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NMC - Page 53

  • Pierre Sauzeau - Le renard et la quatrième fonction

    Le renard et la quatrième fonction

    Pierre Sauzeau

    Professeur émérite à l'Université Paul-Valéry-Montpellier 3

     

    sauzeau.pierre2@wanadoo.fr

     

    NB: Les caractères grecs n'étant pas gérés par notre plate-forme, nous prions nos lecteurs de bien vouloir consulter cet article en téléchargeant la version pdf.

     

    Abstract: This article fits into the framework of the 4th function theory. In it, we study the Masters of paths that are foxes, from the fables, the Greek or Irish pseudo-historical narratives and the Roman de Renart. Cunning, crafty, the fox is characterized with a strong association to transgressive sexuality, whether male or female as well as with an ambiguous relationship with sovereignty, that he pretends to support and still is very likely and willing to usurp.

    Keywords: fox, fourth function, fable, Aesop, Aristomenes, Crimthann, Roman de Renart.

    Résumé: Dans le cadre de la théorie de la 4ème fonction, on étudie dans cet article ces Maîtres du chemin que sont les renards, venus de la fable, des récits pseudo-historiques de la Grèce ou de l'Irlande, du Roman de Renart. Le Rusé se caractérise par une forte association avec la sexualité transgressive – masculine ou féminine – et par un rapport ambigu avec la souveraineté, qu'il prétend soutenir mais qu'il cherche volontiers à usurper.

    Mots clés : renard, quatrième fonction, fable, Ésope, Aristoménès, Crimthann, Roman de Renart.

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    Même si l'étude du symbolique doit se garder de hâtives généralités transhistoriques et transculturelles, on peut sans doute considérer comme une donnée « universelle » la symbolique du renard (éventuellement relayé par le chacal ou le coyote), l'animal qui incarne essentiellement l'intelligence rusée. Mais ces universaux n'ont de véritable intérêt que replacés dans un contexte suffisamment précis pour que leur signification s'intègre dans un ensemble idéologique structuré1. C'est pourquoi il a paru intéressant d'examiner, à partir de quelques textes caractéristiques, comment cet animal "fictionnel" fonctionne au sein de l'espace indo-européen, selon le modèle quadrifonctionnel que, mon frère et moi, nous avons pu dessiner, à la suite des frères Rees et de Nick Allen ; il s'agit, pour mieux rendre compte des complexités du système idéologique indo-européen, d'élargir le modèle trifonctionnel et les chemins frayés par G. Dumézil sans pour autant trahir sa méthode ni sa pensée2.

    Il fallait dans un premier temps établir fermement la fréquence des séries à quatre termes et surtout la cohérence de ces séries entre elles ; car la quatrième fonction ne se contente pas de réunir de façon informelle tout ce qui relève du non-ordre, périphérique, marginal, et de l'Altérité, que ce soit sur le plan de l'organisation sociale, du panthéon ou du cosmos. La définition négative de la Quatrième fonction ne l'empêche pas de se structurer elle-même selon un certain nombre de pôles bien apparents, même si un approfondissement de la recherche sera nécessaire pour les caractériser précisément, et établir leurs rapports dans toute leur richesse.

    Parmi ces pôles, l'un des mieux définis, que nous avons nommé par convention « aryamanique », est caractérisé par la communication, et à l'intérieur même du champ aryamanique, se déploie la tradition des Maîtres du Chemin3, où le renard trouve aisément sa place. L'intérêt d'approfondir ainsi un dossier clairement situé en Quatrième fonction, c'est de pouvoir démontrer la cohérence interne de ce quatrième élément de la structure idéologique indo-européenne.

     

    Les noms : Loups et renards

     

    Renart, avant de devenir sous la forme renard la désignation française moderne du Vulpes vulpes, est le nom propre que la tradition littéraire médiévale attribue au représentant de l'espèce désignée par le nom commun goupil. Les noms du renard dans les langues indo-européennes (sanskrit lopāśa, avestique raopi, grec alōpēx, gaulois louernos4, lat. uulpis / uulpēs, bas-latin uulpiculus > goupil) sont certainement apparentés à ceux du loup (sanskrit vṛka-, grec lukos, lat. lupus, vieil irlandais olc, goth. wulfs, vieil islandais ulfr) mais dans des conditions très complexes, qu'on a expliquées par le phénomène du tabou linguistique (qui consiste en particulier à déformer les noms des animaux dangereux ou des puissances inquiétantes)5. Grâce à la théorie des laryngales, Françoise Bader6 se passe de ce concept, pour analyser cette famille étymologique du point de vue phonétique, morphologique et sémantique, à partir de l'idée « arracher, razzier » *h2w-el-. N'entrons pas dans le détail d'une démonstration difficile et qui reste toujours discutable.

    Les deux compères-ennemis, que la science moderne rassemble dans la famille des canidés, n'ont pas toujours été nettement distingués du point de vue linguistique par les proto-indo-européens, avant de recevoir chacun une désignation spécifique ; ils ont longtemps été sentis comme proches – des prédateurs sauvages, qui sortent de la forêt pour arracher, ravir leurs proies, en particulier les animaux domestiques7 ; mais aussi distingués, voire opposés, en raison des différences évidentes de taille, de force, de caractère, de comportement. Le loup est comme le renard un « razzieur », il sait « dérober sa trace par mille détours tortueux » (Pindare, Pyth., II, 85) mais, plus puissant, préférant l'action collective de la meute, « il attaque à découvert, tandis que le renard opère dans l'ombre, sans se montrer »8. Ces caractères naturels ont conduit les peuples indo-européens à faire du loup un symbole de la force brutale et dangereuse, qui peut être située en deuxième fonction – une image du guerrier terrible, par exemple dans la saisissante comparaison homérique des Myrmidons de l'Iliade (XVI, 156-162). Mais l'image du loup guerrier est secondaire à celle des jeunes en marge initiatique, de la bande de para-guerriers ; s'il est isolé, le loup évoque l'homme hors-société, l'outlaw ; dans tous ces cas, il s'inscrit en quatrième fonction9. Les deux conceptions peuvent se croiser et jouer l'une avec l'autre : la bivalence symbolique du loup signale une importante contiguïté, qui révèle la dimension sauvage du guerrier indo-européen. Le renard, lui, n'évoque en rien le guerrier « normal » selon les conceptions indo-européennes. Absent des épopées homériques, il peut passer pour couard, selon le proverbe « lions au logis, renards au combat » (Aristophane, Paix, 1189-1190). Il peut néanmoins, nous le verrons, s'associer à certaines formes de combat irrégulier.

     

    L'animal trickster

     

    Si le renard porte un nom indo-européen proche de celui du loup, ce nom relève souvent du genre féminin (grec hē alōpēx, lat. uulpes, russe lisíca...) ; il est fameux depuis l'Antiquité pour son intelligence rusée, du reste tout à fait réelle. Le renard, avec des forces bien plus modestes que le loup, individualiste, ne menace guère l'homme directement, mais rôde volontiers à la périphérie des habitats. Il est l'animal-trickster par excellence, compte tenu des problèmes que pose ce concept trop universel, dont, après les travaux de Dumézil sur Loki et de Detienne et Vernant sur la mētis10, nous avons tenté ailleurs de préciser les contours dans le domaine indo-européen11. La représentation de cette qualité intellectuelle et de l'animal qui l'incarne présente la grande ambiguïté si caractéristique de la quatrième fonction, et peut subir une forte péjoration. Un « renard » reste pour nous, si fin soit-il, une personne peu recommandable, et les Siciliens de l'Antiquité le désignaient par le mot κίναδος qui sert en grec d'insulte12.

    En Grèce, le renard peut être désigné par le nom féminin Κερδώ13, dérivé du neutre τὸ κέρδος « gain, profit personnel obtenu par habileté »14, au pluriel τὰ κέρδεα « moyens de gagner, ruses ». Ce « surnom » du renard nous signale que la ruse ne relève pas seulement du jeu, du plaisir de tromper pour se gausser de l'adversaire, mais qu'il s'agit d'un moyen de gagner, sur tous les plans de la vie personnelle ou sociale, alors même qu'on était en position de perdre. La « ruse » se révèle indispensable, y compris dans deux domaines où, selon l'idéologie indo-européenne décrite par Georges Dumézil, elle devrait se heurter à un interdit de principe, la souveraineté et la guerre, d'autant plus qu'elle s'accompagne volontiers d'impudence et de trahison15. La « morale » des fables grecques et indiennes, fondée sur l'intérêt, qu'on obtient par l'habileté, fût-elle déloyale, et la tromperie, s'oppose de façon remarquable à la théorie dominante selon lequel les actes bons et une conduite honnête conduisent au succès16. De la nature profondément ambivalente de la fable naissent les problèmes de sa « moralisation »17.

     

    Les chacals et le Pañcatantra

     

    Le renard n'est pas seulement l'un des personnages récurrents de la « fable » antique ; il en est de quelque façon le modèle et l'inspirateur18.

    En Inde il est relayé par le chacal19, personnage autour duquel s'organise le Pañcatantra. Ce texte célèbre, qui rassemble un grand nombre de fables, date du VIe ou VIIe siècle de notre ère. Le titre lui-même signifie à la fois « l'enseignement (réparti en) cinq sections » et « (le recueil de récits didactiques en) cinq Livres ». Le mot tantra, en effet, comporte la signification « section d'un ouvrage, livre », ou bien « enseignement, procédé didactique », d'où, selon l'explication donnée par Louis Renou, « sur un plan mineur », les sens d'« artifice », ou de « ruse »20. Il s'agit en tout cas de donner, par l'exemple des fables, une leçon de vie et de gouvernement à des princes jusqu'ici peu concernés par leurs devoirs.

    Les fables, surtout les fables animales, ont quelque chose de populaire et d'enfantin qui résulte de l'affaiblissement de leur fonction d'enseignement « initiatique » dans le cadre des rites de passages de l'enfance à l'adolescence et se perpétue en raison de leur rôle pédagogique21. Cette fonction ne doit pas faire oublier leur signification sur le plan de l'idéologie politique. Le chacal Damanaka (le Dompteur) est au service du Lion et devient son ministre ; et l'ensemble des Cinq Livres constitue un texte « à l'usage du prince, destiné à lui apprendre – en l'amusant – les principes de l'art de conduire les hommes »22. L'intelligence rusée est l'arme suprême de la souveraineté, bien supérieure à la force armée.

    « Ni avec les armes, ni avec les éléphants, ni avec les chevaux, ni avec les fantassins, une affaire n'arrive à bonne fin comme quand elle est faite par l'intelligence... » (Pañcatantra, I, 3, trad. Lancereau)

    Cette fonction de la parole intelligente mise au service de l'autorité royale relève, comme nous l'avons montré dans notre ouvrage de présentation générale, du pôle aryamanique de la Quatrième fonction. La fable grecque fournit de nombreux arguments à l'appui de cette analyse23.

     

    Ésope et le renard des fables

     

    En Grèce archaïque, le genre de la fable relève de l'ainos, la poésie du blâme24 ; le renard y joue un rôle prépondérant, et circule à l'aise dans le monde de la fable, et de la satire iambique, informelle et anti-héroïque25. Archiloque cite plusieurs fables, et évoque en particulier le renard et l'aigle (fgt 174-181 W), le renard et le hérisson (fgt 201 W)26 ; Pindare (Pyth., II, 77-80) évoque le renard et le loup (ibid., 84) ; mais la fable grecque s'incarne dans un auteur au moins partiellement mythique, Ésope, dont le renard est le personnage favori277. Une kulix du Ve siècle28 représente le fabuliste conversant avec un renard, comme si l'animal lui apprenait les histoires. Philostrate (I, 3) décrit l'image des animaux entourant Ésope pour le couronner : « les personnages dont [la peinture] entoure Ésope comme d'un chœur tragique tiennent à la fois de l'homme et de la bête et sont composés d'éléments empruntés au théâtre même du poète. Le renard est le coryphée ; c'est que, dans la plupart des cas, Ésope se sert du renard [...] pour exposer son dessein (trad. Bougot). »

    Or, selon ce roman picaresque que constitue sa Vie29, Ésope rassemble de nombreux traits caractéristiques des personnages de la Quatrième fonction30.

    – la laideur physique d'abord, sur laquelle les textes insistent tout particulièrement ; cette laideur rappelle celle du Thersite de l'Iliade, le trublion vindicatif qu'Ulysse fait taire d'un coup de sceptre ; c'est l'un des marqueurs de la Quatrième fonction. Elle se retrouve, sous des formes diverses, chez plusieurs poètes – Hipponax, Sapphô, Tyrtée... – et chez Socrate qui ressemblait à Marsyas (Platon, Banquet, 215a-222d)31, et versifiait Ésope (Platon, Phédon, 60b-61c)32.

    – le statut servile, qui contraste avec une noblesse morale ; ce statut est à la racine du genre de la fable d'après le fabuliste latin Phèdre lui-même : l'esclave, « qui n'osait pas dire ce qu'il voulait, transposa dans les fables ses propres sentiments » (prologue à III, 34-35)33.

    – le statut d'étranger (Ésope est d'origine barbare, Thrace, ou Phrygien), d'errant, d'exilé.

    – l'accusation injuste de criminel impie, voleur d'objet consacré (hierosulos) le conduit à une mort par précipitation d'une falaise (éventuellement précédé de lapidation), fin typique du pharmakos, du bouc émissaire. Le personnage marginal passe ainsi dans le monde de l'Altérité radicale, celui des Morts, et le pire des hommes devient un hērōs et fait l'objet d'un culte.

    Parmi les caractères distinctifs de F 4, plusieurs signent l'appartenance au pôle aryamanique :

    – l'hypersexualité du personnage, « don d'Aphrodite » malgré sa laideur repoussante34, hypersexualité qui rappelle celle du renard35.

    – la fonction d'intermédiaire, de communication, d'interprète, servie par la maîtrise de la parole à double sens ; cf. le rapport entre ainos et ainigma.

    – la fonction complémentaire de conseiller des princes et des pouvoirs ; son intelligence lui permet de sauver la situation de son maître, du prince ou de la cité qui l'accueille.

    – mais aussi la fonction de poète satirique, la protection des Muses, d'Isis-Tukhè (la Fortune) à ce muet de naissance devenu logopoios, en relation à la fois intime et hostile avec le dieu Apollon36.

    Comme l'a montré Todd M. Compton, ces aventures relèvent d'archétypes narratifs spécialement associés aux poètes37.

     

    Le renard, Maître des chemins et Chasseur Noir

     

    En son domaine naturel, le renard circule discrètement par des sentes qu'on appelle en français des coulées. Imiter sa ruse, c'est, selon l'expression de Solon, « suivre les traces du renard » (ἀλώπεκος ἴχνεσι βαίνειν, Plutarque, Vie de Solon, 30). Le Rusé, selon une fable célèbre (Ésope 196 Chambry), examine prudemment les traces des animaux qui sont entrés dans l'antre du lion et n'en sont point ressortis, et sait en tirer les conséquences.

    Comme les autres canidés, le renard reste un prédateur, et en tant que tel, s'associe à des pratiques guerrières, mais ces pratiques particulières se distinguent nettement de la conception générale de la guerre, et relèvent d'un comportement dissimulé, rusé, souvent associé à la jeunesse et aux rites de passage qui conditionnent l'obtention du statut de guerrier-adulte ; représentation à laquelle, dans le cadre de la culture grecque, Pierre Vidal-Naquet a donné le nom de Chasseur Noir38.

    Une des désignations du casque chez Homère est kuneē, qu'on ne peut expliquer que par une fabrication à partir de la peau de chien. Cette explication inévitable restait incompréhensible à Miss Lorimer39. Pourtant, les casques ou coiffes en peau d'animal, et pas seulement en cuir de bœuf, sont fréquentes en Grèce archaïque. Volontaire pour une expédition nocturne d'espionnage, Dolōn s'arme d'un arc, se revêt de la peau d'un loup gris (Il. X, 334) et d'une kuneē ktideē « une coiffe en peau de martre »40. Ce casque n'est sans doute guère efficace du point de vue mécanique, mais il l'est par sa symbolique : le personnage qui s'en couvre assimile les capacités de ce petit carnivore habile, aux mœurs nocturnes et crépusculaires ; ainsi s'explique le nom latin du casque – anciennement de cuir – galea, emprunté au grec galeē « belette ». D'autres ont porté une coiffe de renard alōpek(e)ē, alōpekis, ou de loup lukeia41.

    Ces animaux sont tous des carnassiers, des prédateurs connus pour leur goût du sang et leurs mœurs discrètes et rusées. Il est clair que, dès la plus haute antiquité, certains guerriers grecs, dans certaines circonstances particulières ou extrêmes, ont reconnu la nécessité de recourir à cette forme de « guerre » irrégulière – extérieure à la norme – où la ruse compte plus que la force, le nombre ou la discipline. C'est pourquoi le renard joue son rôle à Sparte.

    Selon une célèbre anecdote un jeune spartiate vole un renardeau (idée curieuse, on l'avouera) et le dissimule sous sa tunique, préférant se laisser déchirer plutôt que de révéler son larcin (Plutarque, Vie de Lycurgue, 18, 1 et Apophtegmes laconiens, 234) ; ce conte fait évidemment penser à quelque épreuve d'un rite de passage.

    Les chefs de guerre de Sparte savent que la victoire ne peut s'obtenir à coup sûr sans la participation de la ruse, et que la déloyauté peut se révéler bien utile. Ainsi disait Lysandre :

    Ὅπου γὰρ ἡ λεοντῆ μὴ ἐφικνεῖται, προσραπτέον ἐκεῖ τὴν ἀλωπεκῆν.

    « Où n'atteint pas la peau de lion (leontē), il faut ajouter la peau de renard »

    (Plutarque, Vie de Lysandre, 7, 4, 4 ; cf. Apophtegmes des rois et des généraux, 190 e 2 ; Apophtegmes laconiens, 229 b 5)

    Cette cité tout entière vouée à la deuxième fonction (ici symbolisée par la leontē d'Héraklès) sait reconnaître les nécessaires pratiques de la ruse et de la dissimulation, qui caractérisent la dimension « aryamanique » de F 4, et s'attire – à Athènes... – une réputation de cité de tricheurs,

    ἀλωπεκιδεῦσι (...) ὧν δόλιαι ψυχαί, δόλιαι φρένες.

    « de petits renards dont fourbes sont les cœurs et fourbes les esprits » (Aristophane, Paix, 1067)42.

     

    Le renard de Messénie

     

    Mais ce sont leurs adversaires de Messénie qui ont fait du renard leur fétiche et de la guérilla leur dernière chance de salut. Le Rusé constitue précisément le « symbole » de la Messénie dans la légende du partage du Péloponnèse entre les Héraklides. L'histoire est racontée par le pseudo-Apollodore (Bibliothèque, II, 8, 4-5) :

    « Une fois maîtres du Péloponnèse, ils élevèrent trois autels de Zeus Paternel, sur lesquels ils sacrifièrent, puis ils tirèrent au sort entre eux les cités. Le premier tirage donnerait Argos, le second Lacédémone, le troisième Messène. On apporta un vase plein d'eau et on décida que chacun y jetterait une marque. Téménos et les fils d'Aristodémos y jetèrent des pierres, mais Kresphontès, qui voulait obtenir Messène, y jeta une motte de terre. Comme elle s'était dissoute dans l'eau, les deux autres marques devaient sortir d'abord. On retira la marque de Téménos en premier, celle des fils d'Aristodémos en second et Kresphontès obtint Messène. Ils découvrirent des signes posés sur les autels où ils avaient offert leurs sacrifices : un crapaud pour ceux à qui était échue Argos, un serpent pour ceux de Lacédémone, un renard pour ceux de Messène. À propos de ces signes, les devins déclarèrent que, pour ceux qui avaient trouvé le crapaud, il valait mieux rester dans leur cité (car cette bête n'a pas de force quand elle se déplace), que ceux qui avaient trouvé le serpent seraient terribles dans l'attaque et ceux du renard des rusés (δολίους). » (trad. Carrière-Massonie)

    Bernard Sergent avait proposé d'expliquer ce partage du Péloponnèse par le modèle dumézilien43. Il faudra cependant revenir sur cette analyse, qui comporte des difficultés. Elle aboutit à placer Lacédémone en troisième fonction, ce qui surprend tout connaisseur de l'histoire grecque, et ne correspond pas au commentaire donné par le texte : « ceux qui avaient trouvé le serpent seraient terribles dans l'attaque ». La proposition mérite donc une discussion particulière44. Les Messéniens et leur renard seront rusés, trompeurs (dolioi), caractère qui peut servir à la guerre, mais n'est pas un indice sûr de deuxième fonction, loin de là.

    Plus tard, Bernard Sergent a prouvé l'ancienneté des associations infernales de Pylos. La comparaison avec la géographie symbolique de l'Irlande montre que la Messénie correspond – de l'avis de Bernard Sergent lui-même45 – à la province irlandaise de Munster, dont les Rees ont démontré l'appartenance à la quatrième fonction46, et non à la troisième comme l'écrit Sergent – troisième fonction qui n'a d'ailleurs rien à voir avec les ruses ni les renards. Ces difficultés imposent de reprendre l'étude de la géographie mythique de la Grèce, ce qu'à l'évidence nous ne pouvons faire ici47. Contentons-nous de cette constatation : la Messénie est à la Grèce ce que Munster est à l'Irlande, c'est-à-dire la province de quatrième fonction.

