Des yeux de Dieu, du Christ, tsar céleste ;

    Les vents prennent naissance sur notre terre –

    Du Saint Esprit de Sabaoth,

    Du souffle de Dieu :

    Les tonnerres prennent naissance sur notre terre –

    Des paroles de Dieu ;

    Les tsars prennent naissance sur notre terre

    De la tête sainte d’Adam ;

    Les princes et les boyards prennent naissance –

    Des reliques saintes d’Adam ;

    Les paysans orthodoxes –

    D’un genou saint d’Adam7 ».

    Ce texte n'a, à notre connaissance, jamais été exploité correctement par les non-slavistes. Ainsi Bruce Lincoln (mais il n'est pas le seul), lui donne le titre fantaisiste de The Poem on the Dove King (sic!), confusion étrange entre le russe knig, « livre », et l'anglais king, « roi »8. Cela montre que dans l'ensemble, les spécialistes anglo-saxons du sujet n'ont jamais lu ce texte et n'en ont eu connaissance que par des travaux de seconde main. De même, lorsque Lincoln lui donne une origine iranienne, il ne le fait que parce que les Slaves et les Scythes ont longtemps coexisté. Mais le fait est que le chant russe n'entretient, comme nous le verrons, aucun rapport avec les textes iraniens. Par contre il est le texte le plus proche des textes indiens, comme l'avait déjà bien vu Schayer dès 19359.

    De même, un troisième témoignage aurait pu être apporté au crédit des Slaves, celui du texte apocryphe 2 Enoch, ou Livre des Secrets d'Enoch, apocryphe slavon dont subsistent deux versions, une longue et une autre courte. La version longue contient de nombreuses interpolations qui semblent bien être toutes tardives. L'une d'elles, au chapitre 30, présente justement notre mythe, mais de façon inversée: c'est le monde qui sert à façonner le premier homme, et non l'inverse:

    « And on the sixth day I commanded my wisdom to create man out of the seven components:

    /1/ his flesh from earth;

    /second/ his blood from dew and from the sun;

    /third/ his eyes from bottomless sea (the sun dans 2 manuscrits);

    /fourth/ his bones from stones;

    /fifth/ his reason from the mobility of angels and from clouds;

    /sixth/ his veins and hair from grass of the earth;

    /seventh/ his spirit from my spirit and from wind10. »

    Il est erroné de dire, comme l'a là encore fait Bruce Lincoln, qu'il s'agit d'un témoignage « juif »11. Il s'agit d'une interpolation récente dans un texte apocryphe juif, cette interpolation ayant eu lieu dans un milieu lettré serbe ou bulgare entre le XIIIe et le XVIe siècle12. Cependant, ce « mythe » du Puruṣa inversé exprimé en Adam dans le monde chrétien n'est en fait pas spécifiquement slave. Il tire sa source de diverses œuvres apocryphes d'origine grecque dont le fond s'est répandu dans toute l'Europe. Emil Turdeanu en a fait dès les années 1970 l'inventaire, allant d'une version anglaise du VIIe siècle à des chants nuptiaux roumains collectés au XIXe siècle13. Citons à titre d'exemple une version roumaine:

    « Et il [Dieu] a pris de la poussière,

    et de la terre il a pris de l'argile,

    et il a béni cette argile,

    et il en a fait

    un homme, son corps de la terre,

    ses os, de pierre,

    son sang, de la rosée,

    sa force, du vent,

    son âme, du saint esprit,

    ses yeux, de la mer,

    sa beauté, du soleil,

    sa pensée, de la rapidité des anges. »

     

    De fait, ce motif est particulièrement bien attesté en domaine germanique (Angleterre médiévale14, Allemagne), en domaine celtique (Irlande15) et en domaine slave. Il tire vraisemblablement sa source d'un apocryphe grec disparu mais dont la trace est aussi conservée dans un Chronographe grec du XVIIe siècle16. Notons au passage qu'il est certain que cette croyance savante a pu influencer le mythe scandinave. Dans tous les cas relevés par Emil Turdeanu, la constitution d'Adam à partir de sept ou huit éléments est suivi de l'ajout de la création de son nom, formé des premières lettres du nom de quatre anges venus des quatre points cardinaux. Or après le démembrement d'Ymir, son crâne est posé sur quatre nains qui forment les quatre points cardinaux. Cela ne se retrouve pas ailleurs.

    Paradoxalement, les Vers sur le Livre de la colombe russe n'a subit l'influence du motif apocryphe que dans le fait qu'elle identifie partiellement l'homme cosmique à Adam, du moins quand il s'agit d'en faire l'origine de la société. À l'inverse, certaines versions du motif apocryphe semblent bien avoir été influencées par une croyance locale en l'homme cosmique: c'est le cas de certains manuscrits de 2Enoch, qui donnent pour origines aux yeux d'Adam le soleil, alors que les autres versions disent « la mer ». De même, le récit apocryphe slave Skazanie, kak sotvoril Bog Adama (Comment Dieu a fait Adam), dont le plus ancien témoignage, chez les Slaves du Sud, est du XIVe siècle, montre une semblable restitution dans ses manuscrits russes: c'est le soleil qui sert à faire les yeux. Ce récit a été très populaire dans l'ancienne Russie, et c'est tout naturellement qu'on le retrouve dans le folklore ukrainien17 et russe18.

     

    Chez les Celtes

     

    Les anciens pays celtiques ne semblent pas conserver de trace de notre mythe. Cependant, un quatrain chrétien irlandais pourrait y faire allusion:

    « Le visage de Jésus sur la croix à l'ouest,

    à l'est sans tribut de la chair, le dos de l'agneau;

    son côté gauche est au sud vers le soleil,

    il est dans la souffrance, son côté vers le nord19. »

     

    Françoise Le Roux et Christian Guyonvarc'h ont eu tout à fait raison de ranger ce texte aux côtés d'un autre, celui de La Fondation du domaine de Tara, qui explique comment sont ordonnés les quatre points cardinaux: « à l'ouest, la science, au nord la bataille, à l'est la prospérité, au sud la musique, au centre la souveraineté »20. Cependant, dans son sens profond, le quatrain chrétien va bien plus loin. Jésus est l'Homme sacrifié par excellence, comme l'est le Puruṣa indien. Et ici ce sont bien des parties de son corps qui forment les quatre points cardinaux, autrement dit qui balisent le monde. De plus, l'ouest représente la science, autrement dit la première fonction dumézilienne, ici assimilée au visage de Jésus. Or comme nous le verrons, dans l'hymne védique, la tête du Puruṣa est à l'origine du ciel, et sa bouche, des brahmanes, autrement dit de la science.

    Le fait qu'ici ce soit Jésus qui soit utilisé, et non Adam comme dans les légendes apocryphes, ne doit pas étonner: dès la fin de l'Antiquité, Jésus a été vu, dans certaines traditions, notamment gnostiques, comme un nouvel Adam, cet Adam étant alors considéré comme un être primordial hermaphrodite21.

     

    Le folklore français

     

    En 1889, Victor Brunet consignait dans la Revue des Traditions Populaires, quelques éléments concernant Gargantua dans la région de Saint-Sever-Calvados (Basse-Normandie). Ils sont très brefs, citons-les donc en intégralité:

    « Aux environs de Saint-Sever, lorsque la butte de Grosmont est obscure, on dit en proverbe: 'Le soleil ne rira pas aujourd'hui, car Gargantua a mis son capuchon'.