     

    Aristoménès

     

    Les guerres impitoyables qui ont permis à Sparte d'anéantir pour des siècles la liberté de la Messénie ont été racontées par Pausanias en son livre IV. La défaite décisive du Grand Fossé contraint les Messéniens survivants à la guérilla. Leur chef est Aristoménès, héros qui a quelque chose d'Achille, mais plus encore d'Ulysse. Il fait partie, comme tant d'outlaws médiévaux, de ces « invincible losers »48 qui mènent une résistance interminable et désespérée contre un ennemi définitivement plus puissant. Que l'histoire d'Aristoménès soit une tradition d'origine archaïque, voire héritée d'un passé plus lointain, ou bien une élaboration postérieure à la « refondation » de Messène, ou bien encore – hypothèse qui paraît la plus probable – les deux à la fois, qu'elle soit liée aux Mystères d'Andania49, ne change rien à la donnée essentielle : le héros messénien constitue un exemple frappant de « chasseur noir ». Chef d'une troupe de jeunes logades symétriques des cryptes lacédémoniens, le Robin des Bois, ou plutôt le William Wallace messénien mène sa guérilla en s'appuyant sur la ruse, les actions de commando souvent nocturnes. Certaines de ses aventures sont des échecs cuisants dont il se tire de façon peu héroïque, grâce à des complicités féminines50, car il plaît aux filles.

    Il attaque de nuit le bourg d'Amyclées et il est pris vivant par les Lacédémoniens qui le jettent dans le gouffre Kéadas, mais un aigle – l'épisème de son bouclier ? – le soutient dans sa chute ; alors qu'il allait se laisser mourir parmi les cadavres, il trouve une issue souterraine en suivant un renard (Paus., 18, 4-7)5151 qu'il a lui-même attrapé par une manœuvre digne du Rusé ; un proverbe roumain dit : « Le renard est malin, mais plus malin celui qui attrape le renard ».

    Quand il sera capturé pour la dernière fois, ses ennemis lui ouvriront la poitrine, pour découvrir qu'en vrai berserk il a le cœur velu (Pline, H. N., XI, 185)52.

    L'hoplon, l'arme hoplitique par excellence, c'est le bouclier, l'aspis. L'importance symbolique du bouclier d'Aristoménès, perdu, retrouvé, et dont l'épisème devient un « parachute magique » lors d'une descente aux Enfers53, apparaît paradoxale. Ses démêlés avec les archers crétois (Paus., IV, 19, 4-6) ne le sont pas moins, puisque, si l'on replace ce « chasseur noir » dans son contexte de guérilla, il « devrait » lui-même combattre à l'arc, comme l’a fait cet ancêtre des Messéniens, Melaneus (l'homme noir ?, bon tireur à l'arc qui passait pour fils d'Apollon (Paus., IV, 2, 2). La création littéraire semble avoir joué avec la tradition en l’inversant subtilement. Mais le personnage du combattant rusé, à la fois héros et anti-héros, capable, grâce à la mētis du renard, de revenir du sein de la mort, a été comparé de façon convaincante à Ésope54.

    Aristoménès représente une variante du Chasseur Noir que sa mission de résistance à l'oppression rend héroïque, mais dans un registre caractéristique de la Quatrième fonction. Il est intéressant de voir fonctionner, ici comme plus tard en Écosse ou en Irlande dans la tradition légendaire des outlaws, une matrice mythique que le « bricolage » de la tradition transforme en machine de propagande « nationale »55.

     

    Le terrier

     

    La présence du renard dans la légende d'Aristoménès ne peut pas être considérée comme superficielle ou anecdotique. En effet, le subtil rouquin ne se recommande pas seulement par ses ruses de prédateur ; il sait aussi se protéger des chasseurs puisqu'il est lui-même chassé. Il sait se construire une demeure souterraine qu'Oppien décrit avec admiration :

    Ναὶ μὴν αἰολόβουλος ἐπ' ἀγραύλοισι μάλιστα

    θηρσὶ πέλει κερδώ, μάλ' ἀρήϊος ἐν πραπίδεσσι·

    καὶ πινυτὴ ναίει πυμάτοις ἐνὶ φωλειοῖσιν,

    ἑπταπύλους οἴξασα δόμους τρητάς τε καλιὰς

    τηλόθ' ἀπ' ἀλλήλων, μή μιν θηρήτορες ἄνδρες

    ἀμφὶ θύρῃ λοχόωντες ὑπὸ βροχίδεσσιν ἄγωνται·

    « Le Rusé est le plus astucieux (αἰολόβουλος) des animaux sauvages. Dans sa prudence, il se loge au fond d'un terrier admirablement disposé. La demeure qu'il se creuse a sept portes différentes auxquelles conduisent autant de couloirs, et les ouvertures sont fort éloignées les unes des autres. Ainsi, il a moins à craindre que les chasseurs disposant un piège à sa porte, ne le fassent tomber dans leurs lacets. » (Oppien, Cynég., III, 449-460)

    Cet admirable terrier56 – qui offre à son propriétaire à la fois protection contre les agressions et ouverture sur tous les horizons du monde – rappelle la maison du scandinave Loki, « trickster » si proche à bien des égards de Renart le goupil : Loki, après la mort de Baldr, « s'enfuit, se cacha sur une montagne. Il s'y fit une maison avec quatre portes afin de pouvoir, de l'intérieur, voir dans toutes les directions... » (Gylfaginning, xxxv-xxxvi)57.

    Sa demeure fait aussi du Rusé un familier des profondeurs souterraines, et c'est cette dimension chtonienne qui lui permet de jouer, entre le monde de la lumière et celui des Enfers, son rôle de Maître des Chemins.

     

    Renards celtiques

     

    Le renard gaulois a quelque rapport avec la royauté. Le grand roi arverne du IIe s. av. J.-C., dont Poseidonios (in Athénée, Deipnosophistes IV, 37, 1-19 ; cf. Strabon, IV, 2, 3) évoquait la magnificence s'appelait Louernios, et son nom, nous l'avons vu, évoque le renard58. L'argument linguistique a été confirmé de façon étonnante par les fouilles du sanctuaire de Corent, qui semble avoir été le centre religieux de sa dynastie. On y a retrouvé des cranes de renards et de loups, et les monnaies « au renard » y étaient frappées59.

    L'imaginaire du renard en Irlande mérite certainement une étude détaillée60 : on ne trouvera ici que quelques perspectives qui suffisent à confirmer son rapport étroit avec la Quatrième fonction. Dans la tradition folklorique irlandaise, le renard est considéré comme un animal introduit par les Vikings en tant que leurs « chiens »61, donc par les étrangers maléfiques archétypaux des irlandais médiévaux62. D'autre part, d'assez nombreux personnages, dont une dizaine de guerriers de Finn63 et plusieurs rois irlandais de Leinster et de Munster, s'appellent Crimthann64, nom propre sans étymologie claire qui est expliqué par un nom commun, attesté seulement dans les lexiques, et glosé par le terme signifiant « renard » (sinnach). Ainsi Crimthann Cosgrach s'appelle « le Renard victorieux »65. Crimthann Nia Náir (« Neveu de Nár »66) est dit avoir été engendré par Lugaid aux Trois raies rouges par un inceste avec sa propre mère67. Il fait un voyage avec sa tante, épouse ou amante, la femme fée Nár Thuathchaech (« aveugle de l'œil gauche »), dans l'Autre Monde, et en rapporte de multiples trésors. Il devient haut-roi à une période que certains textes disent être la période de règne de l'usurpateur Cairbre Cinncait « Cairbre à la tête de chat » – il s'agit bien sûr du chat des forêts, animal dont la symbolique est d'une façon générale proche de celle du renard, comme nous le verrons bientôt, mais qui joue un rôle important dans l'imaginaire médiéval irlandais, avec des associations infernales68.

    Ce triste personnage était donc affligé d'oreilles pointues et fourrées comme celles des chats :

    C'est ainsi qu'était Cairbre le hardi

    Qui régnait sur l'Irlande du Sud au Nord :

    Deux oreilles de chat sur sa belle tête,

    De la fourrure de chat sur ses oreilles69.

    Ces oreilles de chat, qui devaient être plus efficaces que les humaines, sont surtout à comprendre dans un rapport d'opposition avec les fameuses oreilles de cheval ou d'équidé, qui ont signifié la vocation souveraine de tant de rois, depuis Midas et ses oreilles d'âne jusqu'au roi Marc de Béroul et tant de rois de contes70 : ces oreilles là, celles du rôdeur nocturne, signifient la traîtrise et l'usurpation. Cairbre Cinncait passe pour le plus grand traître de l'histoire irlandaise71 : il invite les rois à un festin puis organise une violente émeute où ils sont massacrés par la « populace » des asservis. L'usurpation de la fonction royale entraîne disette et stérilité et naissance de monstres. Le traître meurt de la peste et la prospérité revient.

    Un autre homonyme, Crumthann Niath Nair72, des Érainn de Munster, attaque Cuchulainn en traître, alors que le héros s'est caché la face afin de ne pas voir la femme qui perfidement s'expose nue pour le désarmer. Les deux traîtres finissent mal, on s'en doute...

    Crimthann mac Fidaig est un roi du Munster et haut roi (IVe siècle ap. J.-C.). Il meurt empoisonné par sa sœur Mongfhinn « Crinière blanche », veuve du haut-roi précédent et sorcière réputée73. Fondateur de la dynastie des Eóganachta, il compte plusieurs Crimthann dans sa descendance74, par ex. son arrière-petit fils un Crimthann Srem mac Echado75, roi de Munster (VIe s. ap. J.-C. ?).

    Signalons enfin ce curieux Saint Sinnach (Renard) mac Dara, saint très redouté, protecteur paradoxal des pêcheurs puisque voir un renard et prononcer son nom était pour eux de mauvais augure76 ; c'est à son église qu'on ensevelissait les enfants morts avant leur septième année77. D'autre part, dans le folklore irlandais, le renard ne se contente pas du rôle de trickster, il a quelque chose d'un médium78.

    Il convient de remarquer l'association insistante des personnages et des rois irlandais dont le nom évoque le renard (ou le chat sauvage) avec une souveraineté souvent problématique, et plus généralement des thèmes caractéristiques de la Quatrième fonction (satire, voyage dans l’Autre Monde, capacités de médium, usurpation, assassinat, poisons, émeute, traîtrise...), et d’autre part la province de Munster79.

     

    Le renard médiéval

     

    L'ambivalence maximale qui est celle de la quatrième fonction tend à la péjoration, voire à la diabolisation dans un système fondamentalement dualiste comme le christianisme médiéval. Le goupil est démoniaque, symbole du Malin, figure de l'hérétique80. Il ne jouit pas aux yeux du chasseur du prestige du loup ou du cerf. À la Renaissance, d'après le fameux traité de John Manwood, Treatise and Discourse on the Laws of the Forrest (1598) le renard ne fait pas à proprement parler partie du gibier de la Forest royale, comme le loup (en réalité disparu d'Angleterre dès le Xe s.), le sanglier, le lièvre ou le cerf et la biche, mais de la Chase, comme le chevreuil81. Pourtant une certaine forme de littérature médiévale fait du goupil son héros paradoxal, sans que ni les autres personnages ni les lecteurs puissent jamais choisir entre l'admirer ou le détester.

     

    Le Roman de Renart

     

    On a beaucoup discuté, depuis l'époque romantique, pour savoir si le Roman de Renart relevait de la création populaire, du folklore international, de l'oralité, ou bien de la tradition livresque. C'est la dernière hypothèse qui l'a pour l'essentiel emporté ; mais à vrai dire, du point de vue très général qui est le nôtre, le problème des sources et des modes de transmission est relativement secondaire. Ce qui nous intéresse, c'est la structure idéologique qui explique le jeu dynamique d'associations et d'oppositions que nous appelons matrice mythique.

    « Vaste chantier sur lequel plus de vingt auteurs plus ou moins talentueux ont travaillé pendant près d'un siècle, de 1175 à 1250 »82, le Roman de Renart a été rédigé en langue d'oil à partir du croisement de traditions diverses, orales et écrites, d'origines surtout germanique et française, de contes zoomorphiques dont la tradition remonte à la plus haute antiquité, et d'œuvres « savantes » médiévales rédigées en latin. En cette œuvre foisonnante règnent l'intertextualité, la parodie des genres nobles, la satire sociale ; œuvre mouvante et ouverte, comme un tronc d'où poussent diverses « branches ». Ce qui fait malgré tout l'unité du Roman, c'est son héros, le goupil Renart, qui incarne une version particulièrement complète de ces personnages mythiques dont nous entreprenons de décrire les constantes et les transformations, ces hors-la-loi et maîtres du chemin d’ascendance indo-européenne.

    Dans le monde de fantaisie que construisent et déconstruisent les poètes du Roman, les animaux sont à la fois ou successivement eux-mêmes et l'incarnation d'un caractère humain, ou, d'une façon qui reste souvent implicite, d'un type social. « Entre animaux, on est homme ; qu'un humain surgisse, on est bête »83. Ce carnaval des bêtes joue selon différents systèmes d'opposition. D'une façon générale, sans qu'on puisse parler d'un codage social univoque et stable, ni exclure que certaines figures historiques aient pu servir de modèle et donner leur nom à des personnages, les animaux représentent des nobles, chevaliers, barons ou prélats, mais de rangs différents, le plus souvent des prédateurs. Les humains, eux, sont presque toujours des paysans, des « vilains ». « Au fond, écrivait Jean Batany, la pluralité des espèces animales est peut-être plus précieuse comme image d'un désordre que comme image d'un ordre »84. Ce n'est pas un hasard que ce désordre, ou ce non-ordre, soit animé par la silhouette agile et la parole d'illusions de Renart.

     

    La société des bêtes

     

    Le couple principal du loup et du goupil, avec les noms de Reinardus et Ysengrimus, est apparu vers 1150 avec l'Ysengrimus, long roman burlesque, en 6574 vers élégiaques latins, dont l'auteur serait un flamand, « Magister Nivardus », ou « Balduinus Cecus » (Baudouin l'Aveugle), ou bien « Bernard ». Le loup y caricature le moine avide, voire l'abbé et l'évêque (ces mêmes personnages qui sont, dans l'Angleterre des Ballades de Robin Hood, les ennemis et les victimes du héros de la ruse et de l'habileté...) ; et Renart l'image du dominé qui triomphe par son intelligence – mais, comme il arrive souvent aux trompeurs, il est parfois berné par plus faible que lui. Bref, c'est le monde à l'envers – qui remet le monde à l'endroit85... Le monde de l'Ysengrimus est un monde carnavalesque.

    Dans le Roman de Renart, Isengrin, peu intelligent mais physiquement puissant, est le Connétable du roi. À l'époque de la rédaction, le connétable est le garde des écuries royales, charge importante, mais pas encore celle du chef des armées que sera Du Guesclin. Il a pourtant quelque chose d'un guerrier qui doit remonter assez haut – son nom (rad. is- « dureté, brillant » et -grimr « masque ») évoque « un masque de combat en fer »86. Dans son duel avec Renart (VI M, v. 861-879), il porte un écu vermeil, alors que Renart porte un écu jaune : selon un codage héritier du codage fonctionnel des couleurs indo-européennes, ce choix l'installe en deuxième fonction, et son adversaire en quatrième87. Isengrin et Brun l'Ours incarnent la Force bête et brutale – une image polémique et négative de la seconde fonction.

    Le Roi-Empereur est incarné par le lion Noble, qui tient une cour, où sa souveraineté s’exerce selon une alternance de faiblesse, de générosité et de cupidité, de noblesse et de bestialité : il cherche à préserver la paix à tout prix, mais plus par l'effet d'une paresse égoïste que par devoir, et finalement la tyrannie n’est jamais loin derrière la royauté, dont le Roman donne une image elle aussi plutôt négative.

     

    Le statut de Renart

     

    Quel est, dans cette comédie animale qui satirise la comédie humaine, le statut de Renart ? Presque toujours au centre de la narration, il a les faveurs de l'auteur, et celles du public à l'évidence, mais le narrateur, parfaitement conscient de la méchanceté de son personnage, a pour lui peu d'estime sur le plan moral.

    Ce personnage est décidément un noble, un châtelain, mais marginal88 et dévalorisé. Il vit, avec sa famille, à l'écart, en son terrier-château de Maupertuis, au nom significatif « trou, passage mauvais » – et son fils aîné s'appelle Malebranche. Il est, bien évidemment, lié au monde de la nature et de la forêt, mais toujours à la périphérie du monde cultivé, où se trouve l'essentiel de sa nourriture. Et, comme Robin Hood, on le trouve souvent au pied d'un arbre (XIII Martin, v. 239, 1131 etc.). Comme beaucoup des tricksters indo-européens, c’est un être petit – comme Hermēs voleur, comme Ulysse (Od., IX, v. 513-517), comme Loki – et plutôt chétif (grelles et menus : II Martin = IX Strubel, v. 1054), mais vif et rapide. Sa couleur rousse signale sa fausseté89 ; il souffre régulièrement de la faim : attiré par les proies appétissantes et – en principe – faciles que constituent les animaux domestiques, c'est un rôdeur des broussailles, des haies (un de ses fils s'appelle Percehaie), des sentiers et des chemins de la périphérie.

    Sa pratique est merveilleusement évoquée au début de l’aventure des anguilles (III Martin = X Strubel ; v. 15-23) :

    « Son trajet finit par le mener à un chemin, dans lequel il s’engage. Voilà Renart qui s’accroupit au milieu du chemin : il tend son cou frénétiquement dans toutes les directions, ne sachant où trouver de quoi se nourrir ; la faim lui fait une guerre cruelle. [...] Il se couche alors à côté d’une haie : il attendra là ce que le hasard lui réserve (Iluec atendra aventure)... »

    Ces lignes font un curieux écho aux évocations de Robin Hood et de ses compagnons, installés au bord de la grand route pour guetter leurs futures victimes.

    Dans la langue du Roman, la ruse du goupil s’appelle enging, art90, barat, guile. Cette ruse, qui doit son nom au vocabulaire de la vènerie, « fait partie d’une méthode de chasse : furtivité, préférence pour les détours et les fourrés, reptation sournoise »91 ; elle constitue à la fois le principe du Roman, et la composante essentielle de ce personnage de maître des Chemins qu'est Renart. Anna Lomazzi a montré que la ruse, l'engin de Renart, a la même valeur que l'arc dans la société médiévale, arme interdite au chevalier des Chansons de geste ou des romans courtois, mais qui peut retrouver une valeur positive, comme l'arc-qui-ne-faut de Tristan92.

    Comme les hors-la-loi de la tradition, Renart l'« universel trompeur » (qui le secle engine) sait épier l'adversaire ou la victime (XVI M, 919-924). Comme ses frères les outlaws, alors qu'il est partout recherché, il joue du déguisement, de la teinture – en jaune (Ib M), d'ailleurs accidentelle, mais bien utile (2114-2116) :

    « jaunez en sui et reluisant

    Ja ne serai coneüz

    En leu ou j'ai esté veüz... »

    « me voilà devenu jaune vif.

    Jamais on ne me reconnaîtra

    dans aucun lieu où l'on m'a déjà vu... » (trad. Dufournet - Méline)

    Michel Pastoureau93 a montré que le jaune est par excellence la couleur du déguisement et de la fausseté. Lors de son duel contre Isengrin, qui porte, lui, le vermeil et le rouge de la seconde fonction, Renart se trouve un écu « tot gaunes » (VI M, v. 861-879). Le jaune, dont le roux est la forme « superlative », est l'un des héritiers de cette couleur « chlore » que les plus anciens Indo-européens associaient volontiers à la quatrième fonction94. Ailleurs, dans une branche plus tardive où le caractère du personnage devient plus inquiétant encore, il se teint en noir (XIII M), couleur sinistre et diabolique.

    Il use aussi du pseudonyme, se faisant passer pour Galopin le jongleur (Ib M)95 – un nom, on le notera, de coursier, de messager. Une de ses ruses consiste en effet à se déguiser en un jongleur venu de terres étrangères et parlant un savoureux « franglais »96, ce qui nous renvoie avec une précision troublante aux exploits de certains de ces hors-la-loi médiévaux, Fouque, Eustache ou Johan de Rompaigne, tous des Maîtres du chemin marginaux et rusés dont nous reprendrons ailleurs une étude approfondie. Selon la branche XXIII, v. 1321-1326, il a appris la magie à Tolède, comme Eustache, et c'était un disciple « très sérieux et intelligent (Molt fut sages et entendanz) », qui « les oreilles toutes droites, écoute, réfléchit profondément »... Il a appris la musique en quinze jours (Ib M v. 2751-2753).

    Il sait la médecine (X M, v. 1291-1307) et guérit le lion grâce aux drogues prétendument ramenées de chez les Sarrasins. Les personnages « aryamaniques » et les représentants de la quatrième fonction plus généralement, semblent avoir possédé leur médecine, comme ceux des trois premières fonctions : prières et formules (F 1), chirurgie (F 2), herbes (F 3) ; certaines pratiques du poison, du rite magique, voire de la sorcellerie, leur reviennent : ainsi dans l'Odyssée (X, 302-306), c'est le dieu Hermès qui donne à Ulysse le fameux pharmakon au nom énigmatique molu, antidote aux philtres de la sorcière Circé.

     

    Renart et la souveraineté

     

    Renart est d'autre part un auxiliaire de souveraineté – en principe et de par son nom Reginhart « conseiller »97, étymologie dont le poète semble conscient, comme si la tradition l'avait maintenue depuis l'époque franque – où du reste ce nom était fréquent98 : « J’ai trompé maint homme sensé et filouté maint sage, et j’ai aussi donné maint bon conseil : il est bien juste que l’on m’appelle Renart (Par mon droit non ai non Renart) » (Branche IX Martin = XII Strubel ; v. 556-560). Bien entendu, ses conseils sont à prendre avec des pincettes. En fait il constitue une menace bien réelle pour le souverain, jusqu’à devenir, nous allons le voir, un véritable usurpateur99.

    Mais, comme dans le cas d’Hermēs ou d'Ulysse, au Moyen-âge comme dans l'Antiquité, pour une grande part la ruse du goupil est un art de la parole, de la parole-action, de la séduction et du mensonge. « Renart, écrit A. Strubel, incarne les aspects les plus fascinants et les plus inquiétants de cette puissance irrésistible du langage »100.

    Renart le goupil tient dans cette cour une place particulière ; à la fois périphérique et parfois proche conseiller du Roi, ce personnage hors-norme, à la fois odieux et attirant, sort de sa tanière-château pour trouver de la nourriture, pour lui-même et sa famille souvent famélique. Mais il profite des occasions pour une aventure sexuelle avec la louve ou la lionne : comme Ésope, il est très porté sur le plaisir amoureux, mais sous des formes illégitimes, voire violentes101 ; il s'intéresse tout particulièrement aux grandes dames, qui ne sont pas toujours insensibles aux charmes de cet aventurier, et de ce point de vue il ressemble fort à Robin Hood.

    Surtout il ne se prive jamais du plaisir de nuire, y compris à son souverain. Selon le récit de la Branche Ia Martin (Ib Strubel), il profite d’une sortie nocturne pour violer la lionne Fière pendant son sommeil, alors même que l’armée royale fait le siège de son château de Maupertuis. Et plus tard, grimpé sur un chêne pour échapper au lynchage, il frappe le Roi d’une pierre sur la tempe et s’enfuit en profitant de la panique. Souvent il est poursuivi et court le risque d’être lynché et pendu.

    La branche XI Martin (XVI Strubel), souvent négligée, est, dans notre perspective, plus intéressante encore. On y voit les païens, conduit par le Chameau, attaquer le royaume. Noble part en expédition pour les combattre aux frontières, et charge Renart d’assurer l’intérim. Bien entendu, le méchant rouquin organise aussitôt l’usurpation, fait croire que le Roi a été tué, se fait nommer Empereur et épouse la Reine, qui de toute façon a un faible pour lui : nous retrouvons là, grossièrement chargé, le lien proche de la complicité qui unit Robin Hood à la reine ou à l'épouse de shériff. Le souverain de retour n’apprécie guère et met le siège devant son propre palais. Renart prépare une sortie nocturne pour tuer le Roi. L’entreprise échoue de justesse, et Renart est capturé. Au moment de payer ses crimes, le goupil rappelle au souverain les services qu’il lui a rendus :

    « Je suis coupable envers vous, je le sais bien ; mais si vous me pardonnez aujourd’hui, je serai bien récompensé pour le service que je vous ai rendu en vous guérissant de la fièvre, lorsque pour vous je suis allé à Palerme, dans le pays de Rome et à Salerne ; pour vous j’ai même franchi la mer et j’ai même séjourné très longtemps chez les Sarrasins pour chercher un remède afin de vous guérir. Récompensez-moi de tout cela102... »

    La Souveraineté, pour exercer efficacement le pouvoir, a toujours besoin de la ruse. La Première fonction ne peut se passer durablement de cette arme décisive. Elle ne peut se permettre un conflit définitif avec le Maître rusé des chemins et de leurs détours ; impossible d'éliminer cet auxiliaire déloyal, mais indispensable, et toujours si charmant...

    Et le Lion fait grâce au goupil103...

     

     

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    1C'est pourquoi les études très générales (comme Uther, 2006, à qui j'emprunte néanmoins le concept de fictional animal) se révèlent décevantes. L'ouvrage très ancien d'A. Gubernatis sur la mythologie animale, cité dans la trad. anglaise de 1872, et disponible sur Internet (Archive.org), s'intéresse surtout aux textes sanskrits et aux légendes russes.

     

    2Sauzeau et Sauzeau, 2012.

     

    3Sauzeau, 2011, où sont très rapidement esquissés, p. 263-264, les thèmes de cet article. Sur l'imaginaire des forêts et des routes, voir Miller, 2011.

     

    4Le gaulois louernos, dont on retrouve la trace dans les langues celtiques (v. irl. NP Loarn, v. gall. Louern, breton louarn etc.) explique le nom propre du roi arverne Louernios ; cf. Delamarre, 2003, p. 208 (et infra, p. 15).

     

    5Le nom des animaux nuisibles et dangereux est instable, de règle générale ; ainsi un des noms du renard en grec se présente sous de nombreuses formes : κίδαφος, κιδάφη, κινδάφη, σκιδαφή, σκινδαφός (Cf. Chantraine DÉLG, s. v. κίδαφος). Ces mêmes animaux reçoivent souvent, par l'effet du « tabou linguistique » (cf. par ex. Meillet, 1921, p. 281 et sq.), des « surnoms » descriptifs qui permettent, à un moment donné de l'histoire de la langue, d'éviter de prononcer le « vrai » nom de la bête (c'est-à-dire le nom hérité, lui-même souvent affecté par le phénomène). Ainsi l'ours (*h2ṛtḱos, lat. ursus etc.) devient en germanique *beron « le brun », en slave *medujed le « mangeur de miel », etc. Pour le renard, les mots anglais fox et allemand fuchs dérivent du germanique *puḱso « qui a une (belle) queue » dérivé de i.-e *puḱ- « queue ». L'irlandais loisinánn « au bout (de la queue) blanc » évoque le détail caractéristique de cette queue remarquable. Le mot irlandais plus courant sinnach, de sinn « se moquer », pourrait bien signifier « le moqueur » (Vendryes, LEIA, vol. S, 1974, p. 114). Cf. sindad « fait de railler, de satiriser, d'injurier » : la satire est clairement une activité poétique relevant de F 4. Rien ne recommande le rapprochement de sinnach avec σκινδαφός. Voir infra p. 15 pour l'irlandais crimthann et p. 4 pour le grec Κερδώ.

     

    6Bader, 1995. Cf. Adrados, 1985. Schriver, 1998.

     

    7Le renard de Teumessos est l'image fantastique de ce prédateur ; nous ne pouvons l'étudier ici, ni la dimension solaire du renard  ; cf. Sergent, 1999, p. 27 et sq.

     

    8Detienne et Vernant, 1974, p. 43.

     

    9Sauzeau et Sauzeau, 2012, p. 152 et sq.

     

    10Dumézil, 1986. Detienne et Vernant, 1974.

     

    11Sauzeau et Sauzeau, 2012, p. 296 et sq. à propos d'Hermès.

     

    12Corbel-Morana, 2012, p. 95, avec les références.

     

    13Aristophane, Cav., 1068 ; Lucien, Hermotimos, 84, etc. La fable d'Ésope (192 Chambry) raconte comment un lièvre apprend, pour son malheur, pourquoi le renard s'appelle Κερδώ. Chantraine P., DELG, s.u. D'autres dérivés sont des épithètes associées à des divinités : Κερδέων à Hermès (Hérondas, VII, 74), Κερδείη à Peithō, Κερδῶος à Apollon. Oppien (Hal. II, 107-118) a décrit la fameuse pratique du renard « à la ruse tordue » (ἀγκυλόμητις κερδώ), qui fait le mort pour attraper les oiseaux. Sur le renard comme modèle de tromperie en Grèce, Taillardat, 1965, p. 227-228 ; Detienne et Vernant, 1974, p. 41 et sq.

     

    14J'emprunte cette définition du sens à Roisman, 1990, qui étudie le comparatif κέρδιον et signale la connotation souvent péjorative des mots de la famille.

     

    15Voir par ex. Corbel-Morana, 2012, p. 94 et sq.

     

    16Thite in Fable 1984, p. 50 et sq.

     

    17Nøjgaard, in Fable 1984, p. 225-251.

     

    18Il y incarne l'intelligence rusée, bien entendu, mais, par l'effet d'une dialectique propre au genre, mais qui renvoie peut-être au type général du trickster, certaines fables lui donnent le mauvais rôle, y compris celui du sot, du trompé.

     

    19En fait, le védique lopāśa désigne le chacal, le renard et les animaux comparables. Sur le chacal des fables indiennes, cf. Thite, in Fable 1984, p. 45.

     

    20Renou, 1965.

     

    21Sur le rapport entre rites de passage et F 4, cf. Sauzeau, 2010.

     

    22Renou, 1965, p. 17.

     

    23À l'évidence, le fait que le genre lui-même, du moins sa tradition écrite, ait ses racines dans la culture sumérienne et le monde sémitique du Proche- et du Moyen-Orient, n'empêche en rien qu'il se soit développé dans le cadre des cultures indo-européennes ni qu'il ait trouvé sa place dans leur structure idéologique, bien avant d'y être fixé par l'écriture.

     

    24Nagy, 1979.

     

    25Rothwell, 1995, p. 236 ; García Gual, 1970.

     

    26Lasserre F., in Fable 1984, p. 61 et sq.

     

    27Arendt, 1982.

     

    28Rome, Vatican, 16552 ; Beazley, 19632, 916. Vers 450 av. J.-C.

     

    29Sur la Vie d'Ésope, cf. Adrados, 1979, qui montre que les emprunts à la Vie d'Ahikar ont été fondus dans un récit grec ; Holzberg, 2002, p. 72 et sq. ; Compton, 2006.

     

    30Sur la laideur, Sauzeau et Sauzeau, 2012, p. 33, 284 ; Compton, 2006, p. 61-62, 122 etc. Le nom d'Eschyle (Aiskhulos) signifie « Petit moche ». Sur le statut servile, cf. Sauzeau et Sauzeau, 2012, p. 190-193 ; sur le statut d'étranger, p. 43, 53, 337 ; sur le poète et bouc émissaire, p. 244 ; Compton, 2006, passim. Il faut ajouter que la beauté peut caractériser des personnages relevant nettement de la quatrième fonction, soit parce qu'elle permet la séduction trompeuse, soit parce qu'elle évoque la fleur de la jeunesse et les rites de passage (Apollon).

     

    31Compton, 2006, p. 154.

     

    32Compton, 2006, p. 159.

     

    33Sur le lien entre fable et servitude, cf. Rothwell, 1995, p. 234.

     

    34Adrados 1979, p. 95. Cf. Sauzeau et Sauzeau, 2012, p. 280-283.

     

    35Le renard est hypersexué, mais dans les deux genres. Sa féminité se retrouve en anglais moderne, où foxy se dit d'une fille sexy ; on le voit, dans un conte russe, devenir l'épouse du chat (Gubernatis, 1872, p. 133). Sa queue devient aisément un symbole phallique, et, nous le verrons plus loin, le héros du Roman de Renart, marié, viole ou séduit la Louve et même la Lionne.

     

    36Compton, 2006, p. 29.

     

    37Compton, 2006, passim.

     

    38À la suite de notre article sur la Quatrième fonction (Sauzeau et Sauzeau, 2004), Pierre Vidal-Naquet m'a confié qu'il avait eu bien des années auparavant, dans le contexte du Chasseur Noir, l'intuition d'un nécessaire complément au modèle dumézilien.

     

    39Lorimer, 1950, p. 245 : « The derivation from κύων is in the highest degree improbable. Why so improbable a material should be used by a people who normally employed ox-hide for such purposes remains unexplained ».

     

    40Gernet, 1968, p. 154-171.

     

    41Sur ce type de casques et leur signification, cf. Sauzeau P. in Sauzeau et Van Compernolle éds., 2007, p. 25 et sq.

     

    42Richer, 2007, p. 98.

     

    43Sergent, 1977-1978. L'auteur s'appuie essentiellement sur le symbolisme des trois animaux (crapaud, serpent, renard), sans tenir compte du commentaire.

     

    44La tradition épique conserve peut-être des traces de cette position fonctionnelle de la Laconie (Ménélas le Riche par excellence, importance d'Hélène etc.).

     

    45Sergent, 1986.

     

    46La Messénie en F 3 contredit l'analyse de l'article de 1977-1978, où elle figurait en F 2. Mais l'analyse qui place la Messénie en F 3 pose un autre problème, car elle s'appuie sur l'ouvrage des Rees qui montre tout autre chose. Sergent écrit (Sergent, 1986, p. 31-32) : « Aldwyn et Brinley Rees ont montré que les quatre provinces traditionnelles de l'Irlande symbolisaient, autour de la province centrale, les trois fonctions indo-européennes. Celle qui se trouve au sud-ouest de l'île, le Mumu (Munster), représente la troisième fonction ».En fait les Rees assignent le Munster à la quatrième fonction, et non à la troisième ! (cf. Rees et Rees, 1961, ch. V, 118-139 ; spécialement p. 133-139). C’est le Leinster qui est F 3, avec comme connexion majeure la prospérité (sans les morts).

     

    47Nous envisagerons ailleurs l'hypothèse d’une interférence entre deux mytho-géographies : l'une remonterait à l’époque mycénienne, couvrant probablement la Grèce entière où la Laconie est F 3 et la Messénie F 4 ; et une autre restreinte au Péloponnèse, relevant d’une tradition proprement dorienne.

     

    48Figueira, 1999, p. 27 ; Ogden, 2004, p. 46.

     

    49Deshours, 2006, Ogden, 2004.

     

    50Ogden, 2004, p. 46-50.

     

    51Sur ce thème dans le folklore, cf. Uther, 2006, p. 150.

     

    52Sauzeau, 2003 ; Ogden, 2004, p. 118.

     

    53Vincent, 2007.

     

    54Ogden, 2004, p. 50-54.

     

    55La fiction contemporaine continue la tradition du renard incarnant le personnage du « guerrier », justicier nocturne et rusé : en 1919 Johnston Mc Culley crée le personnage de Zorro, c'est-à-dire « le Renard » ; les scénaristes de Walt Disney n'ont pas manqué de faire de Robin des Bois un renard.

     

    56Dans la réalité, le renard roux occupe bien un terrier de plusieurs « pièces », long de 5 à 15 m., avec un poste d'observation à l'entrée et une ou plusieurs sorties de secours ; ce terrier est généralement emprunté, souvent au blaireau. Il n'utilise cet abri que de façon exceptionnelle ; c'est là que la femelle met bas et élève ses petits. Sur le renard fouisseur creusant son terrier, cf. la fable de Phèdre, « Le renard et le serpent » (IV, 21).

     

    57Dumézil, 1986, p. 42. Sur la maison souterraine du « Loki » ossète, Syrdon, cf. ibidem, p. 148, n. 2 et 158, n. 2. Un des « renards » royaux du Munster, Crimthann mac Fidaig, serait le constructeur d'une forteresse mythique, Dún Crimthainn, nommée aussi Din Tradui, et bâtie en Grande-Bretagne sur la rivière Dee (ODCM, s.u. Crimthann Mór mac Fidaig).

     

    58Cf. supra, note 000.

     

    59Poux, 2003. On trouve commodément les rapports de fouille sur Internet :
    www.luern.fr/

     

    60Boekhoorn, 2008 ne consacre que quelques lignes au renard irlandais (p. 340) ; il a trouvé à dire bien davantage du chat, p. 341-343.

     

    61Ó hÓgáin, 2006, p. 496.

     

    62MacCana, 1975.

     

    63Sur les Fenians et leur rapport à la Quatrième fonction, cf. Sauzeau et Sauzeau, 2012, p. 159-162.

     

    64C'est aussi le nom de Saint Colomba, avant de devenir Colomkille « la Colombe du Ciel ».

     

    65Keating G., Forus Feasa ar Éirinn I, 30 ; Lebor Gebála Érenn, V, éd. Macalister p. 289-291.

     

    66Ou « Champion de Nár » ? cf. Carey, 2005.

     

    67Annales des quatre maîtres, âge du Christ 9 ; Lebor Gebála Érenn, V, éd. Macalister p. 303-305. Keating G., Forus Feasa ar Éirinn, I, 38. cf. Rees et Rees, 1961, p. 234.

     

    68Boekhoorn, 2008, p. 341.

     

    69Keating G., Forus Feasa ar Éirinn, I, 38.

     

    70Milin, 1991.

     

    71Coir Anman, p. 384 § 241 Stokes et Windish, 1897. Cf. Milin, 1991, p. 158-163.

     

    72Mesca Ulad, in Lebor na hUidne, 1527-1543. Sur ce nom, son rapport avec le héros fils de Lugaid, et la signification de cet épisode, cf. Carey, 2005, p. 120.

     

    73Annales des quatre maîtres, âge du Christ 378 ; La mort violente de Crimthann mac Fidaig (Aided Chrimthaind Maic Fhidaig), Revue Celtique XXIV, 1903. Sterckx, 2009.

     

    74Voir par ex. les généalogies du Book of Munster (1703).

     

    75Annales de Tigernach, AT 522, 3.

     

    76D'après Westropp, 1923, le fait de voir une femme rousse, un renard ou un chat est de mauvais augure pour l'Irlandais qui va à la pêche.

     

    77Westropp, 1912, p. 210.

     

    78D'après Ó hÓgáin, 2006, ibid., le renard était considéré comme pouvant prédire les événements, y compris les changements de temps, et son aboiement annonçait la pluie. Dans quelques cas, un groupe de renards était censé s'assembler près d'une maison pour entonner en chœur des aboiements comme signe de la mort prochaine d'un membre de la maisonnée. Sur le rapport du médium avec F 4, cf. Sauzeau et Sauzeau, 2012, p. 229 et sq.

     

    79Je remercie Guillaume Oudaer pour m'avoir mis sur la piste du renard celtique et donné de précieuses indications bibliographiques.

     

    80Uther, 2006, p. 139.

     

    81Une Chase, si elle ne fait pas partie d'une Forest, ne relève pas de l'autorité royale et n'est pas protégée de la même façon par la Forest Law.

     

    82Dufournet, 2007, p. 55.

     

    83Dufournet, 2007, p. 130.

     

    84Batany, 1989, p. 186.

     

    85Mann, 1988, p. 21, 25.

     

    86Schramm, 1957, p. 77 ; Bonafin, 2006, p. 227. Sur le rôle de connétable, cf. Devard, 2010, p. 177.

     

    87Comme nous verrons infra.

     

    88Y compris au sens propre, son image étant rejetée dans les marges du manuscrit... Barre, 2007.

     

    89Par ex. Branche III Strubel, v. 477.

     

    90Guenova, 2003, p. 120, 149.

     

    91Roman de Renart, Strubel A. éd., 1998, p. XXXI.

     

    92Lomazzi, 1980.

     

    93Pastoureau, 1997, p. 28.

     

    94Sauzeau et Sauzeau, 2010 ; Sauzeau et Sauzeau, 2012, p. 75-130.

     

    95Dufournet, 2007, p. 125.

     

    96Batany, 1989, p. 230, écrit à ce propos : « comme dans l'Odyssée, le masque d'exclu d'un jongleur permet au héros de mener à bien sa vengeance. »

     

    97Le nom de Renart est issu de Reginhart < *ragina, « conseil, jugement » cf. *reĝ-, + hard, « brave, courageux » (étymologie déjà proposée par Jacob Grimm). L’idée de conseil s’exprime par la même racine dont est issu, dans plusieurs autres domaines linguistiques, le nom même du roi (lat. rex, skt. raja- etc.)

     

    98Bonafin, 2006, p. 227.

     

    99Guenova, 2003, p. 109.

     

    100Roman de Renart, Strubel A. éd., 1998, p. XXXV.

     

    101Cf. Sauzeau et Sauzeau, 2012, p. 169 et sq. La note sexuelle du renard est pour les Anglais sensible au niveau du langage populaire, mais associée au genre féminin (foxy étant proche de sexy).

     

    102« Renart empereur », trad. R. Bellon, in Roman de Renart, Strubel A. éd., 1998, p. 644.

     

    103Je remercie une fois de plus mon frère André pour ses critiques et ses suggestions.

     

  • (Review) Roger D. Woodard – Myth, Ritual and the Warrior in Roman and Indo-European Antiquity

    myth-ritual-and-the-warrior-in-roman-and-indo-european-antiquity.jpgRoger D. Woodard, Myth, Ritual, and the Warrior in Roman and Indo-European Antiquity, 2013, Cambridge University Press.

     

    Avec Myth, Ritual, and the Warrior in Roman and Indo-European Antiquity, Roger Woodard aborde à nouveau la thématique spatio-calendaire de son précédent ouvrage, Indo-European Sacred Space Cult dans lequel il mettait en parallèle la topographie sacrée de Rome et ses rituels associés avec ceux de l'espace sacrificiel védique.