    Il y a une trentaine d'années, ma grand'mère me racontait que Gargantua, déjà âgé, était venu mourir dans le pays. Pour empêcher la peste de se déclarer, on résolut de l'enterrer. Il fallut des mois pour creuser sa fosse; on y parvint enfin, on y coucha l'immense cadavre de Gargantua. On amoncela sur sa tête, sur ses jambes et sur son corps la terre qu'on avait tirée du trou. La butte de Grosmont correspond à sa tête; la vallée de Malloué se trouve au-dessus du cou; il y a même en cet endroit un gouffre qui reçoit les eaux de la Vire et dans lequel on précipita en 1793 les cloches de l'église de Pont-Bellanger; le corps et les pieds ont formé la côte des Landelles, longue d'au moins un kilomètre et demi; les pieds, séparés par une vallée, forment les chaînes de la Gentière et de la Guérinière. Le corps du géant repose sous le territoire des communes de la Ferrière-Hareng, de Campeaux, de Malloué, des Landelles et de Coupigny22. »

     

    Régulièrement reprise par les diverses études « gargantuines » qui ont suivi, notamment celles d'Henri Dontenville et de Guy Pillard, au titre des tombeaux de Gargantua ou de géants, ce passage n'a pour autant pas réellement été analysé. Pire: sa localisation exacte, telle que donnée par le texte, pose problème. Le Grosmont n'est plus mentionné sur les cartes d'aujourd'hui. Il est sur la commune de Malloué, et c'est lui qui porte l'église (Notre-Dame) et le cimetière paroissial. La vallée de Malloué est celle de la Vire, très encaissée à cet endroit. Les bras ne sont pas mentionnés dans le texte, mais on peut imaginer qu'ils correspondent aux lignes de crêtes de la rive gauche de la Vire, sur la commune de Saint-Martin-Don. Reste les pieds. Le hameau de la Guérinière est aisément identifiable, sur la commune de Campagnolles; quant à la Gentière, il s'agit en fait de la Genotière, hameau à cheval sur les communes de Campagnolles et de Sainte-Marie-Laumont. On voit donc que Victor Brunet n'a pas pensé à regarder sur une carte quand il a consigné sa légende.

    Mais là n'est pas le plus important. Le fait est que le corps de Gargantua forme un vaste territoire fait de collines bien identifiées dont on dit: celle-ci est la tête, celles-ci les jambes, etc. Cela ressemble ni plus ni moins qu'au mythe cosmogonique du démembrement du géant, même si ici Gargantua meurt de vieillesse, obligeant ainsi à l'enterrer pour éviter sa décomposition. Mais ses membres sont bien à l'origine de collines, équivalent microcosmique des montagnes. Et il est troublant d'observer que sa tête, le Grosmont, est lié à un phénomène atmosphérique: s'il ne fait pas beau, c'est que Gargantua a mis son capuchon. Autant dire que la tête de Gargantua s'assimile au ciel, comme celle d'Ymir.

    Il est difficile de dire si cette légende doit sa présence en Normandie à la colonisation scandinave. Rien n'empêche, comme nous l'avons vu, que les anciens Celtes aient aussi connu ce mythe, auquel cas cette « tombe » de Gargantua en constituerait l'exemple le mieux conservé.

     

    En Grèce

     

    Les récits apocryphes chrétiens ont, nous l'avons vu, une origine clairement grecque. Leur fond remonte même au paganisme et à certaines spéculations philosophiques23. Deux textes, le Timée de Platon (34c-36c, sur la création de l'âme du monde par le Démiurge) et le De Hebdomadibus du pseudo-Hippocrate, nous montrent que l'idée d'un homme macrocosmique multipartite était bien présente en Grèce24. Les textes philosophico-religieux de l'époque tardive contiennent parfois quelques allusions à ces raisonnements, en les mettant justement dans le contexte de la création du premier homme. Ainsi le traité hermétique Poimandres (15-16), qui montre que le premier homme est bien composé de sept « gouverneurs », et procède donc des quatre éléments fondamentaux (terre, eau, air, feu). Chez les alchimistes, Zozime de Panopolis, au tournant du IVe siècle ap. J.-C., s'exprime ainsi:

    « C'est ainsi que le premier homme, celui qui chez nous est Thoyth, ces gens-là l'ont nommé Adam, d'un nom emprunté à la langue des anges. Et non seulement cela, mais ils l'ont nommé symboliquement, l'ayant désigné par quatre lettres (éléments) tirées de l'ensemble de la sphère, selon le corps. Car la lettre A de ce nom exprime le levant, l'air; la lettre D exprime le couchant, la terre qui s'incline vers le bas à cause de son poids; la seconde lettre A exprime le nord, l'eau; la lettre M exprime le midi, le feu maturant qui est intermédiaire entre ces corps et qui a trait à la zone intermédiaire, la quatrième25 »

     

    Le terme « sphère » est à prendre dans le sens de « globe terrestre », c'est-à-dire « le monde entier »26. On retrouve bien là la base des légendes apocryphes signalées plus haut. Zozime n'exprime pas quelque chose de neuf: le motif des quatre lettres d'Adam se trouve déjà dans les Oracles sybillins (III, 24-26, Ier siècle ap. J.-C.). Mais il semble bien être le premier à y mêler quelque chose qu'il tire de Platon, à savoir la fabrication de l'homme à partir de plusieurs éléments. Ces spéculations se retrouvent avec force dans les textes gnostiques, qui puisent dans divers fonds religieux (grec, juif, mais aussi iranien et égyptien), sous la forme du mythe d'Anthropos ou Adamas, l'« Homme primordial », le « Préexistant », l'« Androgyne »27, formé le plus souvent à partir des sept Archontes. Ainsi, une version audienne de l'Apocryphon de Jean conservé par Théodore bar Konaï indique:

    « Ma sagesse a fait le poil, et le Discernement a fait la peau, et Elohim a fait les os, et ma Royauté a fait le sang, Adonaï a fait les nerfs, et le Zèle a fait la chair, et la pensée a fait la moelle28. »

     

    Dans tous les cas, nous avons là la création d'un homme primordial après la création du monde, une création inversée. C'est donc un hymne orphique à Zeus, conservé par Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique, III, 9-2 (Kern, fragment 168), qui reste notre témoignage le plus précieux:

    « Zeus fut le premier à naître, Zeus maître de la foudre est le dernier.

    Zeus est la tête et le centre, c'est de Zeus que tout a reçu l'être.

    Zeus est né mâle, Zeus a aussi été nymphe impérissable.

    Zeus est le fondement de la terre et du ciel étoilé.

    Zeus est roi, Zeus en personne est l'auteur de toutes choses.

    Il est né seule force, seul démon, grand chef de tous les êtres;

    Seul corps royal, où tout ce bas monde déroule son cycle,

    Feu, eau, éther, nuit et jour,

    Prudence (Métis), premier géniteur et Eros charmeur;

    Car tout ici-bas se trouve dans le grand corps de Zeus.

    A le voir, sa tête et son beau visage

    Sont le ciel resplendissant, qu'entourent de leurs ondulations

    Les splendides chevelures d'or des astres étincelants;

    Des deux côtés, ces cornes de taureau, deux cornes d'or,

    Ce sont le lever et le couchant, routes des dieux du ciel;

    Ses yeux, le soleil et la lune qui va à sa rencontre.

    Son intellect infaillible, c'est l'éther royal, impérissable,

    Par lequel il meut tout en cercle et conçoit;

    Il n'est ni voix, ni son, ni bruit, ni rumeur

    Qui échappe à l'oreille du tout-puissant Zeus, fils de Cronos;

    Ainsi immortelles sont sa tête et sa pensée;

    Ainsi son corps est lumineux, immense, inébranlable,

    Vigoureux, aux membres forts, tout-puissant;

    Les épaules du dieu, sa poitrine, son large dos,

    C'est l'air du vaste empire; des ailes lui ont poussé,

    Sur lesquelles tout vole; son ventre sacré,

    C'est la terre, mère universelle, ce sont les pics vertigineux des montagnes;

    Au milieu, sa ceinture, c'est le flot de la mer sonore

    Et de l'océan (Pontos); sa base extrême, ce sont les racines intérieures du sol,

    Le Tartare moisi, les ultimes limites de la terre29. »

     

    Cet hymne est remarquable par le fait qu'ici, c'est Zeus, le démiurge, qui fait office d'homme cosmique, mais un Zeus qui a auparavant avalé Eros/Métis, l'entité hermaphrodite sorti de l'oeuf primordial formé dans le chaos, Eros par ailleurs figure similaire à l'Adam lumineux des textes gnostiques.