    R. Woodard part des correspondances existant entre la fête des Poplifugia (5 juillet), censée commémorer la fuite du peuple romain devant ses ennemis, et celle des Nones Caprotinae (7 juillet), qui célèbre la victoire de Rome sur une armée assiégeant cette ville, au moyen du stratagème d'une esclave. Cette dernière fête étant liée aux Parilia (21 avril), avec laquelle elle partage un lien avec la fertilité et la sexualité. Dans son analyse du rapport entre les deux premières fêtes, notre auteur remarque qu'elles sont liés à une crise guerrière. Or, il observe que les dates du 5 et du 7 juillet sont également données comme étant celles de la disparition soudaine de Romulus, elle aussi accompagnée d'une fuite du peuple romain qui peut, là encore, être rapprochée d'une crise guerrière. Woodard examine également la version de cette événement qui ne fait pas de la disparition de Romulus un événement surnaturel, mais un assassinat, et qui a également des affinités guerrières. Il explore les variantes existant dans les mouvements des Romains en fuite lors du Poplifugium et il en extrait des variantes rituelles. Celles-ci lui permettent de rapprocher le complexe formé par les Poplifugia et les Nones Caprotinae de la tradition mythique indo-européenne que Woodard avait commencé à explorer dans son précédent ouvrage : soit le franchissement des limites de la société par un guerrier vers un lieu où il est psychologiquement affecté, soit son retour dans la société depuis un tel lieu et dans le même état de dérangement mental. Dans les deux cas, ce traumatisme psychologique suit un triomphe militaire de ce guerrier. Notre auteur compare donc les faits romains à ceux des traditions irlandaises, indo-iraniennes et grecques. Il en tire plusieurs éléments caractéristique du complexe des Poplifugia et des Nones Caprotinae : les mouvements caractéristiques de la crise guerrière sont marqués par le franchissement d'une limite qui, à Rome, est celle du Pomerium ; le rôle nécessaire de la nudité d'une figure féminine érotique, d'une femme clairvoyante, des eaux dans la réintégration du guerrier dans la société ou dans la destruction de la menace guerrière qu'elle fait peser sur la communauté. Cette masse du peuple qui réintègre ou élimine la ou les figure(s) guerrières menaçantes démontre ici la force de la troisième fonction, celle de la fertilité et de la fécondité, sur la seconde, celle de la guerre. De ces comparaisons, Woodard en conclut que les rituels et les mythes qu'il a explorés, en partant des faits calendaires romains trouvent leur source dans des pratiques rituelles proto-indo-européennes visant à réintégrer le guerrier traumatisé par son expérience guerrière dans la société à laquelle il appartient.

    Cette dernière théorie de l'auteur nous semble tout à fait crédible et elle lui permet de décoder parfaitement le rapport mystérieux existant entre les Poplifugia et les Nones Caprotinae. De la même manière, l'analyse comparable du motif de la crise du guerrier dans les autres traditions indo-européennes nous semble parfaitement valable. Cependant, nous ferons deux remarques.

    Premièrement, Woodard signale que, contrairement, aux vues de Dumézil dans son Heurts et Malheurs du Guerrier, ce qui arrive à l'irlandais Cú Chulainn, au romain Horace ou aux védiques Indra et Trita ne peut être perçu comme un mythe initiatique. Il est vrai qu'à la lecture du présent ouvrage, le motif de la crise du guerrier s'impose dans ces récits, mais ne peut-il cohabiter avec un motif initiatique ? En effet, les traditions initiatiques se signalent par une mort et une renaissance symboliques, ce qui est également le cas ici dans le motif de la crise du guerrier. Prenons le cas de Cú Chulainn. Certes, il s'agit d'un guerrier qui est réintégré à la société après une expédition guerrière traumatique, mais il s'agit de sa première expédition guerrière, de celle qui va l'initier pleinement comme un guerrier de sa communauté. Il semble donc que les motifs de l'initiation guerrière et de la réintégration du guerrier à la société peuvent très bien se superposer dans ces mythes et, éventuellement, dans les rituels auxquels ils étaient liés, en tout cas en ce qui concerne l'Irlande.

    Deuxièmement, certains éléments de ce motif de la crise guerrière et leurs expressions mythico-guerrières devraient être réexaminés à la lumière du mythème de la « colère de la déesse », mais également à celle de la quatrième fonction. En effet, le dénudement érotique féminin, la liminarité et les caprins sont liés à la fois à ce mythème et à ce prolongement de la trifonctionnalité dumézilienne.

    Il n'en reste pas moins que ce livre est d'un grand intérêt pour les spécialistes de la religion romaine, mais également pour tous ceux qui s'intéressent au comparatisme mythologique et à l'ethnohistoire indo-européenne.

     

    Guillaume Oudaer

  • Marcel Meulder - Le « cheval de Troie » sous une autre forme

     

    Le « cheval de Troie » sous une autre forme

    Le guerrier déguisé en marchand: exemples antiques et médiévaux

    Marcel Meulder

    Université libre de Bruxelles

     

    fa010174@skynet.be

     

    NB: Les caractères grecs n'étant pas gérés par notre plate-forme, nous prions nos lecteurs de bien vouloir consulter cet article en téléchargeant la version pdf.

    Abstract: The literature of some Indo-European peoples testify that soldiers disguised as merchants were able to assault deemed impregnable fortified cities, but by placing the event in a imprecise or mythical time. Thus in Greek and Latin literature Tegea is taken twice by Sparta, and Sicyon is conquered by Epaminondas of Thebes. In the Iranian literature (Book of Kings of Ferdowsi), fortresses of Touran, Sépand and Heftwad fall into the hands respectively of Isfendyar son of Gustasp king of Iran, Rustam, and Ardeschir. And in the French medieval literature (Le Charroi de Nîmes) with the fall of Nîmes under the attack of Guillaume Fierabras. However, the "myth" seems to have turned into historical reality when soldiers of Maurice of Nassau, hidden on a merchant ship, took over the Dutch city of Breda, in February-March 1590.

     

    Keywords: Indo-european literature, warrior stratagem, disguise, mythical time, historical reality

     

    Résumé: Que des soldats déguisés en marchands prennent des villes fortes réputées inexpugnables, la littérature de certains peuples indo-européens semble en témoigner, mais en plaçant l’événement dans un temps peu précis ou mythique. Ainsi en va-t-il de la littérature grecque et latine pour Tégée prise par deux fois par Sparte, et pour Sicyone conquise par les Thébains d’Épaminondas ; de la littérature iranienne (le Livre des Rois de Firdousi) pour des forteresses du Touran, du Sépand et d’Heftwad tombées dans les mains respectivement d’Isfendyar, fils de Guštasp, roi d’Iran, de Rustam, et d’Ardeschir ; ainsi que de la littérature médiévale française (Le Charroi de Nîmes) pour la prise de Nîmes par Guillaume Fierabras. Toutefois, le « mythe » semble s’être transformé en réalité historique quand des soldats de Maurice de Nassau, cachés sur un navire marchand, se sont emparés de la ville hollandaise de Breda, en février – mars 1590

     

    Mots clés : littératures indo-européennes, stratagème guerrier, déguisement, temps mythique, réalité historique

     

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    Cité par / quoted by:

    Rafał Rutkowski, « Zwycięstwo bez walki i wojownicy udający kupców. Podstęp Olafa Świętego w Saudungssundzie », Kwartalnik Historyczny, CXXVIII, 2021, 4, p. 873-898

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    Avant d’aborder notre sujet, à savoir qu’un ou plusieurs guerriers déguisés en marchands s’emparent d’une ville fortifiée considérée comme inexpugnable, il nous faut, pensons-nous, considérer la manière dont Sparte s’est rendue maître d’une cité jadis ennemie, à savoir Tégée. Car nous nous demandons si le mythème épique de la « Guerre de Troie », et plus particulièrement celui du « Cheval de Troie », ne se retrouve pas dans l’histoire (semi-légendaire, semi-historique1 ?) de Sparte ; il s’agit d’un épisode de la guerre que mène la cité lacédémonienne contre Tégée.

     

    Selon Polyen (II, 26), un certain Sthénippos, citoyen de Lacédémone, fut condamné par les Éphores à payer une forte somme ; mais en fait, c’était une mise en scène ; il feignit passer comme déserteur aux Tégéates. Ceux-ci l’accueillirent à l’idée qu’il était victime d’une colère qui s’était traduite en jugement. Il corrompit les adversaires politiques d’Aristoclès, chef des Tégéates ; puis, avec leur concours, il assassina celui-ci, en se jetant sur lui, lorsqu’il allait accomplir un sacrifice lors d’une procession religieuse. Et c’est ainsi vraisemblablement (puisque Polyen ne le dit pas expressément) que Tégée passa au parti spartiate. Mais nous ne possédons aucun autre renseignement ni sur Sthénippos, ni sur Aristoclès, « archonte » des Tégéates. Aussi ne pouvons-nous que supposer l’époque où pareil événement s’est produit. Est-ce au VIe siècle avant J.-C. que ce fait s’est passé, quand Tégée s’opposait encore à Sparte et n’avait pas encore rallié la confédération péloponnésienne2 ? Ou vers 470, au moment où Tégée tentait de se libérer de l’emprise spartiate3 ?

     

    Hérodote qui raconte les démêlés de Sparte avec Tégée (I, 67-68), affirme que c’est à l’époque de Crésus (561 – 546 av. J.-C.) que « les Lacédémoniens, délivrés de graves calamités, avaient désormais l’avantage dans leur lutte contre les Tégéates » (trad. A.Barguet, coll. La Pléiade). Il en explique la raison : « Comme (les Lacédémoniens) étaient toujours vaincus, ils envoyèrent demander à Delphes quel dieu ils devaient se concilier pour triompher des Tégéates. La Pythie déclara qu’il leur fallait transporter chez eux les ossements d’Oreste, le fils d’Agamemnon. Incapables de découvrir la tombe d’Oreste, ils envoyèrent une nouvelle députation consulter l’oracle, pour apprendre en quel lieu reposait le héros. A cette question la Pythie répondit : « Il est en Arcadie une Tégée, dans une plaine ; deux vents y soufflent sous une contrainte puissante, le coup répond au coup, le mal est sur le mal. Là, le sein fécond de la terre enferme le fils d’Agamemnon. Emporte-le, et tu seras le maître de Tégée ». Après cette seconde réponse, les Lacédémoniens, malgré toutes leurs recherches ne trouvaient pas davantage ce qu’ils souhaitaient, jusqu’au jour où Lichas, l’un de ceux que l’on appelle à Sparte les Bienfaiteurs, découvrit le tombeau (…) d’Oreste à Tégée, grâce au hasard et grâce à sa propre perspicacité. Les relations avaient alors repris entre Sparte et Tégée, et Lichas, entré chez un forgeron, regardait en s’émerveillant le travail du fer. Le forgeron, qui le vit surpris, interrompit son ouvrage et lui dit : « Ah ! Lacédémonien ! Si tu avais vu ce que j’ai vu, tu aurais été bien étonné, toi qui es tellement surpris de me voir travailler le fer : quand j’ai voulu me faire un puits dans cette cour, j’ai trouvé en creusant le sol un cercueil long de sept coudées. Je ne pouvais croire qu’il eût jamais existé des hommes plus grands que ceux d’aujourd’hui ; alors je l’ai ouvert, et j’ai vu que le corps était aussi long que le cercueil. Je l’ai mesuré, puis j’ai remis la terre en place ». L’homme lui raconta ce qu’il avait vu, et Lichas, à la réflexion, conclut de cette histoire que c’était le corps d’Oreste, ainsi que l’oracle l’avait indiqué ; il raisonnait ainsi : les deux soufflets du forgeron étaient « les vents », le marteau et l’enclume, « le coup et le contrecoup », le fer qu’il battait « le mal placé sur le mal », interprétation qu’il justifiait par cette idée que le fer a été trouvé pour le malheur de l’homme. Avec ceci en tête, il revint à Sparte exposer toute l’affaire. Les Lacédémoniens, sur une accusation fictive, lui firent un procès et le bannirent ; il revint alors à Tégée, conta son infortune au forgeron, et entreprit de lui louer sa cour. L’homme refusa d’abord et mit longtemps à changer d’avis ; enfin Lichas s’y installa, ouvrit la tombe et recueillit les ossements qu’il rapporta à Sparte. Dès lors dans toutes les rencontres les Lacédémoniens avaient nettement l’avantage sur les Tégéates ; et déjà la majeure partie du Péloponnèse leur était également soumise ».

     

    Si nous comparons les narrations d’Hérodote et de Polyen, nous voyons qu’il y a deux points communs : le procès fictif qui produit l’éloignement du condamné de Sparte et la conquête de Tégée ; tout le reste paraît totalement différent. Pourtant, ces deux narrations nous semblent parallèles et proches aussi de l’histoire de la prise de Troie. Au sujet de celle-ci, couraient de nombreux récits dont il nous a fallu mettre trois en exergue : l’un raconte le prétendu abandon de Sinon sur les rivages troyens4 ; le deuxième rapporte que Troie ne peut être prise que si l’on ramène les cendres de Pélops sur la terre asiatique5 ; le troisième traite du vol du Palladion troyen par Diomède et Ulysse6. En ce qui concerne les récits spartiates, nous pensons que celui, transmis par Hérodote, a fondu en un thème ceux du vol du Palladion et de la translation des cendres de Pélops, tandis que le récit de Polyen s’apparente en quelque sorte au thème de l’homme apparemment maltraité et laissé à l’ennemi, mais en réalité envoyé avec la mission de détruire cet ennemi, comme ce furent le cas de Sinon (cf. n. 4), de Zôpyre7 et de Sextus Tarquin8.

     

    En effet, Sthénippos, qui joue, semble-t-il, au juste condamné injustement, est l’ennemi qui s’introduit dans la cité pour en tuer le chef et la livrer à la patrie ; il agit par ruse pour y pénétrer et par corruption pour arriver à ses fins. Aussi Sthénippos et Aristoclès qui auraient vécu au milieu du VIe siècle, appartiennent, pensons-nous, à cette période de l’histoire de Sparte, où la cité péloponnésienne se fige dans son évolution. La mention des Éphores pourrait dater l’anecdote de l’époque où l’éphore Chilon commence à avoir autant de pouvoir que les rois, notamment l’Héraclide Anaxandride9 ; mais, d’un autre côté, nous savons que Tégée et Sparte ont conclu un traité vers 560 / 55010. Le nom même de Sthénippos, qui signifie « cheval vigoureux » pourrait en fait être une sorte de transposition historicisante du « Cheval de bois » à l’épisode tégéate, Tégée jouant le rôle de Troie, et son coup de force se situerait vaguement avant 560, soit après 550, c’est-à-dire à une époque où les Éphores auraient commencé à prendre une certaine importance ( ?)11. Mais il se pourrait aussi que cette « réfection » lacédémonienne de la prise d’une « Troie » tégéate date du Ve siècle av. J.-C. quand les éphores dirigeaient la politique extérieure spartiate.

     

    La narration hérodotéenne nous apparaît plus favorable aux Lacédémoniens que la notice de Polyen12, puisque, selon la première, l’un d’entre eux perce le sens de l’oracle delphique13, tandis que dans la seconde ils apparaissent user de la ruse14, de la corruption et de la force armée. Mais dans les deux relations, il n’est nullement question de femme(s) dérobée(s)15, comme dans les prises de Babylone, de Gabies, de Rome, de Luna, de Duna et de Nîmes respectivement par Darius / Xerxès16, Tarquin le Superbe17, Alaric18, Hasting19, Frotho (cf. n. 19) et Guillaume Fierabras20. Il y a en effet dans cette prise de Tégée une alternative, comme dans la prise de Troie : d’une part, une prise par ruse (la version de Polyen et de certains auteurs post-homériques) ; d’autre part, une prise en comprenant le sens d’un oracle (la version d’Hérodote et de certains écrivains post-homériques)21.

     

     

     

    2. La prise de Tégée par Sparte à l’époque hellénistique.

     

     

     

    Frontin parle d’un autre épisode de la guerre entre Sparte et Tégée dans ses Stratagèmes (III, 2, 8) :  « Le Spartiate Aristippos, lors d’un jour de fête des Tégéens, où toute la foule des habitants était sortie de la ville pour célébrer le culte de Minerve, fit charger des bêtes de somme de sacs à blé remplis de paille et les fit envoyer à Tégée, sous la conduite de soldats déguisés en marchands ; ces derniers purent ainsi entrer sans être repérés, et ouvrirent les portes à leurs compagnons »22.

     

    Dans cette anecdote, l’assiégé commet une faute, en se fiant au respect du temps sacré qu’est la fête23, et l’assiégeant déguise ses soldats en marchands qui s’introduisent sans contrôle dans la cité24 ; ce déguisement en marchands se retrouve, rappelons-le, dans l’épopée iranienne25, dans quelques récits irlandais26 et dans certaines chansons de geste françaises27, comme nous le verrons par la suite dans cet article.

     

    Cette anecdote a-t-elle un fondement historique ? Selon B. Niese28, suivi par G. Benz29, cet événement se serait passé en 240-23030. Ces années ont vu à Sparte triompher d’abord le roi Agiade Léonidas II contre les réformes sociales de son collègue Eurypontide Agis IV, après avoir dû fuir en exil à Tégée31, puis le fils de Léonidas II, à savoir Cléomène III qui appliqua après 235, date de la mort de son père, les réformes sociales d’Agis IV32 ! Pour ce qui est de la politique extérieure lacédémonienne, c’est l’époque où Sparte combat la ligue étolienne à laquelle a adhéré Tégée depuis environ 240 ; c’est pourquoi, Tégée sera en butte aux attaques spartiates et sera notamment prise par Cléomène III en 22633. C’est donc à ce moment-là que Tégée a peut-être été victime de la ruse de ce Lacédémonien Aristippus, dont le nom signifie le bon cheval (!) et sur lequel nous n’avons aucun renseignement34. Nous ne mettons nullement en doute la conquête de Tégée, mais la manière dont elle s’est faite. Depuis Épaminondas, semble-t-il, la ruse classique consiste à se déguiser en marchand(s) ; Polybe dit simplement que Cléomène « s’était joué des Étoliens, en enlevant Tégée, Mantinée et Orchomène », mais l’historien n’ajoute aucune précision35.

     

     

     

    3. Les guerres de Thèbes contre Sicyone : une ruse d’Épaminondas ?

     

     

     

    Nous venons d’écrire en effet que depuis Épaminondas une des ruses classiques pour s’emparer d’une cité consiste à déguiser les soldats en marchands. C’est le cas de la prise de Sicyone par les Thébains d’Épaminondas. En effet, Frontin dans ses Stratagèmes (III, 2, 10) cite cette ruse des Thébains à l’encontre de Sicyone : « Les Thébains ne parvenaient pas à soumettre à leur puissance, par la force, le port de Sicyone : ils remplirent d’hommes en armes un grand vaisseau, sur le pont duquel ils étalèrent des marchandises, pour tromper l’ennemi en passant pour des commerçants ; ensuite, ils postèrent, au point des fortifications qui se trouvait le plus éloigné de la mer, quelques hommes avec lesquels d’autres, débarqués sans armes, devaient venir aux mains en simulant une rixe ; les habitants de Sicyone furent appelés à l’aide pour mettre un terme à cette altercation, ce qui permit aux soldats des vaisseaux thébains de s’emparer à la fois du port, resté sans défense, et de la ville »36.

     

    Le navire thébain entré dans le port de Sicyone fait figure de Cheval de Troie, puisque d’apparence marchand il contient des hommes armés, comme le Cheval de Troie ; la fête où l’on enivre le peuple ou lors de laquelle il s’enivre, célébrant le départ de l’ennemi, est remplacée ici par la prétendue rixe qui distrait les habitants de Sicyone de la garde du port et de la ville.

     

    Cet épisode qui fait partie d’une guerre entre Thèbes et Sicyone, peut, nous semble-t-il, s’être passé soit sous Euphron, tyran de Sicyone en 369 / 36837 – 366, soit en 369 précisément après la bataille de Leuctres. Dans la première hypothèse, il s’agirait de la part de Frontin ou de sa source d’une confusion. Nous savons en effet qu’Euphron, chef des oligarques pro-lacédémoniens, avait renversé la démocratie sicyonienne avec l’aide de troupes arcadiennes et argiennes, et établi grâce ses soldats une tyrannie très dure, tentant d’éliminer ses adversaires politiques, au point de déclencher une guerre civile dans lesquelles s’immiscèrent tous les États grecs de quelque importance ; Euphron se rendit à Thèbes pour recevoir de l’appui, mais il y fut assassiné par des opposants38. Mais nous savons aussi par Xénophon et surtout par Diodore de Sicile que ce sont les Arcadiens, et non les Thébains « qui en 366 / 365 s’emparèrent du port et de la ville de Sicyone. (Qu’) Euphron, qui était resté maître de la ville basse, courut à Thèbes pour tenter de convaincre les démocrates thébains que l’intervention arcadienne favorisait l’aristocratie laconophile. Mais les Arcadiens, également venus à Thèbes, y firent égorger Euphrôn en plein conseil. Les Thébains firent son procès à l’assassin, qui se défendit en faisant l’apologie du tyrannicide et fut acquitté… »39. Frontin aurait donc substitué aux Arcadiens les Thébains d’Épaminondas et fait l’économie de l’assassinat d’Euphron à Thèbes et de l’acquittement de son meurtrier par les mêmes Thébains : cela se serait déroulé par conséquent en 366 av. J.-C.

     

    Dans la seconde hypothèse, c’est-à-dire d’un événement datant précisément de 369, c’est-à-dire dans la foulée de la victoire de Thèbes à Leuctres sur Sparte, nous pouvons faire valoir, à la suite de G. Benz et P. Laederich40, le témoignage de Polyen41 selon qui « Pamménès désirait avec l’aide des Thébains s’emparer du port de Sicyone. Lui-même se préparait du côté de la terre à faire l’assaut ; d’autre part, il remplit de fantassins un navire marchand qu’il envoya dans le port. Mais ceux qui étaient montés sur le navire accostèrent au port ; le soir, descendirent du bateau parmi eux quelques-uns, sans armes, comme s’ils étaient des marchands, et se rendirent à l’agora. Pamménès, pour sa part, puisque son navire bloquait le port et que c’était le soir, s’approcha de la cité avec grand tumulte, tandis que ceux qui étaient au port, en contribuant au tumulte, tentèrent de l’aider. Pendant ce temps-là, débarquant du navire, les fantassins, sans que personne ne les en empêchât, s’emparèrent du port ».

     

    Ce texte de Polyen est un parallèle à celui de Frontin42, et précise même celui qui serait à l’origine de la ruse, à savoir le Thébain Pamménès, un fidèle d’Épaminondas43. Aussi devrions-nous choisir la seconde hypothèse, c’est-à-dire la date de 36944, d’autant plus que le recours à un navire marchand indiquerait que Thèbes ne dispose pas encore d’une flotte navale militaire, comme ce sera le cas sous l’impulsion d’Épaminondas vers 365-36345 ; toutefois, l’entrée dans le port de Sicyone d’un navire militaire thébain aurait annihilé la ruse de Pamménès46 ! Le texte de Frontin fait passer Épaminondas comme un homme de guerre non seulement courageux, mais aussi rusé47. Mais l’on a fait d’autre part la constatation qu’ « Épaminondas qui ne s’illustra pas dans la guerre des sièges, n’était guère réputé pour ses ή »48, car comme l’ont dit deux philologues britanniques : « his singleness of purpose and heroic atterance are typical rather of the fifth century than of the fourth »49. Aussi ne faudrait-il mettre au crédit que du seul Pamménès le stratagème qui permit de s’emparer de Sicyone50 ; c’est pourquoi il compterait au nombre de ces chefs militaires de la première moitié du IVe siècle qui passaient pour recourir à des ί, comme le Spartiate Dercylidas et l’Athénien Iphicrate51.

     

    La diversion qu’entreprend Pamménès, semble une ruse classique au IVe siècle, puisque Énée le Tacticien, auteur contemporain d’un ouvrage sur la Poliorcétique, narre la prise de Parion en ces termes : « Iphiadès d’Abydos sur l’Hellespont, lors de la prise de Parion, entre autres préparatifs secrets pour l’escalade nocturne des remparts, fit aussi conduire auprès des murs, quand les portes étaient déjà fermées, des voitures chargées de broussailles et de ronces, laissant croire qu’elles appartenaient aux gens de la ville ; ces chariots, arrivés devant une porte, y passèrent la nuit, comme par peur des ennemis : c’étaient eux qu’on devait faire brûler à un certain moment pour que cette porte prît feu et que lui-même entrât par un autre endroit tandis que les gens de Parion se précipiteraient pour éteindre l’incendie »52 ; mais ce qui manque à ce général abydien, ennemi des Athéniens53, c’est d’avoir introduit auparavant des hommes à l’intérieur de la place forte de Parion. L’exemple donné ici par Énée le Tacticien ne correspond pas à notre « mythème »54.

     

     

     

    4. Solon conquiert Salamine : une ruse parallèle ?

     

     

     

    La façon dont procèdent Épaminondas et Pamménès, n’est pas sans rappeler celle par laquelle Solon se serait emparé de l’île de Salamine55. Plutarque dit que pour la conquérir le futur archonte athénien de 594-593 av. J.-C. se rendit à Côlias, promontoire de l’Attique au sud de Phalère, « où il trouva toutes les femmes en train d’offrir à Déméter leur sacrifice traditionnel. De là il envoya à Salamine un homme de confiance, qui se donna pour transfuge, et engagea les Mégariens (qui tenaient Salamine), s’ils voulaient enlever des femmes athéniennes du plus haut rang, à prendre la mer au plus vite avec lui pour Côlias. Les Mégariens le crurent et envoyèrent des hommes en armes. Dès qu’il vit le vaisseau partir de l’île, Solon ordonna aux femmes de s’éloigner, il affubla ceux des jeunes gens qui n’avaient pas encore de barbe des robes, des mitres et des chaussures de ces femmes, leur fit prendre et cacher des poignards et leur ordonna de jouer et de danser au bord de la mer, jusqu’à ce que les ennemis fussent débarqués et que le navire fût à leur portée. Tandis que ces ordres étaient exécutés, les Mégariens, trompés par ce qu’ils voyaient, s’approchèrent et sautèrent de leur navire à l’envi les uns des autres, persuadés qu’ils marchaient contre des femmes, si bien qu’aucun d’eux n’échappa, qu’ils furent tous tués, et que les Athéniens, s’embarquant sur-le-champ pour l’île de Salamine, s’en rendirent maîtres. D’après d’autres (historiens), ce ne fut pas ainsi qu’eut lieu cette conquête (…Solon) prit parmi les Athéniens cinq cents volontaires auxquels un décret garantit la domination de l’île, s’ils s’en rendaient maîtres ; il les fit monter sur un grand nombre de barques de pêche escortées par un vaisseau à trente rames, et il jeta l’ancre à l’une des pointes de Salamine qui regarde (l’Eubée). Vaguement informés de son approche par une rumeur, les Mégariens qui étaient à Salamine coururent aux armes en désordre et dépêchèrent un vaisseau pour observer l’ennemi. Quand ce navire fut approché, Solon s’en empara et fit prisonniers les Mégariens, puis il y embarqua l’élite de ses gens et leur ordonna de cingler vers la ville en se dissimulant le plus possible, tandis que, prenant avec lui le reste des Athéniens, il en venait aux mains sur terre avec les Mégariens. Le combat durait encore lorsque ceux du vaisseau, devançant les soldats de Solon, s’emparèrent de la ville. Ce récit semble confirmé », ajoute Plutarque, « par la commémoration qu’on faisait de l’événement : un vaisseau athénien s’approchait d’abord sans bruit, puis des gens se portaient à sa rencontre bruyamment en poussant le cri de guerre ; un homme en armes sautait alors du vaisseau et courait en criant au promontoire de Skiradion vers cette troupe qui venait de la terre. Près de là se trouve le sanctuaire d’Ényalios, fondé par Solon parce qu’il avait vaincu les Mégariens »56.

     

    Ce second récit semble plus proche de celui de Frontin et surtout de Polyen, puisqu’il y a deux manœuvres, l’une par la terre accompagnée de combats, l’autre par la mer57 où est employée la ruse. Mais se pose une fois de plus la question de l’historicité de l’événement, puisque Salamine semble avoir été reprise à la fin de la vie de Solon58 pour finalement revenir sous domination athénienne grâce à Pisistrate59.

     

    C’est d’ailleurs à ce dernier qu’un écrivain militaire du IVe siècle av. J.-C. du nom d’Enée le Tacticien et auteur d’un ouvrage intitulé Poliorcétique attribue une partie de la ruse solonienne. Il témoigne en effet qu’ « au temps où Pisistrate était général à Athènes, on lui annonça que des Mégariens arrivés par bateaux tenteraient d’attaquer, de nuit, les femmes athéniennes qui célébraient les Thesmophories à Eleusis. Ce qu’entendant, Pisistrate leur dressa le premier une embuscade. Quand les Mégariens, croyant que personne n’était au courant, eurent débarqué et quitté le voisinage de la mer, Pisistrate, se levant de l’embuscade où il avait attiré leurs hommes, les vainquit, en détruisit le plus grand nombre, et se rendit maître des navires sur lesquels ils étaient venus. Les ayant, immédiatement, remplis de ses propres soldats, il prit avec lui les femmes les plus propres à accompagner cette expédition navale et arriva sur le tard dans le port de Mégare, mais à quelque distance de la ville. Lorsqu'ils aperçurent les bateaux faisant voile vers eux, beaucoup de Mégariens se portèrent à leur rencontre, les autorités comme les autres citoyens, voyant là, comme c’était naturel, une arrivée de captives en très grand nombre. {Alors Pisistrate ordonna à ses hommes…} et, après avoir débarqué avec des poignards, d’en abattre une partie, mais d’enlever sur leurs navires autant de notables qu’ils pourraient. Ainsi fut fait »60.

     

    Dans cette narration d’Énée le Tacticien nous n’avons pas à proprement parler le « mythème du Cheval de Troie » ; mais il nous paraît important de souligner l’incertitude qu’avaient les écrivains de l’Antiquité sur le responsable de la prise de Salamine par Athènes. Les historiens modernes, depuis Toepffer, évoquent un transfert à Solon, accompagné même d’un changement de lieu, à savoir Salamine au lieu de Nisaia61 ; tout récemment d’ailleurs, Louise-Marie L’Homme-Wéry a émis l’opinion suivante : « Comme ce n’est pas avant la fin du VIe siècle qu’une clérouquie fut fondée par Athènes à Salamine, après que les juges spartiates eurent arbitré le conflit entre Athènes et Mégare pour la possession de l’île, il est peu vraisemblable que Solon ait promis à cinq cents volontaires athéniens de s’y installer, s’ils y remportaient la victoire. Cet anachronisme se conçoit cependant si l’on songe que les arguments défendus par les Athéniens devant les arbitres spartiates, notamment celui de l'appartenance de l'île à Athènes en fonction de son caractère ionien, remontaient très probablement à l'époque de Solon. Dès lors la tradition ultérieure tendit à lui attribuer tous les faits saillants dans la conquête de l’île, d’autant plus que le processus qui en faisait le seul et unique vainqueur de Salamine, masquait le fait qu’au cours de la même bataille, il avait été aussi et d’abord le libérateur d’Éleusis. C’est pourtant ce que le récit de Plutarque, qui relie la bataille à la fondation du sanctuaire du Skiradion par Solon, permet de montrer même si la désignation de la ville qui y est prise, comme polis – et non comme Éleusis – a empêché Plutarque et peut-être déjà ses sources, sans doute atthidographiques, d’en comprendre le déroulement »62.

     

     

     

    5. Le lacédémonien Anéristos s’empare d’Halieis avec un navire de commerce.

     

     

     

    Enfin, un exemple « discret » du stratagème que nous appelons « Cheval de Troie » et qui use du prétexte du commerce pour s’emparer d’un lieu fortifié, se lit peut-être dans l’Enquête d’Hérodote, au livre VII (137). L’historien d’Halicarnasse y cite un Spartiate du nom d’Anéristos, fils de Sperthias, « qui s’était emparé d’Halieis, refuge des Tirynthiens, en y abordant avec un vaisseau de commerce chargé d’hommes » (trad. Ph.-E. Legrand, C.U.F.). L’historien n’est pas davantage explicite, mais nous pouvons supposer que c’est le déguisement, du moins sur le pont, de certains Lacédémoniens en commerçants, qui a permis à Anéristos d’entrer dans ce petit port de l’Argolide63, de tromper les « esclaves » de Tirynthe qui s’y étaient réfugiés64, et de prendre Haliée ; mais rien n’indique que cette cité était inexpugnable. Elle se trouvait vraisemblablement sur la route de la flotte ou d’une flottille lacédémonienne lors d’un conflit entre Sparte et Argos, dans les années 465 – 459, si nous interprétons bien ce que dit Bilte65.

     

    D’autre part, Anéristos fait partie de ces ambassadeurs chargés par Sparte de négocier avec le Grand Roi de Perse peu avant le déclenchement de la guerre du Péloponnèse, mais arrêtés et livrés par des alliés d’Athènes aux Athéniens, ils furent mis à mort par ceux-ci ; qui plus est, cet Anéristos était le fils d’un ambassadeur lacédémonien envoyé en Perse à la veille de la seconde guerre médique, pour expier en compagnie d’un autre, du nom de Boulis, l’assassinat par les Lacédémoniens – et les Athéniens - de hérauts mandés par Darius, à la veille de la première guerre médique66. Cette expiation ne put se faire, Xerxès, le successeur de Darius, s’y opposant67. Pour Hérodote, l’exécution par les Athéniens des ambassadeurs, et notamment d’Anéristos et de Nicolaos, ce dernier étant le fils de Boulis, témoigne d’une vengeance divine (tardive – elle s’abat sur les fils)68, mais pour l’historien, la prise d’Haliée par un stratagème – un navire marchand portant des soldats – ni n’ajoute à la sera numinis vindicta, comme eût dit Plutarque69, ni à la gloire du Lacédémonien. Il se peut qu’Hérodote ne parle pas davantage de cette prise d’Haliée, parce qu’elle est anecdotique, qu’elle résulte d’un « coup de main », quelque peu semblable à celui de Sphodrias contre Athènes70, que cette cité d’Argolide n’est peut-être pas imprenable (manque de fortifications ?)71, et que l’entreprise d’Anéristos vise des « esclaves », et non des hommes libres. Il nous reste cependant un élément certain, c’est qu’au milieu du Ve siècle av. J.-C., la marine marchande, détournée de son but, pouvait servir à investir une cité portuaire, comme cela sera le cas au IVe.

     

     

     

    6. Un exemple historique : la prise de Breda par Maurice de Nassau.

     

     

     

    Comme exemple, assurément historique, de l’emploi de la marine marchande à des fins militaires et notamment pour investir une cité fortement gardée, nous pouvons alléguer la prise de Breda par Maurice de Nassau, pour laquelle nous dirions : “l’exception confirme la règle”.

     

    J.G. Frazer, dans une note à son édition de la Bibliothèque d’Apollodore72, a rapproché le stratagème du Cheval de bois de celui qui fut employé lors de la guerre d’indépendance des Provinces – Unies (des Pays-Bas) contre l’occupant espagnol et qui consistait à dissimuler des soldats dans un navire marchand. Cela se passait au mois de février (vers le 2573) ou la nuit du 3 au 4 mars 159074, lors du siège de Breda ; la ville était alors tenue par une garnison espagnole, qui devait recevoir sa provision de tourbe séchée qui lui servirait de combustible. L’armateur d’un de ces bateaux, un certain Adrien Vandenberg (ou van Bergen), avait remarqué que pendant l’absence du gouverneur, l’inspection des navires qui entraient dans la ville se faisait avec beaucoup de négligence par la soldatesque75 ; cette incurie inspira au batelier hollandais un plan pour prendre la citadelle par surprise, et ce patriote hollandais le communiqua au prince Maurice d’Orange, qui l’accepta aussitôt. C’est ainsi qu’un navire fut chargé de tourbe séchée comme d’habitude, mais au lieu d’en être rempli jusqu’à la cale, l’embarcation se vit dotée d’un plancher sur lequel était déposée la tourbe, et sous lequel furent dissimulés une septantaine de soldats en armes commandés par un officier. Le bateau n’avait que quelques lieues à parcourir, mais un tas d’accidents faillirent compromettre l’entreprise : vents contraires, glaces fondantes, échouage sur un banc de terre (ou de sable), eau dans la cale mouillant les soldats embusqués jusqu’aux genoux, nourriture gâtée par les eaux, refroidissement des hommes dont certains se mirent à tousser, si bien que l’un d’entre d’eux, craignant par sa toux trahir ses compagnons, leur proposa de le tuer – ce qu’ils refusèrent. Le navire approcha des fortifications, mais fut superficiellement inspecté ; toutefois le danger persistait, puisque peu après les soldats espagnols se mirent à décharger la cargaison, si bien que le faux-plancher risquait d’apparaître. Le capitaine du navire eut le réflexe à ce moment-là de distraire les Espagnols soit par des paroles, soit en leur offrant à boire. La beuverie se prolongea jusqu’à la tombée de la nuit, si bien que la garnison ennemie ivre morte s’endormit. Ce dont profitèrent les hommes d’Orange-Nassau pour sortir de leur cachette, se diviser en deux groupes, attaquer les gardes et se rendre maîtres des deux portes. Prise de panique, la garnison s’enfuit de la ville, et Maurice de Nassau pénétra dans Breda et prit possession de la forteresse76.

     

    La comparaison que Frazer vient de faire avec un événement de l’histoire moderne, nous conforte à rapprocher du « mythème du Cheval de Troie » la prise de Sicyone par Épaminondas et par Pamménès. J.G. Kikkert, dans sa biographie sur le prince Maurice de Nassau77, apporte à ce récit quelques modifications : le stratagème semblerait provenir des bateliers eux-mêmes, qui, en raison de la guerre, étaient sans ressources, et le biographe princier moderne ajoute qu’ils n’avaient sans doute jamais entendu parler du cheval de Troie ; le feu vert leur fut donné pour leur entreprise, non par le prince, mais par Johan van Oldenbarnevelt, dûment mandaté par les États-Généraux (il en était le porte-parole, et même le chef) ; la garnison, bien que relevant de l’autorité du roi d’Espagne, était composée de mercenaires italiens, et elle fêtait, selon J.G. Kikkert, le carnaval ; enfin, la bourgeoise de Breda ne semblait pas acquise à la cause hollandaise, mais la fuite de la garnison le dissuada de résister ; la victoire des hommes de Oldenbarnevelt et de Nassau se traduisit par une contribution de la ville de 100.000 florins à verser aux vainqueurs, ce qui donne l’impression que la prise de la ville fut commandée moins par le désir de libérer une ville du Brabant hollandais que par la cupidité des militaires.

     

    Dans ces événements, nous avons un fait qui se rencontrait déjà dans l’Antiquité grecque : une ville ou une forteresse est prenable lors d’une fête, et les festivités engendrant l’insouciance permettent à l’ennemi de s’introduire discrètement à l’intérieur de la ville forte ou de la cité. Nous aurions dans le cas de la prise de Breda en février - mars 1590 peut-être le seul exemple où le « stratagème mythique du Cheval de Troie » s’est réellement effectué. Qu’il n’ait réussi qu’une seule fois dans l’histoire réelle, semble prouver, du moins pour le cas de la Hollande, par ce que dit van Deursen78. Selon lui, les Espagnols essayèrent d’imiter le stratagème par deux fois : en premier, au cours de l’été 1590, ils tentèrent d’attaquer la petite ville de Lochem en cachant des soldats dans des chars à foin, mais la ruse fut éventée quand des gamins dérobèrent du foin et mirent ainsi au jour les soldats cachés ; cinq ans plus tard, les Hollandais prévinrent l’attaque contre Schenkenschans, quand ils furent avertis que des soldats espagnols se dissimulaient entre des tonneaux de vin dont étaient chargés les bateaux venus approvisionner la petite ville.

     

     

     

    7. Un usage similaire de navires dans la Gesta Danorum de Saxo Grammaticus.

     

     

     

    L’emploi de bateaux s’est déjà retrouvé dans les Gesta Danorum de Saxo Grammaticus (II, 7, 1-2), mais dans le passage où il en est question, il n’y a absolument pas de ville forte inexpugnable, il n’y a pas d’hommes déguisés ou cachés, mais seulement une réception du roi vassal Hiarwarthus de Suède par le roi du Danemark Rolpho et des armes cachées. La lecture des quelques lignes convaincra qu’il ne s’agit pas ici du « mythème du Cheval de Troie ».

     

    « Entretemps, Sculda, indignée de devoir verser un impôt, échafauda un plan maléfique. Dénonçant l’iniquité de la situation, elle incita son mari à rejeter son état de servitude et l’engagea à tramer des pièges contre Rolpho en l’accablant jusqu’à saturation de ses bons conseils, tout à fait horribles et propres à pousser à la révolte, dans la mesure où, se fondant sur la justice, elle assurait que chaque être avait le droit d’être plutôt libre que tributaire de sa parenté. Elle donna alors des ordres pour qu’un important contingent d’armes fût caché sous des couvertures et transporté par Hiarwardus au Danemark, comme s’il s’agissait de leur redevance, afin que, dotés de ces moyens insoupçonnés, les Suédois pussent tuer de nuit le roi qui les assujettissait. Quand les bateaux furent remplis de leurs drôles d’impôts, les rebelles gagnèrent Lethra avec leur cargaison fallacieuse. Lethra était une cité construite par Rolpho, qui l’avait ornée des plus beaux trésors du royaume. Elle en imposait et surpassait en célébrité les autres villes des provinces voisines, puisque le roi l’avait fondée et en avait fait son lieu de résidence. Le roi fêta l’arrivée de Hiarwarthus en offrant à son beau-frère un festin somptueux et délicieux, pendant lequel il but beaucoup tandis que ses hôtes, contrairement à leur habitude, se forcèrent à la sobriété. Les Suédois purent ainsi profiter du profond sommeil où sombrèrent les autres convives. Toujours poussés par leur projet criminel, ils ne prirent qu’un demi-repos et s’échappèrent furtivement de leurs chambres. Ce fut pour ouvrir aussitôt leur riche cache d’armes ! Et chacun s’équipa en silence… » (trad. J.-P. Troadec).