     

    Dans l'Iran pré-islamique

     

    Le cas de l'Iran ancien est plus complexe. On a souvent invoqué le mythe de Gayomard, tel qu'il a été conservé dans les textes pehlevi que sont le Denkart et le Grand Bundahišn. Pourtant, il faut bien avouer que ce mythe n'a que peu de rapports avec celui du Puruṣa: après avoir créé le monde, Ohrmazd créée un premier homme, Gayomard, fait de glaise, et un premier bœuf. Mais Ahriman attaque le monde, et de cette attaque il résulte que le bœuf et l'homme sont tués. Du corps du bœuf sortiront diverses espèces d'animaux bénéfiques, alors que de l'homme sortiront divers matériaux précieux ainsi qu'une graine qui donnera naissance à la rhubarbe, de laquelle sortira le couple humain primordial. Gayomard n'est pas à l'origine du monde, et il n'est pas démembré. Autant de choses qui le distinguent du Puruṣa.

    En définitive, ce mythe se rapproche bien plus de celui du type Hainuwele, tel qui a été défini par l'ethnologue Adolph Jensen30. Sa structure est simple: peu après la création, un des premiers dieux, ou un des premiers héros, est sacrifié ou tué, et de son corps démembré sortent diverses espèces de plantes ou d'animaux bénéfiques31. Ce mythe est connu dans toutes l'ère Pacifique, Amériques comprises32, et il se pourrait même qu'il ait des extensions en Occident, par exemple avec le mythe irlandais de Miach, assassiné par son père Diancecht, et sur la tombe duquel poussent toutes les plantes médicinales.

    Mais il existe dans le domaine iranien un autre texte, jusqu'ici assez souvent ignoré, et qui pourtant se rapporte au mythe du Puruṣa. Il s'agit du Pahlavi Rivāyat, au chapitre 46, un texte qui n'est porté que par des manuscrits postérieurs au XVIIe siècle:

    « 46.1 This (question): How and from what has the sky been made?

    46.2 There was a material like embers of fire, (which was) pure in light, which was created from the Endless Light.

    46.3 And he made all the creatures and creations from that, and he had made them he put them into a body and kept them in a body for 3,000 years. And he caused (them) ever to increase and he made (them) ever more beautiful; and then one by one he kept creating (them) from the body of his own (making).

    46.4 And first he created the sky from the head, and its substance (is) white crystal, and its width and height (are) equal, and the depth of its foundations is as much as the breadth of the emptiness, and its management (is) by the righteous male and Dahmān Āfrīn, and there is no physical support for it; Ohrmazd resides within (it) with the creatures and the creation.

    46.5 And he created the earth from the feet, and its stability (is) from the mountains (good Lord Mihr and Dahmān Āfrīn, the Master of Truth and the Master of Righteousness, bestow riches of the spirit upon the worthy (man) as a righteous-gift for goodness). And in it he interred minerals, and he caused mountains to grow from the minerals, for 18 years both below and above they kept growing upward again for 800 years up to the sky. And below and above its circle encompasses (the earth) around, and so it (is) like an egg in which there (is) a little bird. And there is no physical support for it.

    46.6 Just as he had caused the mountain to grow up to the measure at which it is (now), he then brought forth the earth in the direction of the sky, in the star station, and he created the foundation and base. When Ahriman invaded, then it was drawn down by him. At the Future Body it will go back to the star station.

    [... description cosmologique...]

    46.11 And he created water from his tears, some of it is mixed into the earth, and some of it is put upon the earth, and some of it stands (suspended) in the atmosphere; and it was all in motion.

    [...]

    46.13 And he created the plants from (his) hair, and first there was one stem of one span and two finger-breadths in height and all the species of plants were in it except one species, and he brought it forth in Ērānwēz.

    46.14 Then some (of the seeds) were carried by birds, some in water, and some by mankind from place to place. And (there is) a forest also in the sea and the white hōm and the other plants in the world were from that (forest). And its comfort (is) from the bringing of āb-zōhr, so that it is pure; and its discomfort (is) from those (men) when they cut or break it unlawfully. Those species which he created afterwards were 50 species.

    46.15 And he created the ox from (his) right hand, and he brought it forth in Ērānwēz, and its height and width were three cubits, and when Ahriman assaulted it it died at once, and its seed fell to the earth at once. Ohrmazd made all the species of beneficent animals from that seed, and first he made one male and one female of every species, and afterwards progeny proceeded from them. And their pleasure and comfort (are) from water and fodder and good protection in winter and summer, so that (they are) pure: and their discomfort (is) from those men when they kill them unlawfully and use them unlawfully and do not give them water and fodder and (they do not) protect them.

    [...]

    46.28 And he created fire from his mind, and its radiance is created from the Endless Light.

    46. 29 And he created the plants and created in (them) fire, and he blessed them, saying: «Since you will not be makers of fire (that is, it will be possible to separate fire from them) may you be the fuel of the fire (that when they put you in to it, then it will blaze up).

    [...]

    46.36 And he made man from that clay from which Gayōmard (was made). It [Gayōmard's clay] had been trusted in seminal form to Spandarmad [the earth], and Gayōmard was created from Spandarmad and was born33

     

    Comme cela a bien été démontré, bien que ce texte soit tardif, il n'entretient aucun lien avec les récits indiens34. Il constitue donc un archaïsme dans la tradition iranienne. Paradoxalement, il est beaucoup plus proche de l'hymne orphique à Zeus: or on a régulièrement écrit que les textes orphiques avaient subi une influence iranienne35. Pourtant le Rivāyat lui est bien postérieur. La question de l'influence inverse, notamment à partir de l'époque d'Alexandre le Grand, se pose. Quoiqu'il en soit, ce document montre l'existence d'un mythe iranien de l'homme cosmique dont l'emplacement se situe entre la création de l'univers et celle de Gayomard, le premier vrai homme, vraisemblablement hermaphrodite, et enfin le premier couple humain, issu de Gayomard. Cet ordre des choses ressemble d'ailleurs curieusement à ce qu'on peut trouver dans certains traités gnostiques (par exemple le traité II, 5 de Nag Hammadi), qui voient se succéder un Adam cosmique, lumineux, puis un Adam psychique, et enfin un Adam terrestre, accompagné d'Eve.

     

    En Inde

     

    La tradition indienne est bien évidemment la plus riche puisque le mythe, connu depuis les éléments les plus récents du Rig-Véda, est sans cesse réactualisé, d'abord dans les Lois de Manu (I, 5 et suiv.), puis dans nombre de textes brahmaniques. Citons donc l'élément le plus ancien, qui a le mérite de montrer une version déjà pleinement constituée:

    « 1. A mille têtes, l'Homme (Puruṣa)! à mille yeux! à mille pieds! Après avoir couvert la terre de tous côtés, il la dépassait (encore) de dix doigts!

    2. L'Homme, certes, est cet univers tout entier, ce qui fut et ce qui sera! Il est le maître, aussi, de l'Immortalité qu'il dépasse grâce à la nourriture (qu'il reçoit).

    3. Si grande soit sa mesure, il est davantage encore, l'Homme! Tout ce qui existe forme un quartier de lui; le (domaine) immortel, (là-haut), dans le Ciel (forme) les trois autres quartiers.

    4. C'est qu'il est monté là-haut avec trois quartiers, cependant que le quatrième reprenait naissance ici-bas. A partir de celui-ci il s'est répandu en tous sens, vers ce qui mange et ce qui ne mange pas.

    5. De l'(Homme) naquit la Souveraineté-qui-se-diffuse (viradj), et d'elle (naquit) l'Homme: sitôt né, l'Homme a dépassé la Terre, par derrière et par devant.

    6. Lorsqu'avec l'Homme pour substance-oblatoire les Dieux tendirent le sacrifice, le printemps fut le beurre (utilisé pour) ce (sacrifice), l'été le combustible, l'automne l'oblation (elle-même).

    7. Sur la litière ils aspergèrent le sacrifice, (c'est-à-dire) l'Homme, né aux origines. Oui, c'est Lui qu'ils offrirent-en-sacrifice les Dieux et les Saints (d'autrefois), les Prophètes!

    8. De ce sacrifice dont la substance-oblatoire était l'Univers-tout-entier fut produit le beurre moucheté et les animaux qui paissent, ceux qui volent, sauvages ou domestiques.

    9. De ce sacrifice dont la substance-oblatoire était l'Univers-tout-entier les Stances et les Mélodies naquirent; en naquirent les mètres, en naquit la formule-rituelle.

    10. En naquirent les chevaux et (toutes) les bêtes qui ont double rangée de dents; en naquirent les vaches, les chèvres et les brebis.

    11. Lorsque les Dieux eurent découpé l'Homme, comment en disposèrent-ils (les parts)? Que (devint) sa bouche? Que (devinrent) ses bras? Comment furent appelés ses cuisses et ses pieds?

    12. Sa bouche devint le brahmane; ses deux bras, le noble; ses deux cuisses, le producteur; le serf quant à lui naquit de ses deux pieds.

    13. La lune naquit de sa pensée; le soleil de ses yeux; de sa bouche, Indra et Agni; de son souffle Vayu.

    14. De son nombril, fut l'Espace-intermédiaire; à partir de sa tête le Ciel se développa; de ses deux pieds la Terre; et les Orients, de son oreille: ainsi disposèrent-ils les mondes.

    15. Sept étaient les bois-d'enceinte de ce (sacrifice); trois fois sept, les bûches d'allumage; lorsque les Dieux, tendant le sacrifice, eurent lié l'Homme (en tant que victime.

    16. Oui, les Dieux offrirent le sacrifice en sacrifice au sacrifice! Telles furent les premières lois! Et ces pouvoirs gagnèrent le Ciel, là où sont les Saints d'autrefois, les Dieux36! »

     

    Par la suite le mythe s'est retrouvé associé à Prajāpati, alors que Puruṣa, ayant pris simplement le sens d' « esprit », est devenu un principe mâle inactif. Cependant, l'idée de démembrement reste au cœur des rites sacrificiels fondateurs.

     

    Analyse

     

    En définitive, nous obtenons un corpus de six versions exploitables, et il est ainsi possible de dresser un tableau comprenant tous les éléments du devenir de l'homme cosmique:

     

    Ymir

    Apocryphes

    (ici 2Enoch)

    Rivayat

    Zeus

    Puruṣa

    Le sang > la mer et les lacs

    Rosée et soleil > sang

    Larmes > les eaux

    Ceinture = mer

     

    Le corps > la terre

    Terre > chair

    Pieds > terre

    Pieds = racines du sol

    Pieds > terre

    Les os > les montagnes

    Les dents et esquilles > les rochers

    Pierres > os

     

     

     

    Le crâne > le ciel

     

    Tête > ciel

    Tête et visage = ciel

    Tête > ciel

    Le cerveau > les nuages

    Mouvement des anges et nuages > raison;

    Esprit de Dieu et vent > esprit

    Esprit > feu

    Intellect = éther

     

    Souffle > Vayu;

    Bouche > Indra et Agni

     

     

    Mer > yeux

    (var. russe: soleil > yeux)

     

    Yeux = soleil et lune;

    Cornes = lever et coucher

    Yeux > soleil

    Pensée > lune

     

     

     

    Cheveux = astres

     

     

     

     

    Epaules, poitrine et dos = air

    Nombril > espace intermédiaire

    Cheveux > arbres

    Herbe > nerfs et cheveux

    Cheveux > plantes

     

     

     

     

     

     

    Bouche > brahmane

     

     

     

     

    Bras > nobles

     

     

     

     

    Cuisses > producteur;

    Pieds > serf

    Les cils > Midgard

     

     

     

     

    Sueur > vache

     

    Main droite > boeuf

     

     

     

    De la lecture de ce tableau, il ressort que l'on peut définir trois sous-ensemble: le premier contient le mythe d'Ymir, les apocryphes chrétiens et le Pahlavi Rivāyat. Eux-seuls par exemple donnent l'origine des plantes. De même les apocryphes et le mythe d'Ymir nous donnent l'usage des os37. D'un autre part, les Vers sur le livre de la colombe russes et l'hymne védique forment un ensemble bien distinct aussi: eux seuls mentionnent l'origine des classes de la société38. Eux seuls aussi font la distinction entre vents et tonnerres: dans le texte russe, les tonnerres sont issus des paroles de Dieu, alors que dans le texte indien, le dieu du tonnerre Indra tire son origine de la bouche du Puruṣa.

    Entre les deux groupes, l'hymne orphique à Zeus semble bien faire office d'intermédiaire.

    Tentons alors l'exercice du stemma:

    Figure 1 Purusha.jpg

    Les flèches indiquent une simple influence et non une filiation.

     

    Il n'est pas question maintenant de restituer un texte primitif. Les variantes sont trop divergentes pour le permettre, même si certaines conclusions s'imposent, par exemple que partout le ciel est issu de la tête et le soleil (ou bien le soleil et la lune) des yeux. L'homme cosmique est hermaphrodite. C'est clairement dit en Grèce, et sous entendu en Scandinavie. L'origine même de l'homme cosmique diverge d'un récit à l'autre. Création spontanée en Scandinavie, volonté divine en Inde et en Iran, assimilation de Dieu à cet homme en Grèce et en Russie. La cause de la mort de l'homme diverge aussi: meurtre en Scandinavie, sacrifice en Inde et vraisemblablement en Iran. Une seule chose est certaine: il doit mourir pour permettre aux éléments du monde, contenus dans son corps, de se mettre en place (ou d'être mis en place par les dieux).

    On peut malgré tout se permettre certaines remarques.

    Tout d'abord, en dépit de la parenté linguistique existant entre Ymir d'une part, et Remus, Yima et Yama d'autre part39, ces figures mythologiques ne sont pas assimilables, ni même réductibles au même archétype. Yima, Remus et Yama sont, dans leurs régions respectives (Iran, Rome et Inde), des jumeaux. Ils ne sont pas hermaphrodites. De plus, ils n'interviennent pas dans la cosmogonie, mais dans l'anthropogenèse. Ils sont premiers, mais pas primordiaux: le monde est créé avant eux, alors que les personnages que nous avons étudiés ci-dessus existent avant le monde, qui leur doit d'ailleurs son existence. Nous avons ici une différence de génération importante. L'homme cosmique est primordial, antérieur au monde et donc à la donc à la différenciation sexuelle: étant à l'origine des hommes et des femmes, il se doit de contenir des éléments des deux. Cela n'est le cas ni de Remus, ni de Yama ou de Yima, qui avec leurs frères occupent finalement un rôle proche des Abel et Caïn biblique, fils d'Adam. Dans les quatre cas, l'un des frères tue l'autre.