     

    Pour en revenir au déguisement du héros guerrier en marchand dans le but de s’introduire dans une ville fortifiée et de s’en emparer, nous pourrions citer comme exemples ceux que raconte Firdousi, et celui de Guillaume Fierabras dans la chanson de geste médiévale française.

     

     

     

    8. L’épopée iranienne du Livre des Rois de Firdousi.

     

     

     

    Nous avons découvert79, également dans les traditions iraniennes, des parallèles à ces histoires de prise, grâce à la ruse, de villes dont le seigneur a parfois enlevé des femmes, comme dans le Ramayana et dans l’Iliade. Ils se trouvent dans le Livre des Rois du persan Abu’l – Kâsim Mansûr, connu sous le pseudonyme de Firdousi. Cette œuvre, même si elle est rédigée au Xe (ou XIe) siècle de notre ère80, emploie, selon son auteur, des documents anciens, affirmation que confirment ses exégètes81, mais aussi, semble-t-il de traditions orales82 ; aussi pouvons-nous l’utiliser pour notre thème, et notamment les pages qui parlent des suites de la défaite du roi d’Iran Gochtasp devant Ardjasp, le roi du Touran83.

     

     

     

    8a. Isfendyar, fils de Gochtasp, face au roi du Touran.

     

     

     

    Cerné sur une montagne, le souverain iranien dépêche un astrologue auprès de son fils Isfendyar84, qu’il avait malencontreusement emprisonné ; celui-ci, ébranlé par les supplications pathétiques du messager consent à oublier son ressentiment ; il brise ses chaînes, court au combat et demande à Dieu la grâce de venger son grand-père et ses frères ; il traverse les lignes ennemies et rend courage aux assiégés ; dans une furieuse bataille, il décime et disperse les Touraniens. Mais ses sœurs restent prisonnières et le roi l’invite à laver ce déshonneur. Isfendyar prend la route du Touran où l’attendent sept aventures à moitié fantastiques, analogues à celles de Rostem : finalement il aperçoit le château d’airain de Rôyîndiz ; quatre cavaliers pourraient avancer de front sur un mur d’enceinte. Il se déguise en marchand, fait revêtir à vingt guerriers le costume des chameliers, en enferme d’autres dans des caisses, pénètre dans la forteresse avec sa caravane et vend à bas prix sa marchandise (comme Rostem lors de son premier exploit)85. Ses deux sœurs, tête et pieds nus, viennent lui demander en pleurant des nouvelles de Gochtasp et d’Isfendyar ; le héros feint la mauvaise humeur, mais frère et sœurs ne s’en reconnaissent pas moins. Sous prétexte d’une fête, il enivre la garnison et allume sur le rempart un grand feu pour avertir ses troupes qui attaquent aussitôt ; lui-même ouvre les caisses où sont cachés ses guerriers, rejoint Arjasp, roi de Touran, le tue et extermine son armée86.

     

    Nous trouvons donc là un héros apparenté au roi, comme Sinon le serait à Ulysse, dans certaines versions de la prise de Troie (cf. n. 4) ; il l’est également aux femmes retenues captives comme quelque peu Ulysse, qui a organisé le serment des prétendants d’Hélène87, serment qui les engageait à poursuivre tout ravisseur de la belle Tyndaride.

     

    Le héros iranien est face à une ville fortifiée, apparemment imprenable ; il a l’intelligence rusée de se déguiser en marchand, comme Ulysse selon une comédie d’Épicharme88, et d’amener avec lui d’autres guerriers également déguisés ou cachés (comme ceux du Cheval de Troie qu’Ulysse amène avec lui !) ; il se fait bien voir de la population, en vendant à bas prix sa marchandise, comme Sinon tente d’apitoyer – avec succès !- les Troyens.

     

    Il rencontre les femmes enlevées par le souverain de cette forteresse (en l’occurrence ses sœurs ; donc il y a un lien de parenté entre le héros et les femmes), et finalement se fait reconnaître, du moins par elles, comme Hanumat et Ulysse le font, l’un par Sîta, l’autre par Hélène.

     

    Il trompe la garnison grâce à du vin, et l’endort89. Il donne le signal à ses troupes qui l’attendent à l’extérieur, comme Sinon le fait avec les Grecs stationnés à Ténédos ; l’attaque commence et lui-même ouvre les caisses qui correspondent parfaitement au Cheval de Troie ; il tue le méchant roi et extermine l’ennemi, comme Râma le fait avec Râvana et les Râkshasas et comme le font les Grecs avec Pâris (son meurtrier est Philoctète) et Troie.

     

    Se déguiser en marchand(s) pour investir une ville ou un camp, c’est une ruse que nous trouvons dans d’autres pages du Livre des Rois, comme nous l’avons trouvé dans l’histoire grecque de l’époque hellénistique, dans les récits épiques irlandais et français du Moyen Âge, comme nous le verrons par la suite pour ces derniers.

     

     

     

    8b. Rostam, fils de Zâl face au seigneur du Sépand.

     

     

     

    Ainsi, dans l’histoire légendaire des rois de Perse que raconte Firdousi, se distingue un jeune héros du nom de Rostam. Un jour, son père Zâl lui adressa les paroles suivantes : « Mon jeune lion, tu as montré tes griffes et tu es devenu un brave. Avant que ta réputation ne grandisse et ne te crée des problèmes, prépare-toi à venger le sang de Narimân, le père de ton grand-père. Sur le sommet du mont Sépand, se trouve une grande forteresse dont la cime se perd dans les nuages. Même les aigles n’arrivent pas à le survoler. Un paradis se cache dans ce lieu. Toutes les richesses et les beautés du monde y sont enfermées. Un unique chemin conduit vers la seule porte, très solide et infranchissable. Mon grand-père, un brave parmi les braves, reçut le farmân du grand roi Freidoun de conquérir cette forteresse. C’est au cours de cette mission que sa place dans le monde est devenue vide. Il y combattit pendant des années, jour et nuit. Finalement, à cause d’une grosse pierre lancée par les assiégés, le monde fut privé de ce grand Pahlawân. Mon père Sâm apprit la nouvelle avec beaucoup de tristesse. Il essaya à son tour de conquérir la forteresse, mais il ne trouva personne à combattre. Nul n’entre ou ne sort de cet endroit car les habitants n’ont même pas besoin d’un brin de paille venant de l’extérieur. À la fin, du fait d’autres responsabilités que le roi lui donna, Sâm dut lever le siège sans venger son père. Quant à moi, j'ai la responsabilité du Zaboléstân et je dois protéger la couronne d'Iran. Maintenant c’est à toi de tenter ta chance, mon fils, avec ton intelligence et ton courage. Tu es privilégié car le monde ne connaît pas encore ton nom. Déguise-toi avec ton armée en caravane de commerçants. Je t’obéirai, Père, {répondit le fils} et sois sûr que je vengerai le sang de mon grand-père. » Rostam {continue Firdousi} se prépara pour un combat dur et long. Il choisit des hommes prudents et courageux. Quand il arriva au mont Sépand, le gardien de la porte avertit le chef de la forteresse de l’arrivée d’une caravane de nombreux chameliers et dit : « Je pense qu’ils sont chargés de sel. » Le chef envoya un de ses hommes pour vérifier le contenu du convoi. L’homme descendit près de Rostam et lui demanda de quoi étaient chargés les chameaux et pourquoi les charges étaient fermées. Rostam lui dit : « Dis à ton illustre maître que nous n’avons que du sel. » Quand le chef entendit le message, heureux d’avoir bientôt du sel, il ordonna d’ouvrir la porte. Une fois dans la ville, Rostam se présenta devant le grand chef et lui fit toutes les politesses et grâces requises, puis lui présenta ses charges de sel. Le maître lui dit : « J’accepte ton sel et te rends ton salut. » Le beau jeune homme descendit ensuite au bazar avec ses chameliers. De toutes parts les hommes, les femmes et les enfants de la forteresse se rassemblèrent autour de Rostam qui leur vendit des habits, ou leur donna de l’or ou de l’argent. Il discuta de sujets variés avec eux en usant de tous ses charmes. Dès que l’univers fut plongé dans le noir, Rostam commença l’attaque avec ses braves. Le grand chef en fut averti mais n’eut pas le temps d’agir. La bataille entre Rostam et lui se termina par sa mort sous la lourde masse de Rostam. La guerre entre les deux groupes se poursuivit jusque tard le matin, transformant la terre en rubis de Badakhshan. En parcourant tout le domaine, Rostam aperçut un édifice de pierre avec une porte dans une grande salle ouverte d’une large coupole. À l’intérieur, ils trouvèrent de l’or et des joyaux. Rostam s’étonna : « Il me semble que toutes les mines d’or et toutes les perles des mers du monde sont amassées ici. » Rostam écrivit une lettre à son père (dans laquelle) il racontait la conquête de la forteresse… »90.

     

    Les ruses de Rostam et d’Isfendyar se ressemblent : pour pénétrer dans une forteresse « impénétrable », ils se déguisent en chameliers, apportant aux gens de la forteresse ce qui leur manque (ici, le sel), les mettant en confiance ; quant à Rostam, il fait rentrer pour ainsi dire une armée dans la place forte ! Mais au lieu de délivrer des femmes liées à la souveraineté, Rostam s’approprie uniquement des richesses91.

     

     

     

    8c. Ardeschir imitateur d’Isfendyar.

     

     

     

    Le Livre des Rois raconte aussi la ruse dont usa Ardeschir pour venir à bout du fameux ver d’Heftwad. Ce ver qu’une fille d’Heftwad avait trouvé dans une pomme en la croquant et qu’elle n’avait pas avalée, porta bonheur tout d’abord à la « croqueuse de pomme », puis à sa famille et surtout à son père Heftwad qui acquit, grâce à cet invertébré, une puissance tyrannique92. Pour se débarrasser de ce ver et de sa domination, « Ardeschir partit pour faire la guerre au ver, et toute son armée était décidée à cette lutte ; il emmena un corps de douze mille hommes, des cavaliers expérimentés et ayant fait la guerre. Lorsque son armée dispersée fut réunie, il la conduisit dans un lieu entre deux montagnes. Il y avait là un homme, du nom de Schehriguir, homme intelligent et commandant de l’armée du roi ; Ardeschir dit à ce Pehlewan : « Reste ici tranquillement, envoie jour et nuit des rondes de cavaliers prudents et habiles à reconnaître les routes, établis des guetteurs et des gardes de nuit, pour qu’ils veillent à la sécurité de l’armée, jour et nuit. Je vais maintenant tenter une ruse, à l’exemple d’Isfendiar, mon ancêtre, et quand tes guetteurs verront le jour une fumée, ou la nuit un feu semblable au soleil qui éclaire le monde, vous saurez que le ver est mort, que son étoile, ses jours et ses ruses son passées. Il choisit sept hommes parmi les grands, des hommes vaillants, des lions dans le combat ; il ne confia son secret à aucun de ses confidents, ni même au vent de l’air ; il choisit dans son trésor beaucoup de pierreries, des draps d’or, des pièces d’argent et toute sorte de choses, et n’hésita pas à prendre ce qu’il avait de plus précieux ; puis il remplit de plomb et d’étain deux caisses, plaça dans ses bagages un chaudron de bronze qui lui était indispensable pour son plan. Ayant ainsi préparé l’exécution de ses ruses, il demanda au chef de ses écuries dix ânes, et mit un vêtement en laine grossière comme celui des âniers ; mais sa charge était de l’or et de l’argent. Il partit, le cœur inquiet, et méditant des moyens de réussite, et se dirigea de son camp vers le château (où résidait le ver d’Heftwad), accompagné des deux jeunes paysans qui lui avaient donné l’hospitalité (et qui lui avaient conseillé l’emploi de la fraude, car le ver, disaient-ils, est de l’essence d’Ahriman93). Il les choisit parmi sa cour et les prit avec lui, car ils étaient ses amis et ses conseillers. Lorsqu’ils furent arrivés devant le château, ils s’arrêtèrent sur la hauteur pour respirer. Or, il y avait soixante hommes chargés du service du ver, dont pas un ne négligeait sa besogne ; un d’eux aperçut Ardeschir et dit à haute voix : « Qu’est-ce que contiennent ces caisses ? ». Le roi lui répondit : « J’apporte toute espèce de marchandises, des ornements, des vêtements, des objets d’or et d’argent, du brocart, de la monnaie, des soieries et des pierres fines ; je suis un marchand de Khorasan, je me donne de la peine et ne me repose jamais. Par la grâce du ver, j’ai de belles choses, je suis heureux d’être arrivé devant son trône, et ne saurais trop lui témoigner ma vénération, car j’ai prospéré par son influence heureuse ». Le serviteur du ver fit part aux autres de ce secret ; ils arrivent à l’instant la porte du château ; Ardeschir entra avec ses ânes et leurs charges, forma un magasin, s’empressa d’ouvrir un des paquets et offrit les présents indispensables. Il plaça devant les serviteurs du ver une nappe en cuir telle que les âniers s’en servent, défit les cordes des caisses, apporta les clefs et remplit de vin une coupe ; mais tous ceux qui avaient à préparer le dîner du ver et à le nourrir de lait et de riz, détournèrent la tête de la coupe de vin, disant que c’était leur tour de service et qu’ils ne devaient pas s’enivrer. À ces paroles, Ardeschir se leva vivement, disant : « J’ai beaucoup de lait et de riz, et si le chef des serviteurs du ver veut le permettre, je serai heureux de le nourrir pendant trois jours, car j’espère que cela me rendra célèbre dans le monde, et que je profiterai de la bonne étoile du ver. Buvez donc pendant trois jours du vin avec moi, et le quatrième, lorsque le soleil qui illumine le monde, aura paru, j’établirai un grand magasin dont le toit sera plus élevé que les murs du palais ; car je suis marchand et cherche des acheteurs, et je veux me faire honneur aux yeux du ver ». Ce discours lui fit atteindre l’objet de ses désirs ; ils lui répondirent : « Eh bien ! Charge-toi du service ». L’ânier se rendit agréable de toutes les manières, il fit asseoir ces hommes, la coupe en main, ils burent et s’enivrèrent, et de serviteurs du ver ils devinrent serviteurs du vin. Lorsque les coupes de vin eurent rendu paresseuses leurs langues, le roi alla avec ses anciens hôtes, chercha l’étain et le chaudron en bronze, alluma du feu au grand jour, et lorsque l’homme du dîner était arrivé, on lui préparait pour nourriture de l’étain en fusion. Il fit sortir de sa bouche une langue qui ressemblait à une cymbale, comme il avait l’habitude de faire quand il mangeait du riz ; le jeune homme lui versa l’étain dans le gosier, et le ver s’évanouit dans son réservoir, puis il sortit de son gosier un bruit tel, que sa fosse et tout autour de lui en fut ébranlé. Ardeschir et les jeunes gens s’élancèrent comme le vent, armés d’épées, de massues et de flèches, et aucun des serviteurs ivres du ver n’échappa en vie de leurs mains. Puis le roi fit naître une fumée noire sur la terrasse du château, pour donner au chef de son armée le signal de sa réussite…»94.

     

    Ardeschir Babekan, fils de Sasan, l’homme à qui le xvarenah royal se présenta sous la forme d’un bélier d’or95, fait explicitement référence au stratagème que nous avons vu employé par Isfendyar : recours au déguisement et à l’identité de marchand (âniers au lieu de chameliers) – ainsi que pour ses compagnons -, riches marchandises et vin présentés en appât (mais absence de fêtes), gain de la confiance par des paroles appropriées, lesquelles sont à double entente, avantage tiré de l’ivresse des protecteurs de l’ennemi, dissimulation des moyens servant à tuer l’adversaire (ici, pas de compagnons d’armes dissimulés sous les marchandises) ; délivrance d’un ennemi, mais il n’est point question de femmes enlevées. Cet épisode se passe dans un temps un peu fantastique (un ver extraordinaire !), que nous pourrions considérer assurément comme légendaire ou mythique, donc en dehors du temps historique.

     

    Le déguisement en marchand est, nous l’avons plus haut, aussi employé, selon Frontin, par le Lacédémonien Aristippe pour ses soldats qui assiégeaient Tégée et par les Irlandais dans l’histoire narrée par le Boroma de Leinster (cf. n. 27), ainsi que, nous le verrons plus bas, par Guillaume d’Orange, le héros du Charroi de Nîmes, lors du siège de Nîmes.

     

     

     

    8d. Gharoun, bras droit deMinu-Chèhr, contre Salm le riche.

     

     

     

    Le déguisement est encore employé par le héros iranien Rostam du Livre des Rois ; ainsi, lors d’un des nombreux conflits qui opposent Iraniens et Turcs et leurs souverains respectifs, en l’occurrence ici Key Kâwous et Afrâsyâb, « Rostam demanda au roi la permission de se déguiser en Turc : « Je veux m’informer sur leurs capacités. – Fais donc le nécessaire et que Dieu te garde ». Arrivant auprès du Déj {la forteresse}, il entendit le bruit de la fête des Turcs. Il franchit le mur du Déj, puis passant devant des gardes et des guerriers se rendit au lieu de la fête. Il vit Sohrâb assis sur un trône et fut très impressionné par sa beauté, son allure, sa jeunesse et surtout par sa fière apparence. Au même moment, Jendéh-Razm, l’oncle de Sohrâb, qui l’accompagnait sur l’ordre de sa sœur Tahmineh, quitta le banquet. Quand il aperçut Rostam dont la stature lui était inconnue dans l’armée turque, il s’écria : « Qui es-tu ? Viens vers la lumière que je puisse te voir ». Mais Rostam le frappa à la gorge et fit sortir l’âme de ce guerrier, dont le nom signifiait « Terrible au combat ». L’absence de Jendéh-Razm se prolongeant, Sohrâb demanda où était allé son oncle. Quelqu’un partit à sa recherche et le trouva à terre, mort. À son cri, Sohrâb se précipita près de son oncle et dit à ses Grands : « Mes braves, le loup est entré dans notre troupeau pour essayer d’examiner nos chiens de garde et la puissance de nos hommes. Soyez sur vos gardes ce soir, demain je vengerai mon oncle aux dépens des Iraniens ». Sur le chemin du retour, Rostam rencontra Guive qui surveillait les vigies et tous deux allèrent auprès du roi l’informer de ce qui était arrivé »96. Rostam agit donc comme Hanumat et Ulysse (qui vont espionner, l’un, Lankâ, l’autre, Troie) et revient dans son camp ; mais si nous avons ici le motif du déguisement, nous ne rencontrons pas celui du « Cheval de Troie ».

     

    En fait, ce dernier se rencontre aussi lors de « la guerre (qui eut lieu) entre Minu-Chèhr et ses oncles Salm et Tour. Tour fut le premier tué au combat. Salm se retira dans la forteresse impénétrable d’Alanan. Minu-Chèhr connaissait le secret de cette forteresse et le confia à Gharoun en lui demandant conseil. Gharoun lui dit que la bague de Tour, qu’il avait recueillie après la mort de ce dernier, pouvait à l’aider à entrer dans la forteresse si le roi la lui confiait. Minu-Chèhr lui confia la bague. Avec l’aide de Schirouyé et de Gocht-Asp et avec six mille hommes choisis parmi les plus renommés de son armée, Gharoun se mit à l’œuvre. Il confia le commandement de tous ses hommes à Schirouyé en lui disant : « Je vais me déguiser et me présenter comme un messager devant le commandant de la forteresse. En lui montrant le sceau de la bague de Tour, je demanderai à voir Salm qui ne sait pas encore que Tour est tombé. Aussitôt dans la forteresse, je vous donnerai le signal avec mon étendard hissé sur mon épée. Vous avancerez en toute hâte car je connaîtrai le secret de la forteresse et la porte sera ouverte ». C’est ainsi que la forteresse fut prise. Salm put s’enfuir, mais Minu-Chèhr le suivit et le tua lors d’un combat à l’épée »97.