    D'un point de vue structurel, tous les textes scandinaves contenant le mythe d'Ymir sont du type « Questions et réponses ». Il en est de même pour les Vers sur le Livre de la colombe, dans lesquels on interroge le roi David. Les apocryphes chrétiens sont le plus souvent de ce type. On pourrait ainsi penser que cette forme a été dictée justement par ces derniers, mais il n'en est rien, puisque le Pahlavi Rivāyat, sur lequel aucune influence chrétienne ne s'est exercée, est aussi un jeu de « Questions et réponses ». Ainsi Odin dans le Vafthrudnirsmal, demande: « Dis ceci en premier lieu, si tes dons y suffisent, et si toi, Vafthrudnir, le sais: d'où viennent la terre et le ciel élevé, ô savant géant! »40. Comme en écho, Snorri fait que Ganglari demande aux dieux: « Quelle fut l'origine? Comment cela commença-t-il? Et qu'y avait-il auparavant? ». Les Vers sur le Livre de la colombe se font plus complexes puisqu'ils dévoilent dans la question l'ensemble des réponses attendues: « Dis-nous encore, seigneur, ce qui est écrit dans le Livre de la Colombe, ce qui a été imprimé: d'où prend naissance notre monde, pourquoi le soleil rouge brille, pourquoi la nouvelle lune brûle, pourquoi les étoiles drues brûlent, d'où prend naissance l'aurore, l'aurore et le crépuscule, d'où prennent naissance les vents sur notre terre, d'où prennent naissance les tonnerres sur notre terre, d'où prennent naissance les tsars sur notre terre, d'où prennent naissance les princes et les boyards sur notre terre, les paysans orthodoxes? »; alors que le Rivāyat procède-lui, tout comme le Vafthrudnirsmal, avec simplicité: « Cette (question): Comment et de quoi a été fait le ciel? »

    Nous sommes donc en droit de nous poser la question de l'existence d'un très ancien « traité » de théologie cosmogonique indo-européen qui employait la forme du « questions et réponses ».

     

    II. Transfert du mythe chez des peuples non-Indo-Européens

     

    Dans l'épopée estonienne du Kalevipoeg (canto VIII), texte plus ou moins authentique compilé au XIXe siècle, on trouve un passage qui ressemble singulièrement à notre mythe:

    « While the Kalevide lay asleep, he dreamed that he saw his good horse torn to pieces by wolves. And truly the horse had strayed away to some distance, when a host of wild animals, wolves, bears, and foxes, emerged from the forest. As the horse's feet were hobbled, he could not escape, and was soon overtaken. He defended himself as well as he could with hoofs and head, and killed many of the beasts; but he was finally overpowered by their ever-increasing numbers, and fell. Where he sank the ground is hollow, and a number of little hills represent the wolves killed in the struggle. The horse's blood formed a red lake, his liver a mountain, his entrails a marsh, his bones hills, his hair rushes, his mane bulrushes, and his tail hazel-bushes41. »

     

    Il est difficile ici de dire si ce passage est dû à une influence scandinave ou russe: les deux sont tout à fait possibles42. Mais ce cas montre bien que le mythe du Puruṣa a pu, évidemment, quitter le monde indo-européen.

    Le motif s'est transmis de l'Inde à l'archipel indonésien et est passé chez les Malais, depuis convertis à l'Islam. Toutefois un conte intitulé Histoire d'Indra djaya en conserve la trace, particulièrement entremêlée d'éléments musulmans et gnostiques :

    « Veuillez instruire votre esclave de la manière dont fut créée la terre. » Le prince lui dit : « Le puissant Jéhovah répandit une lumière sur les élémens (sic) encore informes de la terre ; cette lumière se fondit et devint un abîme d'eaux, la mer vaste et sans bornes. Puis il répandit son souffle sur l'étendue des eaux, et il s'en éleva de l'écume et de la vapeur. La mer fut créée avec ses sept étages, tous éloignés l'un de l'autre d'une distance de 500 ans de marche. La terre fut également formée de sept étages. Il déploya alors la terre sur l'océan, des lieux où se lève le soleil à ceux où il se couche ; mais le centre de la terre était encore vacillant, agité par les secousses de la profonde et large mer. Le puissant Jéhovah créa la montagne Kaf pour consolider la terre, l'entourer et la préserver des coups de vagues du vaste abîme. Des veines primitives du mont Kaf jaillirent alors une multitude d'autres montagnes hautes et larges qui rendirent la terre immobile. Par delà les limites du Kaf, est un vaste espace soixante-dix fois aussi grand que le monde : là, le sable et la poussière sont du musc ; l'herbe et les végétaux, du safran ; les pierres, des rubis et des émeraudes. Oui ma sœur, c'est ainsi. » La princesse répondit : « Ton esclave reçoit tes paroles et les place sur la pierre de son front. Oui mon frère ! Ton esclave désire encore savoir de quelle manière furent créés les sphères empyrées et cristallines, les anges et les amis (du prophète) ; de quelle substance ils furent formés. »

    Indra djaya répondit : « Voici quelles furent ces créations. Au commencement, le puissant Jehovah répandit une glorieuse lumière, une figure vivante de Mahomet. Cette figure illuminée, frappée du souffle du souverain maître de tous les mondes, fut agitée comme l'eau dans le chaudron bouillant. De la sueur qui couvrait la tête de cette figure, il forma les sphères empyrées et cristallines, la tablette des comptes, la plume qui va toute seule, le soleil, la lune et les étoiles et tout ce qui est dans la mer ; de la sueur qui en couvrait la poitrine, il forma tous les prophètes inspirés et tous les fidèles apôtres de la religion ; de la sueur qui en couvrait les sourcils, il forma tous les croyans des deux sexes ; de la sueur qui en couvrait les oreilles, il forma tous les juifs et les chrétiens ; et de la sueur qui en couvrait les pieds, il forma la terre de l'orient à l'occident avec tout ce qu'elle contient. Alors le puissant Jéhovah adressa cet ordre à la figure vivante, illuminée du prophète : 'Regarde derrière toi, devant toi, à ta droite et à ta gauche'. La figure illuminée, en regardant autour d'elle, aperçut une autre lumière éclatante qui représentait Abou-bekr, Omar, Oshman et Ali, les divins amis du prophète. Ce fut ainsi, ma soeur. »

    La princesse répondit : « Une nouvelle lumière a répandu ses rayons sur le cœur de votre esclave ! »43

     

    Curieusement, on retrouve ici, comme dans la version scandinave, l'idée d'une création par sudation. L'être lumineux gigantesque, bien qu'admis par l'Islam, a de fortes ressemblances avec l'Adam des gnostiques. Par contre, le géant n'est seulement pas à l'origine du monde, mais aussi de la société.

    Bien plus au sud, c'est probablement de cette Indonésie islamisée qu'est venue, à Madagascar l'histoire d'Adam et de ses sept femmes:

    « Je n'ai point voulu insérer dans la suite de cette Histoire une fable que les Grands d'Anossi faisaient accroire aux Nègres, afin de les ravaler au-dessous d'eux, qui est: que, Dieu ayant créé Adame de la terre, il lui envoya le sommeil pendant lequel il tira une femme de sa cervelle, de laquelle sont descendus les Roandrian, une autre femme du cou, de laquelle sont descendus les Anacandrian, une autre de l'épaule gauche, dont sont issus les Ondzatsi, une autre du côté droit, dont sont descendus les Grands Voadziri, qui sont noirs, une autre de la cuisse, de laquelle sont venus les Lohavohits, une autre du gras de la jambe, dont sont venus les Ontsoa, et une autre de la plante du pied, de laquelle sont issus les esclaves44. »

     

    Comme dans le mythe indien, ce « démembrement » d'Adam donne naissance aux différentes classes et aux différents groupes de la société malgache45.

    Cela fait bien sûr depuis le XIXe siècle que l'on a relevé la grande convergence qui existe entre le mythe indo-européen et le mythe chinois de Pangu. Les témoignages sur ce dernier sont nombreux46. Citons-en quelques uns, parmi les plus anciens:

    Yiwen leju, chap. 1, p. 2-3; Taiping yulan, chap. 2, p. 137:

    « Le ciel et la terre formaient un ensemble pareil à un œuf de poule. Pangu naquit en son milieu.

    Au bout de dix-huit mille ans47, le ciel et la terre se séparèrent. Le yang pur constitua le ciel et le yin grossier la terre. Pangu se trouvait en leur milieu.

    En une seule journée, il opéra neuf mutations (et devint) un esprit dans le ciel et un saint sur la terre. Chaque jour, le ciel s'élevait d'un empan; chaque jour, la terre s'épaississait d'un empan et chaque jour Pangu grandissait lui aussi d'un empan. Tout cela dura dix-huit mille ans. Le ciel fut alors immensément haut, la terre immensément profonde, Pangu immensément grand. Puis il y eut les trois augustes souverains... aussi, le ciel et la terre furent-ils distants de quatre-vingt-dix mille li48. »

     

    Sanwu liji:

    « Au temps où le ciel et la terre étaient un chaos (hundun) ressemblant à un oeuf, Pangu naquit dans celui-ci et y vécut dix-huit mille ans. Puis le ciel et la terre se constituèrent, les purs éléments Yang formèrent le ciel, les grossiers éléments Yin formèrent la terre. Pangu, qui était au milieu, se transformait chaque jour neuf fois, tantôt dieu dans le ciel, tantôt saint sur la terre. Le ciel, chaque jour, s'élevait d'une toise, et la terre s'épaississait chaque jour d'une toise. Il en fut ainsi durant dix-huit mille ans et alors le ciel atteignit à l'extrême de sa maturité49. »

     

    Yishi, chap. 1, p. 2a:

    « Le premier à naître fut Pangu. Lorsqu'il fut sur le point de mourir, il transforma son corps: son souffle devint les vents et les nuées, sa voix les éclats du tonnerre, son oeil gauche le soleil, son oeil droit la lune, ses quatre membres et les cinq (parties de son) corps les quatre extrêmes et les cinq montagnes sacrées, son sang et ses humeurs le fleuve Bleu et le fleuve Jaune, ses nerfs et ses artères les veines de la terre, ses muscles la glèbe des champs, ses cheveux et ses moustaches les astres et les repères sidéraux, les poils de sa peau la végétation, ses dents et ses os les métaux et les pierres, ses essences et sa moelle les perles et les jades, sa sueur et ses écoulements les pluies et les marais50. »

     

    Shuyi ji, chap. 1, p. 1a:

    « Les êtres vivant commencèrent avec Pangu, lequel est l'ancêtre des dix mille êtres de l'univers. Lorsque Pangu mourut, sa tête devint un pic sacré, ses yeux devinrent le soleil et la lune, sa graisse les fleuves et les mers, ses cheveux et ses poils les arbres et les végétaux. Les anciens savants affirmaient que les larmes de Pangu avaient formé le fleuve Bleu et le fleuve Jaune, que son souffle était le vent, sa voix le tonnerre; la pupille de ses yeux faisait jaillir la foudre, le ciel était clair quand il était content et sombre quand il se mettait en colère. Selon une croyance de l'époque des Ts'in et des Han, la tête de Pangu devint le pic sacré de l'Est, son ventre le pic du Centre, son bras gauche le pic du Sud, son bras droit le pic du Nord, ses pieds le pic de l'Ouest. Dans les pays (méridionaux) de Wu et de Tch'u, on raconte que Pangu et son épouse sont à l'origine du yin et du yang. [Ils furent le premier homme et la première femme]51. »

     

    Les textes plus récents, bouddhistes, ne gardent de Pangu que l'idée d'un pilier, dont la croissance permet au ciel de se séparer de la terre52. Il n'est plus à l'origine des différentes parties du monde. L'image de l'homme cosmique tend ainsi à s'effacer avec le temps53.

    L'origine de ce mythe en Chine a longtemps posé problème, d'autant plus qu'il n'a le plus souvent fait l'objet que d'une critique interne, sur la base de matériaux uniquement chinois et indiens. On pense ainsi qu'il a été apporté en Chine avec le bouddhisme, et certains suggèrent une influence tibétaine54.

    Il est pourtant possible de retrouver la trace d'intermédiaires, et ces intermédiaires n'existent pas dans les religions himalayennes. Certes on trouve en quelque sorte une allusion au mythe du Puruṣa dans une cosmogonie populaire des Kusle-Kâpâli, une secte de yogi Newar, au Népal, mais celui-ci n'est plus qu'une entité hermaphrodite primordiale, qui sera coupée en deux, et dont la moitié féminine sera, avec le créateur Nirañjan Nirakâr, à l'origine des dieux55. Au Tibet, on a parfois rapproché le mythe de Srin-mo, une démone qui s'identifie au pays, avec le Puruṣa, mais ses rapport sont finalement assez lointain56. Une version du Ladakh du Rgyal-rabs tibétain contient aussi des allusions à ce mythe, mais c'est là un texte très tardif (XIVe siècle au plus tôt)57. En définitive, la version la plus proche est un conte tibétain collecté au XIXe siècle par l'abbé Huc, un missionnaire:

    « Cependant, on sait que sous le ciel, il existe trois grandes familles; nous autres himmes de l'Occident, nous sommes tous de la grande famille thibétaine: voilà ce que j'ai voulu dire. - Aka, sais-tu d'où viennent ces trois grandes familles qui sont le ciel? - Voici ce que j'ai entendu dire aux Lamas instruits des choses de l'antiquité... Au commencement il n'y avait sur la terre qu'un seul homme; il n'avait ni maison, ni tente: car, en ce temps-là, l'hiver n'était pas froid, et l'été n'était pas chaud; le vent ne soufflait pas avec violence, il ne tombait ni de la pluie ni de la neige; le thé croissait de lui-même sur les montagnes, et les troupeaux n'avaient pas à craindre les animaux malfaisants. Cet homme eut trois enfants, qui vécurent longtemps avec lui, se nourrissant de laitage et de fruits. Après être parvenu à une très-grande vieillesse, cet homme mourut. Les trois enfants délibérèrent pour savoir ce qu'ils feraient du corps de leur père; ils ne purent s'accorder, car ils avaient chacun une opinion différente. L'un voulait l'enfermer dans un cercueil et le mettre en terre, l'autre voulait le brûler, le troisième disait qu'il fallait l'exposer sur le sommet d'une montagne. Ils résolurent donc de diviser en trois le corps de leur père, d'en prendre chacun une partie et de se séparer. L'aîné eut la tête et les bras en partage; il fut l'ancêtre de la grande famille chinoise. Voilà pourquoi ses descendants sont devenus célèbres dans les arts et l'industrie, et remarquables par leur intelligence, par les ruses et les stratagèmes qu'ils savent inventer. Le cadet, qui fut le père de la grande famille tibhétaine, eut la poitrine en partage. Aussi les Tibhétains sont-ils pleins de cœur et de courage; ils ne craignent pas de s'exposer à la mort, et parmi eux, il y a toujours eu des tribus indomptables. Le troisième des fils, d'où descendent les peuples tartares, reçut pour héritage la partie inférieure du corps de son père. Puisque vous avez voyagé longtemps dans les déserts de l'Orient, vous devez savoir que les Mongols sont simples et timides, ils sont sans tête et sans cœur; tout leur mérite consiste à se tenir fermes sur leurs étriers, et bien d'aplomb sur leur selle. Voilà comment les Lamas expliquent l'origine des trois grandes familles qui sont sous le ciel, et la différence de leur caractère. Voilà pourquoi les Tartares sont bons cavaliers les Thibétains bons soldats, et les Chinois bon commerçants58. »

     

    Certes, ce récit conserve une grande valeur trifonctionnelle, cependant il n'est plus un récit d'origine du monde, qui est alors déjà créé, mais une ethnogenèse. Au final, les peuples de l'Himalaya ont bien conservé l'idée d'un sacrifice fondateur par démembrement, mais pas dans le cadre de la cosmogenèse. Il semble alors peu évident que le mythe du Puruṣa ait été transmis à la Chine par cette région.