     

    Cet épisode de l’histoire légendaire iranienne commence en fait par un crime : fils du roi Freidoun, Tour qui a reçu de son père « le Tourân, situé à l’est de l’Iran d’alors et incluant les Turcs d’Asie centrale et une partie de la Chine d’aujourd’hui »98, et Salm, qui a reçu Roum et tout l’Occident dont il était le roi, tuèrent leur frère cadet Iradj ; celui-ci, en raison de sa dignité et de son courage, avait reçu l’Iran, couronne de la suprématie des héros. La motivation de leur crime était la haine et la jalousie, car « le partage effectué par leur père leur avait déplu, et ils considéraient avoir été lésés par lui ». Le roi Freidoun eut un arrière-petit-fils, auquel il donna le nom de Minu-Chèhr « visage divin », et le pouvoir, une fois devenu bel homme. Ce jeune roi décida de venger le meurtre de son père ; ses oncles, par leur fratricide, se sont, nous semble-t-il, comportés en ennemis, et donc en étrangers. Il fait appel à Gharoun ; celui-ci, comme Hanumat et Zôpyre, n’appartient pas à la famille royale, mais est un allié d’importance, puisqu’il fait partie des Grands du pays ; ce n’est donc pas le roi, ni un membre de la famille qui accomplit la mission dangereuse99. Gharoun recourt également au déguisement, ici en messager, car la bague du roi Tour, qui vient d’être tué, peut l’aider à monter ce stratagème. De plus il profite de l’ignorance de Salm, comme Sinon le Grec, le Lacédémonien Sthénippos, le roi romain Tarquin le Superbe, le wisigoth Alaric et Hasting le Viking profiteront respectivement de celle, un peu naïve ( !), des Troyens qui croient les Grecs partis, des Tégéates et de leur naïveté, des Gabiens, des Romains (cf. n. 18), et des habitants de la ville italienne de Luna100.La ruse de Gharoun correspond parfaitement au motif du « Cheval de Troie » ; si la forteresse d’Alanan ne paraît pas être détruite, Salm, le meurtrier survivant est tué par Minu-Chèhr, et le royaume reste entre les mains d’un dynaste juste101

     

    La ruse de Gharoun nous semble s’imposer d’autant plus avec le personnage du riche qu’est Salm. Il faut savoir que, lors de la division de monde par Ferīdūn entre ses fils, ceux-ci avaient reçu, chacun, un tiers de l’Empire en raison du choix des valeurs qu’ils avaient fait. Ce choix, mentionné brièvement par la plupart des écrits pehlevis comme le Dēnkart ou le Bundahišn, est détaillé par l’Āyātkār i Ĵāmāspik dont nous possédons maintenant le texte pehlevi reconstitué, à partir de la transcription parsie, par Messina. Voici le passage relatif aux trois fils de Ferīdūn ; nous y lisons : « De Frētōn naquirent trois fils : Salm, Tōz, et Ērič étaient leurs noms. Il les convoqua tous les trois pour dire à chacun d’eux : « Je vais partager le monde entier entre vous, que chacun de vous me dise ce qui lui semble bon, pour que je le lui donne ». Salm demanda de grandes richesses (vas-hērīh), Tōz la vaillance (takīkīh), et Ērič, sur qui était la Gloire kavienne (xvarrēh i kayān), la loi et la religion (dāt u dēn). Frētōn dit : Qu’à chacun de vous advienne ce qu’il a demandé ». Il donna la terre de Rome (zamīk i Hrōm) jusqu’au bord de la mer à Salm ; et le Turkestan et le désert, jusqu’au bord de la mer, il les donna à Tōz ; et l’Erānšaθr (l’empire d’Iran) et l’Inde, jusqu’au bord de la mer, échurent à Ērič. À un moment [inopportun ?], Frētōn enleva de sa tête la couronne et la posa sur la tête d’Ērič en disant : « Ma Gloire est assise sur la tête d’ Ērič, jusqu’au matin de la Rénovation de tout le monde vivant ; ô toi, que la royauté et la souveraineté sur les enfants de Tōz et de Salm appartiennent à tes enfants ! ». Voyant comment les choses se passaient, Salm et Tōz dirent : « Qu’a fait Frētōn notre père qui n’a pas donné le commandement à son fils aîné, ni à son fils puîné, mais à son fils cadet ? Et ils cherchèrent un moment favorable et tuèrent leur frère Ērič … ». On ne saurait exprimer la répartition fonctionnelle d’une manière plus claire. Salm incarne la richesse, Tōz est guerrier, Ērič choisit la loi et la religion. Il sera roi et ses descendants règneront sur les descendants de Tōz et de Salm102.

     

    De plus, le Livre des Rois103 introduit ce « partage du monde autrement, par une épreuve au cours de laquelle chaque personnage se définit par une attitude caractéristique devant un péril, attitude qui correspond, psychologiquement, au choix de la variante précédente. Voici le résumé qu’a donné Molé de ce texte abondant : « Ayant envoyé ses trois fils dans le Yémen, Ferīdūn attend impatiemment leur retour. Pour les éprouver, il se change en dragon et va à leur rencontre. Voyant le dragon, l’aîné de trois frères n’attend pas longtemps pour se sauver. Le second, intrépide, veut engager le combat sans tarder. Quand il faut combattre, qu’importe que ce soit un lion furieux ou un cavalier plein de bravoure ? Mais c’est le plus jeune qui adopte la conduite la plus digne. Les fils du roi Ferīdūn s’abaisseraient-ils jusqu’à combattre un dragon ? Si celui-ci avait entendu parler de lui, il aurait dû se retirer sans tarder. Un crocodile ne doit pas se mettre dans la voie des lions. Content de ses fils, Ferīdūn se retire. À leur arrivée, il leur dévoile le secret et leur donne des noms en accord avec l’attitude qu’ils avaient adoptée. L’aîné qui s’était sauvé reçoit le nom de Salm ; le second, ardent et vaillant, celui de Tūr, le lion courageux qu’un éléphant furieux ne saurait vaincre. Mais c’est au plus jeune, hardi et prudent, que va toute la gloire et Īraĵ est un nom digne de lui… ». Cet extrait de Firdousi104 met en valeur notamment la troisième fonction caractéristique de Salm – richesse et lâcheté105 ; comme celui-ci « se dérobe » devant les armes notamment, il n’y a aucun autre moyen pour le surprendre que la ruse.

     

    Cette constatation rejoint ce que nous voyons avec Hanumat et Râma preneurs de la riche Lankâ106, avec Isfendyar preneur de Rôyîndiz et libérateur de ses sœurs, avec Rustam preneur de la riche Sépand, avec Ulysse destructeur de la riche Troie et libérateur d’Hélène, avec Alaric conquérant de la riche Rome (cf. n. 18) et avec Hasting preneur de la marmoréenne Luna (cf. n. 19).

     

     

     

    9. Guillaume Fierabras s’empare de Nîmes aux mains des Sarrasins.

     

     

     

    Dans sa monumentale Histoire de la Poésie Française, R. Sabatier écrit dans le tome premier consacré à La Poésie du Moyen Age107 : « Anonyme, le Charroi de Nîmes (milieu du XIIe siècle) évoque le cheval de Troie. Guillaume, pour enlever la cité aux Sarrasins, y introduit par surprise mille chariots contenant des tonneaux où le sel est remplacé par des guerriers. Tandis qu’il charme le roi ennemi par ses propos, les soldats se préparent. Guillaume assomme le païen, sonne du cor et la bataille commence. Nîmes sera prise »108 ; puis il ajoute : « Dans les parties héroïques de la Prise d’Orange109, on retrouve le Guillaume rusé du Charroi de Nîmes : il pénètre déguisé dans la ville. Il en est ainsi dans la plupart des branches : siège de Barbastre, avec pour héros le frère de Guillaume, Beuve ; dans Guibert d’Andrenas, le fils d’Aimeri assiège Andrenas ; dans la Mort d’Aimeri, il s’agit du siège de Narbonne ; Foulque de Candie se joue autour de la conquête de Cadix »110.

     

    La ruse de Guillaume de se déguiser en marchand111 et de s’introduire dans Nîmes occupée, amenant des tonneaux remplis d’hommes armés, ressemble à celle où Isfendyar dans le Livre des Rois de Firdousi s’introduit aussi comme marchand dans la citadelle touranienne, accompagné de soldats cachés dans des caisses, mais il n’y a ni femmes enlevées par les Sarrasins, ni enjôlement fallacieux du roi maître de la ville. Qui plus est, Guillaume, comme p. ex. Ulysse débarquant à Ithaque, se donne un autre nom, à savoir Tiacre, qu’Otrans le roi sarrasin considère être « de pute gent »112, c’est-à-dire de personne infâme. Toutefois le déguisement en marchand et le pseudonyme n’abusent pas longtemps le Sarrazin, puisque ce dernier croit reconnaître Guillaume au court nez, fils d’Aimeri de Narbonne113 ; effectivement, Guillaume sera reconnu par le sarrasin Harpins, le frère d’Otrans. S’en suivra d’abord l’assassinat d’Harpins, puis un combat « homérique » où les preux barons français sortiront de leurs tonneaux et répandront la mort parmi les rangs des « Infidèles »114.

     

    Cette prise de Nîmes par ruse est-elle un fait historique ou mythique ? Le Guillaume d’Orange des chansons de geste française a eu en fait comme prototype historique un certain Guillaume, comte de Toulouse, cousin de Charlemagne, qui mourut en 812, deux ans avant l’empereur à la barbe fleurie115 ; d’autre part, nous savons parfaitement que Charles Martel chassa définitivement grâce à sa victoire à Poitiers en 737 les Arabes de France116. C’est pourquoi, le personnage historique n’a pu accomplir l’exploit du héros épique117 ; et l’on a remarqué depuis longtemps qu’entre les événements « attribués par les auteurs du Couronnement de Louis et du Charroi de Nîmes au couronnement de Louis le Pieux » et ceux, « très réels, qui ont marqué en 1131 l’association du futur Louis VII à la couronne » de France existe un parallélisme qui prouvent le caractère fictif des premiers118. Les auteurs ou les sources du Charroi de Nîmes et de la Prise d’Orange ont pu reprendre aux Maures chassés du Midi, l’histoire de la prise d’une ville par un héros rusé déguisé en marchand et transportant des tonneaux remplis…de soldats, comme l’avaient fait dans l’Antiquité les Romains, qui avaient repris aux Gaulois qu’ils avaient affrontés à Rome même et en Italie du Nord aux IVe et IIIe siècles av. J.-C. certains thèmes religieux119. Quant à la Prise d’Orange, Cl. Lachet a démontré qu’elle était une parodie courtoise d’une épopée120, et cette chanson de geste sans geste n’apporte rien de plus au thème que nous pensons avoir découvert dans certaines épopées indo-européennes ou narrations historiques inspirées de celles-ci.

     

    Toutefois, le Charroi de Nîmes permet de préciser le sens du déguisement du guerrier rusé. « Un personnage épique, le plus souvent un héros masculin, revêt un harnois ou un accoutrement qui n’est pas le sien ; ainsi travesti, il peut côtoyer sans danger ses adversaires et prendre sur eux un avantage », écrit avec raison Fr. Suard121. « Tel est », continue-t-il, « dans son principe, le motif du déguisement, qu’on rapprochera du sarcasme épique : vaincu par la force et par la vaillance du héros, l’adversaire (…) est également victime de l’ingéniosité du bon chevalier : blessé ou tué, il peut encore être rendu ridicule. On comprend, dans ces conditions, que le motif du déguisement, loin de nuire à la valeur épique, puisse la mettre en valeur grâce à l’utilisation d’un registre essentiellement comique » ; cette dérision, nous ne pensons pas qu’elle existe dans les épopées que nous avons analysées, même si elles montrent un ennemi quelque peu naïf. Fr. Suard enchaîne en disant : « cependant l’étude de quelques chansons du cycle de Guillaume d’Orange permet de révéler une autre perspective. Dépassant la fonction traditionnelle du déguisement – duper l’adversaire – le poète des Enfants Vivien ou d’Aliscans nous invite, grâce à ce motif, à réfléchir sur l’identité du héros épique. Par le décalage qu’il instaure entre une image prévisible du héros – celle à laquelle d’autres textes nous ont habitués – et celle que produit le travestissement, il déplace toute limite imposée au personnage de chanson de geste. C’est ce travail que nous allons suivre », écrit Fr. Suard, « sur quelques exemples. Sans doute, dans plusieurs chansons du cycle, le motif relève bien de la conception habituelle. Avec le déguisement de Guillaume en marchand dans le Charroi de Nîmes ou celui du même Guillaume en Sarrasin dans la Prise d’Orange, il s’agit de tromper la vigilance des païens, soit afin de pénétrer dans Nîmes pour prendre la ville, soit afin de s’approcher d’Orable. Le travestissement est décrit avec minutie, qu’il s’agisse de Guillaume (…) ou de tous ceux qui utilisent ce stratagème. C’est donc une sorte de prise d’habit, un adoubement d’un nouveau genre, puisque l’on s’équipe afin de combattre l’adversaire avec des armes jusque-là inusitées. L’objectif est atteint, puisque les Français réussissent de la sorte à entrer dans Nîmes et dans Orange, et l’on rit des Sarrasins pour deux raisons : d’une part ils se sont laissés prendre – au moins pour un certain temps – au déguisement, d’autre part ils n’ont pas saisi la véritable signification du discours tenu par les chrétiens (…) Donc les païens sont dupés, mais il faut noter qu’ils ne le seront pas très longtemps ; dans le Charroi de Nîmes comme dans la Prise d’Orange, les Sarrasins découvrent l’identité du héros avant le moment où celui-ci avait l’intention de jeter le masque (…) Ainsi le déguisement, aussi habile soit-il, ne dissimule pas longtemps le héros ; on le reconnaît ou bien il est obligé de se signaler lui-même, en tout cas il se jette aussitôt dans l’action guerrière (…) Les (…) exemples utilisent le motif du déguisement dans une double perspective, stratégique : pénétrer à l’insu de l’ennemi dans la ville, et comique : faire rire aux dépens des Sarrasins. Cependant le motif laisse déjà apparaître d’autres traits : la découverte du héros sous son déguisement semble inévitable, comme si le personnage épique s’imposait malgré son masque et devait se manifester avec éclat. Apparaît donc un rapport entre déguisement et révélation du héros…L’auteur d’Aliscans a (…) utilisé d’une manière particulièrement originale les virtualités du motif du déguisement, montrant tour à tour que le travestissement – l’armure sarrasine – s’oppose au personnage réel – Guillaume, mari de Guibour -, mais que le héros ne peut vraiment se dire, et par là même échapper au masque, sans recourir à des éléments aussi typés que le déguisement : ici, par exemple, le combat inégal qui rend présente la gloire passée. La contribution propre à Aliscans consiste donc à nous faire comprendre que le déguisement est une des nombreuses figures dont le poète se sert pour suggérer la valeur épique comme ce qui est au-delà de toute représentation. Le déguisement renvoie au personnage, mais ce dernier est lui-même un masque auquel des actes, ou des paroles – d’autres figures – réussissent à communiquer la vie. Les Moniages offrent un exemple très différent, mais également intéressant. Ils créent tout d’abord, et contre le gré du héros, une situation de déguisement ; en effet Guillaume ou Rainouart ne songent qu’à embrasser, en devenant moines, une forme de vie qui leur permet de faire pénitence (…) Mais les interventions du poète ou des spectateurs, en soulignant l’inadaptation du personnage à son nouvel habit, transformant le vêtement monacal en déguisement. L’auteur de Moniages Guillaume insiste sur la dimension des effets de Guillaume (…) ou sur l’énormité des portions englouties (…) ; celui de Moniages Rainouart fait du géant un moine terrifiant (…). L’habit monacal va donc assez mal aux héros épiques ; mais d’autres désaccords, beaucoup plus profonds, vont faire du moniage un projet paradoxal. Lorsque Guillaume, dans Moniages Guillaume, s’en va acheter des poissons pour la communauté, l’abbé lui interdit d’emporter ses armes (…), ce qui conduit le héros à opposer vigoureusement état chevaleresque et état monastique (…) ou à brocarder l’habit qu’il a revêtu (…) Le motif du déguisement se prête donc ici à une mise en œuvre subtile. Il permet tout d’abord de maintenir la distance entre Guillaume et les moines, qui seraient pour leur part incapables de venir à bout des brigands, Guillaume ne respectant pas de son côté l’esprit du précepte monastique (ne défendre que ses braies, ne pas utiliser d’armes) en utilisant une massue qui, pour originale qu’elle soit, demeure une arme… ». S’il y a un habit que nos guerriers rusés ne revêtent pas, c’est assurément celui de prêtre122. Ils ne se parent de cet habit ou cette qualité de religieux, peut-être parce que le prêtre ne peut trahir les dieux dont il est le serviteur, sous peine de commettre une impiété123. Un prêtre transfuge ou traître à son camp semble devoir encourir la mort, comme nous l’avons vu dans un passage de Tite-Live (X, 40) où les pullaires romains n’ont pas révélé la vérité sur le funeste destin que les entrailles des victimes promettaient à l’armée romaine ; dénoncés par le fils du général, ces prêtres seront envoyés en première ligne et une lance mystérieuse, emblème de Mars, tuera le pullaire auteur de la supercherie, comme cela arrivera plus tard à Julien l’Apostat à la bataille devant Ctésiphon124.

     

    Un universitaire lausannois, Alain Corbellari, a pour sa part tout à fait raison de citer l’exemple de Guillaume Fierabras125. Et il conclut (p. 164) : « à la vérité, ce type de stratagème est si courant au Moyen Age qu’il n’est pas nécessaire, on l’a rappelé, de faire appel à la littérature pour en trouver des exemples. On pourrait donc dire que l’épisode antique du cheval de Troie ne représentait pour les médiévaux que l’une des modalités possibles de la prise d’une ville, modalité dans laquelle la merveille du stratagème l’emportait sur le procédé lui-même, d’où sans doute le caractère moindrement exemplaire du récit, par rapport à sa fortune antique et moderne. Mais il y a mieux : que ce motif de la prise de la ville par ruse ne soit pas exclusivement littéraire au Moyen Age n’est peut-être qu’un épiphénomène d’un mouvement plus vaste, celui qui tendrait à le ramener à un motif plus universel qui en subsumerait toutes les versions. Il existe en effet dans la littérature persane un récit dont les ressemblances avec le Charroi de Nîmes sont troublantes et qui pourrait nous mettre sur la piste d’un prototype indo-européen du motif, dont le récit homérique recueillerait peut-être lui-même certains échos (…). Que conclure ? Certes, si l’on recherche un stratagème de prise de ville mettant en scène un artefact offert mystérieusement en cadeau, on ne le trouvera pas dans les textes – occidentaux ou orientaux – du Moyen Age, sinon dans des reprises explicites de la matière troyenne. De ce point de vue précis, le motif du cheval de Troie est bien unique et n’est jamais repris dans toutes ses composantes dans des textes sans rapport avec la guerre de Troie. Il me paraît cependant permis de dire que pour les médiévaux, il n’est qu’une actualisation parmi d’autres d’un motif très répandu et reconnu comme tel puisqu’il fait partie de la réalité historique et même stratégique des hommes du Moyen Age, raison pour laquelle l’artefact, la « merveille », les retient plus, dans le récit antique que l’instrument d’une ruse par trop banale ».

     

    Nous regrettons qu’A. Corbellari n’ait point cité d’autres exemples de prise par la ruse d’une ville réputée imprenable pour emporter notre conviction et pour nier une éventuelle influence littéraire sur la narration de ce genre de prise de ville ; précisément en ce qui concerne une plausible influence littéraire, rien ne prouve que l’auteur du Charroi de Nîmes a connu, ne fût-ce que quelques bribes du Livre des Rois, par l’un ou l’autre contact avec l’adversaire musulman. Nous penchons plutôt pour un archétype mythique commun que nous appellerions « mythème du Cheval de Troie » et que chaque peuple a concrétisé à sa façon, p. ex. faux transfuges pour les Lacédémoniens, les Mèdes et les Romains126, guerriers travestis en marchands pour les Lacédémoniens (à nouveau !), les Thébains et les Perses, guerriers dissimulés dans un cheval de bois pour les Grecs, chef de guerre qui lors d’un siège d’une place forte, se fait passer pour mort et désire des funérailles religieuses dans la cité chrétienne assiégée pour les Vikings et les Normands127.

     

     

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    1 Pour Cavaignac, 1948, p. 11, les événements antérieurs à 700 av. J.-C. sont légendaires ; ainsi le retour des Héraclides (Bibliothèque d’Apollodore, II, 8, 2 ; Pausanias, Périégèse, VIII, 5, 6) ; de même le personnage de Lycurgue auquel Plutarque a consacré une biographie.

     

    2 Voir Hérodote, Histoire, I, 65-68 ; Kiechle, 1963, p. 217 sqq. Aussi Pausanias, Périégèse, III, 7, 3 et VIII, 5, 9 ainsi que 48, 4 sq. Pour le pouvoir judiciaire des éphores, voir Lévy, 2003, p. 196-197.

     

    3 Hérodote, Histoire, IX, 35, 2 ; cf. Meyer, 1972 ; Pretzler, 1999, p. 115 situe ce coup de froid entre Tégée et Sparte dans la moitié des années 460, voyant un reflet des tensions entre les deux cités dans le stratagème du Spartiate Cléandridas (il est le père du général lacédémonien Gylippe, cf. Wickert, 1969) à l’encontre de Tégée (Polyen, 2, 10, 3 : « Les principaux de Tégée étaient soupçonnés de favoriser les Lacédémoniens. Pour les rendre encore plus suspects, Cléandridas faisant le dégât dans le pays, épargna leurs possessions seules, pendant qu'il ravageait celles de tous les autres. Ceux de Tégée, transportés de colère, intentèrent une action de trahison à ces citoyens épargnés. Ceux-ci, appréhendant l'issue du jugement, le prévinrent, et livrèrent la ville à Cléandridas. Ainsi la crainte les força à rendre véritable une accusation qui n'avait pour fondement qu'un faux prétexte »).