    La situation est tout autre en Asie du Sud-Est, où là nous disposons de documents intéressants, quoi que tardifs. Ainsi, une légende collectée chez les Mnongs du Vietnam pourrait bien être un vestige du mythe de l'Homme cosmique, à la manière du Gargantua français:

    « Autrefois la mer couvrait toute la contrée, aucune des puissantes montagnes qui jalonnent maintenant la région des Mnong n'avait encore fait son apparition; les peuples n'existaient pas. C'est alors qu'arriva, on ne sait d'où, un Cambodgien monté sur une vaste pirogue chargée de perles, ce cuivre, de sel et d'étoffes. Mais le bateau sombra et la terre se montra alors; le Yok Nap Lyir est l'embarcation elle-même et, maintenant encore, un homme juste peut, sur le dôme de la montagne, dans les rocs qui le couronnent, apercevoir le riche chargement du navire disséminé dans les trous et les cavités séparant entre eux les rochers. Malheureusement, les Mnong, cupides, s'étant rendu au pic pour s'emparer de ces richesses, le Bouddha en colère les fit disparaître et effaça de la mémoire des naturels la connaissance du sentier59. »

     

    Chez les Chams, autre peuple du Vietnam, les éléments se font plus précis. Les Chams ont possédé un important royaume sur le littoral sud-est, et leur religion officielle était l'hindouisme, avant que beaucoup d'entre eux ne se convertissent à l'Islam venu de Malaisie au XVIe siècle. Un de leurs textes sacrés, le Livre d'Anourchivan, montre justement un étrange syncrétisme entre des croyances appartenant au fond local et d'autres clairement hindouistes, le tout sous un rhabillage musulman, comme cela s'est fait, nous l'avons vu plus haut, chez les Malais. Le mythe du Puruṣa s'y exprime en plusieurs endroits, par exemples:

    « Ceci est la chronique de Pō Nagar Taha.

    Svasti! Siddhi! Au grand Anouchirvân! En toute lumière et vérité ce traité instruit manifestement l'humanité entière sur la création de la terre et de l'homme. Eternellement n'existait pas la terre, (mais il n'y avait que) les ténèbres et le chaos antiques. Elle sortit de l'essence de Dieu incréé, qu'en dessous rien ne supporte qu'au-dessus rien ne tient suspendu. Dieu créa Allah; créa Mahomet; créa Gabriel.

    Dieu créa ensuite Eve et Adam. Ainsi donc Dieu existait dans le chaos antique alors que n'existaient encore ni la terre, ni Adam, ni la pluie, ni le vent. C'est alors que de Dieu émanèrent le prophète Mahomet, le seigneur Gabriel, Eve et Adam. Donc Dieu les créa du néant. Ensuite Dieu divisa ce signe (l’œuf d'or, le germe d'or) en deux parties: d'un morceau fut la terre, et de l'autre le ciel, qui produisirent (à leur tour et séparément) la lune et le soleil. Donc ils émanèrent de ce signe magique.

    Puis Dieu créa en premier lieu (parmi les jours) le vendredi, en premier lieu (parmi les années) l'année cyclique du Serpent. Il créa ensuite les samedi, dimanche, lundi, mardi, mercredi et jeudi, qui ont leurs demeures localisées dans le corps de Dieu. Dieu créa les quatre seigneurs (les quatre premiers ancêtres), le jour saint du vendredi. Il brisa des morceaux du ciel pour en faire la mosquée, la chaire, le lecteur et l'imam. Dieu créa également la conque sacrée le vendredi. Puis il la remit à Gabriel, et les pieds de Gabriel sont orientés selon ce diagramme-ci ( ).

    [la création des diverses parties plus ou moins mystiques du monde se fait en soufflant dans la conque].

    « Si l'on vous demande: les bras et les jambes d'Allah, de qui sont-ils la demeure? Répondez: la demeure de ces quatre nabi, car le Svarga-Devata siège à l'épaule droite, le nabi Yonnōk à l'épaule gauche, le nabi Yonnōč au pied droit, le nabi Adam au pied gauche. C'est pourquoi, lorsque le prophète Abraham alla jusqu'au septième ciel, il y vénéra les quatre nabi et les quatre caractères cabalistiques qui leur sont unis pour les préserver des asuras, des démons et des raksas des morts.

    Si l'on vous demande d'où vient le ciel et d'où la terre? Répondez Le Svarga-Devata et le nabi Yonnök sont la souche céleste, le nabi Yonnōč et le Pō Adam sont la souche terrestre60. »

     

    Dans le même article, Durand publiait un commentaire contemporain qui montre que l'islam des Chams était alors très superficiel: le mythe du Puruṣa apparaît bien, mais dans une version où l'être primordial démembré est une femme, appartenant à un couple qui exprime à sa manière l'hermaphrodisme du Puruṣa:

    « Au commencement était Pō Yaṅ Pō, le dieu suprême. Il se tenait immobile au centre du Vide, ne portant rien sur sa tête et ne foulant rien sous ses pieds. Il engendra de sa substance Pō Alvahuk, principe masculin, et Pō Ratnö, principe féminin. En vertu de cette double émanation, il devint Pō Yaṅ Amô, le dieu-père.

    Or donc Pō Alvahuk venait de l'occident et Pō Ratnö de l'orient. Ils firent leur jonction au centre de l'hémisphère. La voyant si parfaitement belle, Pō Alvahuk désira Pō Ratnö. Mais elle ne consentit pas à son amour. Pris de fureur, Pō Alvahuk la coupa en quatre morceaux. Il lança le premier dans l'espace, et la terre fut [être féminin]; le second, et le ciel fut [être masculin]; le troisième, et la lune fut [être féminin]; le quatrième, et le soleil fut [masc.]. C'est pour cette raison que la terre, Pō Nögar Tahâ, a droit d'aînesse, d'où son titre de Patau Kamei, la femme-roi61. »

     

    Principes masculins et féminins primordiaux sont ici bien dissociés. Cette version semble en tout cas montrer que c'est du royaume cham qu'est originaire la version du mythe qui a été collectée dans les îles Mariannes, où l'on parle aussi une langue austronésienne:

    « Bei der Schöpfung von Himmel und Erde in der Leere lebend, beauftragte der weise Puntan beim Tode seine Schwester, aus Brust und Schulter Himmel und Erde, aus den Augen Sonne und Mond, aus den Augenbrauen den Regenbogen zu bilden62. »

     

    La transmission du mythe de l'ancienne Indochine à la Chine a pu se faire par la vallée du Tonkin, comme le montre une brève note de Bonifacy en 1906 au sujet des montagnards thai et mèo (miao) du haut Tonkin:

    « On croit, avec les Chinois, que la terre et le ciel furent créés par Ban có, dont le corps, les os, le sang formèrent la terre, les pierres, les eaux63. »

     

    Quoi qu'il en soit, il est donc vraisemblable que le mythe ne s'est pas transmis à la Chine avec le Bouddhisme, mais vraiment grâce à l'adoption par les anciennes population austronésiennes d'Indochine de l'Hindouisme. Le fait que le Bouddhisme chinois donne un autre aspect, totalement différent de celui plus ancien contenu dans les textes taoïstes, au mythe de Panku, pourrait bien être un indice de cela. Par contre, c'est grâce au Bouddhisme que ce motif est arrivé en Corée – et nous terminerons notre inventaire par cet extrême oriental –, où il a été retrouvé dans un mythe collecté au début du XXe siècle dans l'île de Cheju:

    « Quel dieu est arrivé le premier?

    Pango est arrivé le premier, sur cette terre. Sur son front, il y avait deux Confucius; derrière son front il y avait deux Bouddhas. Dans le palais du Dragon, un enfant vêtu d'habits bleus puisait de l'eau dans la voie lactée.

    Sur le front de Pango, il y avait deux Confucius. Dans la Mer de l'Est, il y avait deux lunes. Derrière le front de Pango, il y avait deux Bouddhas. Dans la Mer de l'Ouest, il y avait deux soleils. Ainsi, il y avait deux lunes et deux soleils dans le ciel. […]64 »

     

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    1Essentiellement Hoành-son, 1969 et Lincoln, 1975.

    21959, Paris, Le Seuil.

    3Tous mes remerciements vont à Nick Allen, pour ses compléments bibliographiques sur l'Himalaya et l'Inde, à Pierre-Yves Lambert, pour les textes irlandais et vieil-anglais, à Guillaume Oudaer, pour ses nombreuses suggestions, à Éric Pirart, pour les textes iraniens, à Claude Sterckx, pour ses encouragements, et à Jan Zouplna.

    4Les traductions citées ici sont de Dillman, 1991.

    5Boyer, 1992b, p. 189-190.

    6Kabakova, 2005, p. 24.

    7Bessonov, 1861, p. 285-292. 58 versions de ce chant ont été recensées par Dudko, 2008.

    8Lincoln, 1975, p. 123. La même erreur se retrouve dans Lincoln, 1991, p. 167 (avec une translittération fautive du titre russe); cf. Mallory et Adams, 1997, sv « Cosmogony », avec les mêmes erreurs. Bruce Lincoln se donne comme source l'article de Schayer, 1935, qui pourtant ne contient rien de ce genre!

    9Schayer, 1935, p. 322-323.

    10Andersen, 1983, p. 150.

    11Lincoln, 1975, p. 123.

    12Vaillant, 1952, p. XXI-XXII.

    13Turdeanu, 1981. Une part de ces textes était déjà connue au XIXe siècle de Jacob Grimm lorsqu'il recherchait des parallèles au mythe d'Ymir: Grimm, 2004, p. 565-574.

    142 versions sont recensées par Tristam, 1975, p. 122.

    155 versions recensées par Tristam, 1975, p. 123, avec au total 10 variantes selon les manuscrits.

    16Turdeanu, 1981, p. 407.

    17Ivanov, 1892, p. 90; Kabakova, 1999, p. 29-30.

    18Blaznev, 1892; Kabakova, 2005, p. 25. Il s'est tenu en 2012 en Sorbonne un colloque sur les mythes étiologiques dans les Balkans et en Europe dont les actes, lorsqu'ils seront publiés, pourrant probablement modifier la partie qui précède.

    19Le Roux et Guyonvarc'h, 1986, p. 305.

    20Le Roux et Guyonvarc'h, 1986, p. 305.

    21Voir par exemple l'Evangile de Philippe (IIIe siècle) dans la bibliothèque de Nag-Hammadi: Robinson, 1977, p. 131-151. Cependant, cette assimilation du Christ à un nouvel Adam est déjà sensible chez saint Paul, et est largement débattue chez Irénée de Lyon et son traité Contre les Hérétiques: Nielsen, 1968.

    22Brunet, 1889.

    23Turdeanu, 1981, p. 469 et suiv.

    24West, 1971. Il faut ajouter à ces textes un fragment d'Héraclite contenue dans le traité Sur la décade et les nombres qu'elle comprend d'Anatolius d'Alexandrie (IIIe siècle ap. JC): « Si l’on met à part, dans l'âme, la partie souveraine, il y en a sept autres, correspondant aux cinq sens, à la voix et à la génération. Dans le corps, il y a sept parties intégrantes : la tête, le cou, le tronc, les deux jambes, et les deux bras; — sept viscères : l'estomac, le cœur, le poumon, le foie, la rate, les deux reins ».

    25Sur les appareils et les fourneaux. Sur la lettre oméga, 9; Festugière, 1944, p. 268-270; Tardieu, 1974, p. 90, Mertens, 1995, p. 5.

    26Mertens, 1995, p. 91.

    27Cirillo, 2002, p. 219 et suiv.

    28Tardieu, 1974, p. 64, n. 88.

    29trad. Edouard des Places, 1976, Paris, Cerf.

    30Jensen, 1939.

    31Notons que Bruce Lincoln incluait ce mythe d'Hainuwele dans son corpus, alors qu'il n'a qu'un rapport assez vague, comme nous venons de le voir, avec celui du Puruṣa.

    32Yoshida, 1966; MacDonald, 2005; Prager, 2005.

    33trad. de Williams, 1990, p. 72-76.

    34Williams, 1990, p. 202-212.

    35Brisson, 1995.

    36Rig-Véda, 10.90. Trad. de Varenne, 1982, p. 215-217.

    37Serait-ce là la trace d'une possible influence des apocryphes sur le mythe d'Ymir? Mais la légende russe citée plus haut, mentionnant la construction d'un palais à l'aide d'os trouvés dans la terre semble montrer que l'élément se trouvait déjà présent.

    38Il est possible que les géants issus des aisselles et des jambes d'Ymir soient un lointain écho de ce motif, mais ils ne constituent pas une classe sociale, et sont éliminés lors du meurtre de leur procréateur, par un déluge de sang.

    39Lincoln, 1975, p. 129 et suiv.; en dernier lieu West, 2007, p. 356-359.

    40Trad. de Boyer, 1992, p. 521. Le texte est du Xe siècle.

    41Kirby, 1895, vol. 1, p. 59-60.

    42Nous n'avons rien hélas concernant les Baltes.

    43Nous citons ici la traduction vieillie mais unique, parue dans « Mélanges malays,... », 1832, p. 230-231.

    44De Flacourt, 1661, p. 109.

    45Notons au passage que les traditions juives orientales et musulmanes ont, par le biais de la figure d'Adam Kadmon, tendu dès l'Antiquité (pour les Juifs) à recréer elles-aussi l'idée d'un homme primordial macrocosmique. Il s'agit-là de spéculations savantes, qui n'ont sans doute que fort peu pénétré les croyances populaires: Ginzberg, 1901. Ainsi, selon un auteur arabe du XIe siècle, « Dieu créa la tête d'Adam et son front du sol de la Ka'ba, sa poitrine et son dos de celui du Temple de Jérusalem, ses cuisses de celui du Yémen, ses jambes de celui d'Égypte, ses pieds de celui du Hijâz, sa main droite de la terre d'Orient et sa main gauche de celle d'Occident. Puis il l'étendit à la porte du Paradis ». Fahd, 1959, p. 262.

    46Des Juifs anciennement installés en Chine ont d'eux-mêmes identifié leur Adam (Kadmon) avec Pangu: Eber, 1999, p. 30-31.

    47Traduction alternative de Kaltenmark: « Pangu naquit dans celui-ci et y vécut durant dix-huit mille années. Et lorsque que le ciel et la terre se constituèrent... ».

    48Mathieu, 1989, p. 28-29; Kaltenmark, 1959, p. 456.

    49Kalinowski, 1996, p. 50.

    50Mathieu, 1989, p. 29.

    51Kaltenmark, 1959, p. 457.

    52Dyer Ball, 1882, avec références antérieures.

    53Ce mythe du géant qui en grandissant sépare ciel et terre n'est d'ailleurs pas spécifiquement chinois. On en retrouve régulièrement des allusions dans le monde indo-européen, mais il est aussi très présent en Asie du Sud-Est. Par exemple chez les peuples aborigènes du Vietnam et du Cambodge, Mnong, Sré et Cau Maa': Dournes, 1990, p. 165; Maurice, 1993, p. 655; Boulbet, 1967, p. 15-16 et 39-41.

    54On laissera malheureusement de côté la piste possible des Tokhariens, ancien peuple indo-européen du Tarim, lequel n'a laissé derrière lui que des textes bouddhiques qui ne nous apprennent rien sur la possibilité de l'existence, probable mais incertaine, de ce mythe dans cette région.

    55Bouiller, 1993, p. 79-81.

    56Gyatso, 2003. Pour d'autres mythes de fondation par démembrement en Inde, au Népal et au Tibet: Allen, 1981.

    57MacDonald, 1959, p. 433.

    58Huc, 1857, p. 164-165.

    59Maître, 1912, p. 24.

    60Durand, 1907, p. 328-355.

    61Durand, 1907, p. 322.

    62Bastian, 1883, p. 95.

    63Bonifacy, 1906, p. 304.

    64Yim, 1976, p. 53-54.