     

    4 Épitomè de la Bibliothèque d’Apollodore, V, 15 et 19 ; Virgile, Énéide II, 57 - 294 ; Hygin, Fables, 108, etc.

     

    5 Pausanias, Périégèse, V, 13, 4 sqq.

     

    6 Proclus, dans Epicorum Graecorum Fragmenta, 37 Kinkel ; Bibliothèque d’Apollodore, Epitome, V, 13 sqq. Lichas, en qualité de agathoergos, était vraisemblablement un des plus âgés des jeunes adultes devenus hippeus grâce à sa vaillance et aussi au fait qu’il était patronné par un éraste important (cf. Lévy, 2003, p. 112 et 306).

     

    7 Meulder, 2005.

     

    8 Tite-Live, I, 53-54.

     

    9 Forrest, 1995, p. 74 – 77 et 82 – 83.

     

    10 Yates, 2005, p. 65-66, et Bolmarcick, 2007, se basant sur Aristote, fr. 592 Rose. Pour la dernière date, voir Lafond, 2002, renvoyant à Bengtson et Werner, 1975, p. 112. Voir aussi Pretzler, 1999, p. 96 et 104 où est envisagée une date plus tardive, à savoir le Ve siècle av. J.-C.

     

    11 Voir Richer, 1998, p. 542.

     

    12 Pretzler, 1999, p. 117, défend un avis contraire, arguant notamment que les combats d’Echémos, roi de Tégée, contre les Héraclides, donc contre les Lacédémoniens, prouvent la vaillance des Tégéates ; mais, dans le cas présent, la compréhension d’un oracle nous paraît, dans l’esprit d’Hérodote, une preuve d’une intelligence supérieure.

     

    13 Crahay, 1956, p. 91-92. Nous n’avons pu consulter l’article de Miletti, 2004. En opposition avec Phillips, 2003, Welwei, 2004 nie que la récupération de la dépouille d’Oreste soit une marque de l’impérialisme lacédémonien.

     

    14 C’est par la ruse d’Oibalos, l’un de leurs compatriotes, que les Spartiates obtiendront la victoire sur les Messéniens, lors de la première guerre de Messénie (Pausanias, IV, 12, 7-10 et Ellinger, 1993, p. 68-70, 261-263 et 302-309).

     

    15 Voir Ayan, 2004.

     

    16 Meulder, 2005.

     

    17 Tite-Live, I, 53-54.

     

    18 Marcel Meulder, « La prise de Rome par les Vandales » (à paraître), sur la base de Procope, Guerre des Vandales, I, 2, 14 sqq.

     

    19 Marcel Meulder, « Une ruse viking pour s’emparer d’une place forte a-t-elle une origine indo-européenne ? », à paraître.

     

    20 Voir infra.

     

    21 Ni Hérodote, ni Polyen, ce dernier étant pourtant le contemporain de Pausanias (cf. Wheeler, 2010, p.-14, ainsi que Geus, 2010) et peut-être de la Bibliothèque d’Apollodore (Stratagèmata, 3, 4 et 60, 3 ; Sirinelli, 1993, p. 329-331), ne mentionnent le don de la déesse Athéna au roi tégéate Cépheus d’une partie de la chevelure de la Méduse, chevelure censée empêcher Tégéa d’être prise par des ennemis, en les faisant fuir s’ils approchaient de ses remparts (Pausanias, 8, 47, 5 et Bibliothèque d’Apollodore, 2, 7, 3, cités par Pretzler, 1999, p. 93-94) ; seul le récit de Polyen, à notre avis, pourrait sous-entendre cette légende, puisque Sthénippos, en se faisant passer pour un transfuge, se fait introduire dans la cité de Tégée, et contournerait par conséquent l’obstacle dressé par les cheveux de la Méduse à la prise de la ville.

     

    22 Trad. P. Laederich, 1999, p. 176-177. Aristippus Lacedaemonius festo die Tegeatarum, quo omnis multitudo ad celebrandum Mineruae sacrum urbe egressa erat, iumenta saccis frumentariis palea refertis onusta Tegeam misit, agentibus ea militibus, qui negotiatorum specie inobseruati portas aperuerunt suis.

     

    23 Voir Labarbe, 1974 ; nous avons abordé ce thème de la prise de la ville ou de son acropole, lors d’une fête, dans notre thèse consacrée à la République VIII-IX, 580 b. Une archéologie d’un texte platonicien (Bruxelles, 1986), t. II, p. 151 n. 60. Nous retrouverons le thème de la ville qu’on tente de prendre par surprise dans un passage de Justin à propos de la ville phocéenne de Marseille et de ses voisins gaulois Ségobriges (Meulder, 2004).

     

    24 Aussi Frontin, Stratagèmes, III, 2, 9 : Antiochus in Cappadocia ex castello Soanda, quod obsidebat, iumenta frumentatum egressa intercepit, occisisque calonibus, eorumdem uestitu milites suos tamquam frumentum reportantes submisit : quo errore illi custodibus deceptis castellum intrauerunt admiseruntque milites Antiochi (Quand il fut en Cappadoce, lors du siège du fortin de Soanda, Antiochus intercepta des convois qui sortaient de la place pour aller chercher du blé ; il envoya frauduleusement ses soldats, comme s’ils ramenaient du blé, portant le vêtement de ceux qui avaient convoyé le charroi et qu’il avait fait tuer. Grâce à ce déguisement, ils trompèrent les gardes du fortin, y pénétrèrent et accueillirent l’armée d’Antiochus ; trad. pers.). Cet épisode dont les circonstances précises restent inconnues se situerait vers 200 av. J.-C. selon Laederich, date, p. 177 n. 12

     

    25 Firdousi, Le Livre des Rois (trad. Fr. J.Mohl), Paris, 1865, vol. IV, p. 361, 433, 465-545.

     

    26 Dans l’histoire irlandaise de la Bataille de Dún Bolg, nous apprenons que le peuple du Leinster est soumis à un tribut, nommé boroma, qu’il doit payer au souverain de l’Irlande. Pour s’en délivrer, certains jeunes gens du Leinster sont introduits subrepticement dans le camp royal, cachés dans des paniers, chargés dans trois cents attelages de douze bœufs. « Que sont-ils en train de faire, ces gens du Leinster ? » demande le roi irlandais à un homme du Leinster qui se trouve à la tête du convoi. Cet homme, en réalité un espion prêt à collaborer avec les attaquants qui sont dissimulés, répond : « Ils sont en train de vous amener de la nourriture, et jamais vous n’avez eu de repas plus satisfaisant : ils sont en train de faire bouillir leurs porcs, des bœufs, et du lard des gorets ». « Où vont-ils ? », s’écrient les hommes du roi, quand le cortège s’ébroue en direction du camp royal. « Ils vont le dire bientôt », répond-on, « les serviteurs du Leinster, chargés des provisions pour le roi d’Irlande ». Tâtant les paniers, des inspecteurs ne trouvent rien d’autre que de la nourriture.« C’est la nourriture qui vient », clame l’espion du Leinster, quand les « intrus » atteignent le milieu du camp. Les bœufs sont déchargés, des chevaux sauvages sont lâchés afin de provoquer la confusion dans le camp, et les jeunes gens du Leinster surgissent de leurs paniers et mettent en déroute les soldats du roi d’Irlande (Rees 1961, p. 125, renvoyant en n. 9 à Silva Gadelica (ed. and tr. S.H.O’Grady, London, 1892, I, p. 359 et II, p. 401) ; Stokes, 1892, p. 36 sqq. et Dillon, 1948, p. 103-114.

     

    27 La chanson de geste Le Charroi de Nîmes (v. 1070-1402 ; laisses XLIII-LIV) raconte comment Guillaume d’Orange, déguisé en marchand, parvint à arracher la cité de Nîmes des mains des Sarrasins.

     

    28Niese, 1899, p. 262 n. 5.

     

    29Benz, 1963, p. 228.

     

    30 Les années 240-239 mais dans des circonstances précises inconnues selon Laederich, 1999, p. 177 n. 11.

     

    31 Volkmann, 1969 ; aussi Kiechle, 1964.

     

    32 Dobesch, 1969.

     

    33 Polybe, Histoires, II, 46, 2 ; Plutarque, Cléomène, 4. Pretzler, 1999, p. 115.

     

    34 Cartledge et Spawforth, 1989, sont muets à ce sujet.

     

    35 II, 46, 2 (trad. P. Pédech adaptée ; la traduction de D. Roussel dans la Collection de la Pléiade, Paris, 1970, 143 ajoute indûment l’adverbe « traîtreusement » qui ne figure pas dans le texte original). Plutarque, dans sa Vie de Cléomène, ne dit rien à ce propos.

     

    36 Trad. P. Laederich, 1999, p. 177. Thebani, cum portum Sicyoniorum nulla ui redigere in potestatem suam possent, nauem ingentem armatis compleuerunt, exposita super merce, ut negotiatorum specie fallerent : ab ea deinde parte murorum, quae longissime remota erat, adparere paucos disposuerunt, cum quibus e naue quidam egressi inermes simulata rixa concurrerent. Sicyoniis ad dirimendum id iurgium aduocatis, Thebanae naues et portum uacantem et urbem occupauerunt.

     

    37 Ce serait les dates établies par Meloni, 1951, par Griffin, 1982, p. 71, et par Gehrke, 1985, p. 370-372.

     

    38 Kiechle, 1964.

     

    39 Will, Mossé et Goukowsky, 1975, t. II, p. 155 renvoyant à Xénophon, Helléniques, VII (3, 4 sqq.) et à Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XV, 70, 3. La description de la tyrannie d’Euphron par Xénophon (Helléniques, VII, 1, 44 – 46 et 3, 8) ressemble très fort à celle décrite aux livres VIII et IX de la République par Platon, puisqu’il y a passage de l’oligarchie à la démocratie, que la démocratie est installée grâce à des appuis extérieurs, qu’Euphron, nouveau άῦή, s’entoure lui aussi de mercenaires de la fidélité desquels il s’assure par des bienfaits, que les deux tyrans prennent de l’argent dans les caisses de l’État et des temples, qu’ils bannissent les oligarques, qu’ils éliminent leurs collègues et concurrents soit en les tuant traîtreusement, soit en les exilant ; qu’ils soumettent tout à leur pouvoir, réduisant en esclavage non seulement les hommes libres, mais aussi leurs concitoyens ; qu’ils punissent de mort, d’exil, de confiscation les gens de bien, et que même chassés de leur cité, ils trouvent des alliés pour les y ramener au pouvoir ; tous deux sont assimilés à des traîtres et des déserteurs. La question se pose si Platon a transposé la tyrannie d’Euphron à celle qu’il décrit dans la République (alors ce dialogue daterait de 365, ce qui paraît fort improbable), ou si Xénophon s’inspire de la peinture platonicienne de la tyrannie pour l’appliquer à Euphron (Lewis, 2004 n'aborde pas cette question). Sur Euphron, voir aussi Whitehead, 1980, et Mandel, 1977.

     

    40 Respectivement p. 228 et 177 n. 13.

     

    41V, 16, 3 (trad. pers.) ainsi qu’Énée le Tacticien (29, 6). έ ὰ ί ῆ ό ῦ ί έ ὐὸὲ ὰ ῆ ά ῖ ῖ ὲ ύ ώ ὁῶ ἔ ἱὲ ύ έ ὸ ῦ έ ίὲἀέὐῶὀίὶὡἐίἀὸῦί ὸ ἀὰ ἐί ἥ ῾ ὲ έ ἐὶ ὸ ῖ ἐώ ῷ έ ὶ ἦ ἑέ έ ῇ ό ὺ ύῳ ῷ ἱ ὲ ὶ ὸ έ ὸ ὸ ό ὁή ῖ ἐῶ Ἐ ῦ ί ὲ ῦ ύ ἀά ἱ ὁῖ ὸ ύ ὸ έ έ

     

    42 Pour Wheeler, 2010, p. 31 notamment, « Although on the conventional interpretation Polyaenus did not use Frontinus but both independently consulted a common sources or sources, Polyaenus cannot have been ignorant of Frontus’ work. Polyaenus, a pleader in Roman courts, knew Latin ; a language barrier is no excuse. Rather, Polyaenus, well aware of Frontinus’ work, chose to do something new… ».

     

    43 Beck, 2000 ; Buckler, 1980, p. 134, ainsi que Buckler, 1989.

     

    44 C’est la version de Lippold, 1923 ; aussi Laffont et Olshausen, 2001.

     

    45 Diodore de Sicile, XV, 78, 4 – 79, 1, et surtout Mackil, 2008 ; aussi Buckler, 1998, et Jehne, 1999.

     

    46 Mais, dans l’absolu, ce texte de Polyen ne permet pas de savoir avec précision si Thèbes disposait en 369 ou en 366 d’une flotte armée. Pretzler, 2010, p. 91 souligne les confusions commises par Polyen, et p. 97, ses imprécisions chronologiques.

     

    47 Sur Épaminondas dans les Stratagèmes de Frontin, voir I, 11, 6 et 16, ainsi que 12, 5-7 ; II, 2, 12 et 5, 26 ; III, 11, 5 et 12, 3 ; IV, 2, 6 et 3, 6.

     

    48 Garlan, 1974, p. 180.

     

    49 Hunter et Handford, 1927, p. xxxi n. 3 (cité par Garlan, 1974, p. 179-180 n. 8).

     

    50 Cette prise de Sicyone fut donc éphémère, puisque dès 368 Euphron, à ce moment-là « pro-lacédémonien », établit sa tyrannie ; cet échec momentané poussa peut-être les Thébains à se doter d’une marine de guerre (cf. n. 40) et servit d’exemple aux Arcadiens pour s’emparer du port de Sicyone en 366 (cf. n. 36). Polyen consacre 15 paragraphes à Épaminondas dans ses Stratagèmata (II, 3, 1-15), dont le livre II précisément semble avoir pour source Éphore (Meister, 2001), car cet historien de Cumes admire fortement Épaminondas (voir aussi Bianco, 2010, p. 69-84).

     

    51 Respectivement Xénophon, Helléniques, III, 1, 8, et Polyen, Stratagèmes, III, 9, 32.

     

    52 XXVIII, 6-7 ; trad. A.-M. Bon, C.U.F.

     

    53 Démosthène, Contre Aristocrate, 176-177, et Aristote, Pol., V, 1306 b 31.

     

    54 Cet événement ne peut être daté.

     

    55 Pausanias, I, 40, 5 ; Diogène Laërce, I, 46 et 62 ; Élien, Histoire Variée, VII, 19 ; Démosthène, Discours, XIX, 251 et LX, 50 ; Diodore de Sicile, IX, 1, 1 ; Justin, Histoires Philippiques, II, 8, 1 ; Frontin, II, 9, 9 (cf. IV, 7, 13).

     

    56 Plutarque, Solon, 8, 4 – 9, 7 (trad. R. Flacelère, C.U.F.).

     

    57 Nous retrouvons ces deux manœuvres dans l’investissement par Alcibiade de la ville de Byzance qui avait fait défection à l’égard d’Athènes. Plutarque dans sa biographie du célèbre Athénien écrit : « Anaxilaos, Lycurgue et quelques autres étant convenus avec (Alcibiade) de lui livrer la ville, à condition qu’elle serait sauve, (Alcibiade) fit courir le bruit qu’il était appelé en Ionie par une révolution qui s’y fomentait, puis il partit de plein jour avec toute sa flotte ; mais il revint pendant la nuit, débarqua lui-même avec les hoplites, s’approcha des murs et se tint tranquille, tandis que les vaisseaux, cinglant vers le port, en forçaient l’entrée au milieu des cris et d’un immense tumulte. Ils effrayaient ainsi les Byzantins par cette attaque inattendue, en même temps qu’ils donnaient aux partisans d’Athènes un moyen sûr d’introduire Alcibiade, par ce que tout le monde s’était porté vers le port et la flotte. Cependant le succès ne fut pas obtenu sans combat, car les Péloponnésiens, les Béotiens et les Mégariens présents à Byzance mirent en fuite les troupes débarquées des vaisseaux et les forcèrent à remonter à bord. Puis, s’étant aperçus que les Athéniens étaient entrés dans la ville, ils se formèrent en ordre de bataille et marchèrent à leur rencontre. Un violent combat s’engagea, où Alcibiade, qui commandait l’aile droite, et Théramène, qui commandait l’aile gauche, remportèrent la victoire (Alcibiade, 31, 3 – 5 ; trad. R. Flacelière et Em. Chambry, C.U.F.). Mais ici il y a trahison d’un Byzantin allié des Lacédémoniens (cf. 31, 7 – 8), échec de la manœuvre maritime, mais succès de l’engagement terrestre.

     

    58 Plutarque, Solon, 32, 4. Selon Juhász, 2008, Solon oeuvrait seulement à la reconquête de l’île de Salamine, mais ne s’en serait pas emparé.

     

    59 Strabon, Géographie, IX, 1, 10 attribue à Pisistrate la paternité de la conquête de Salamine. Leitao, 1999, p. 248-249, 252, 254-256, 259, 263-264, 267 et 268, penche à juste titre, davantage pour l’aspect mythique qu’historique de ce conflit entre Athènes et Mégare décrit par la première version plutarquéenne.

     

    60 IV, 7 -11 ; trad. C.U.F.

     

    61 Sur la prise de Nisaia par Pisistrate, voir Hérodote, I, 59. Voir Schaffermeyer, date, à la suite de Toepffer, 1886, 27 sqq.

     

    62 L'Homme-Wéry, 1996, p. 171 renvoyant à la n. 3 de la p. 127 et aux pages 184-191. Sur ce conflit athéno-mégarien, voir Wickersham, 1991.

     

    63 Meyer, date.

     

    64 Hérodote, VI, 83.

     

    65 « Halieis », dans PW 7, col. 2246-2247.

     

    66 Hérodote, VII, 133-137.

     

    67 Voir Andrea Mariggio, 2007.

     

    68 Sur la croyance d’Hérodote dans le châtiment divin, voir Harrison, 2002,

     

    69 Moralia, 548A – 568A.

     

    70 Plutarque, Agésilas, 24, 4-8.

     

    71 Nous n’avons pu consulter l’ouvrage de Mc Allister, 1973.

     

    72 Apollodorus. The Library, London – New York (Coll. Loeb), 1921, II, 229 – 231.

     

    73 Van Deursen, 2000, p. 56.

     

    74 Cette dernière date est donnée par l’ouvrage collectif Geschiedenis van Breda. II Aspecten van de stedelijke Historie 1568-1795, Schiedam, 1977, 44-45 renvoyant, à la n. 186, à GAB H 1568 f 145, 145 v ; Roest van Limburg, Kasteel, 95 ; Hallema, De oudste gedrukte bronnen der Bredase turfschiphistorie ; Cerutti, Breda en de Spaanse versterkingen bij Terheyden in 1590, ainsi qu’à l’ouvrage populaire de D. Wijnbeek, Het turfschip van Breda, Assen, 1941. Mais la précision bibliographique fait défaut à cet ouvrage.

     

    75 Selon Van Deursen, 2000, Adrien van Bergen, par son approvisionnement fréquent de la garnison espagnole de Breda en tourbe séchée, avait gagné la confiance des soldats, si bien que sa cargaison n’était plus minutieusement examinée.

     

    76 Cet événement fut aussi narré par Watson, 1785, 4e éd., livre XXI, vol. III, 157-161.

     

    77 Kikkert, 1985, p. 40-41.

     

    78 Van Deursen, 2000, p. 56.

     

    79 Baldick, 1994, p. 106 signale ce rapprochement de façon très brève et des plus superficielles. Sur d’autres points communs, voir Wikander, 1953, p. 377-393.

     

    80 De Vries, 1961, p. 154.

     

    81 Miller, 2000, 15 (et n. 36) et 40. Voir aussi l’article de Huart et Massé, 1965, Molé, 1953, ainsi que Davidson, 1985.

     

    82 Davidson, 1998, et Davis, 1996.

     

    83 Firdousi, Le Livre des Rois (trad. Fr. J.Mohl), Paris, 1865, vol. IV, 361, 433, 465-545. Voir aussi l’Histoire légendaire des rois de Perse, d’après le Livre des Rois de Ferdowsi, traduit du persan par Frouzandéh Brélian-Djahanshahi, Paris, 2001, 344-368.

     

    84 Certains traits de ce héros rappelleraient Achille ; en effet, il a un frère du nom de Ferschidwerd qui se bat à sa place et est mortellement blessé au combat (IV, 457-459, 467 et 471-473 Mohl), comme Achille a son ami Patrocle qui combat à sa place contre Hector et meurt dans le combat (Homère, Iliade, XVI, 777-867).

     

    85 « KN (= Kārnāmak i Artaxšer i Pāpakān éd. Antia, Bombay, 1900 – en français Le Livre des Gestes d’Artaxšer fils de Pâpak ; trad. all. par Nöldeke, dans Bezzenberges Beiträge zur Kunde der Indogermanische Sprachen, 1878, p. 22-69) raconte [au chapitre VIII] qu’Artaxšêr trouve le moyen d’entrer dans la forteresse (du dragon Kirm – ce mot veut dire ver) en se faisant passer pour marchand », selon Widengren, 1968, p. 346-347, qui ajoute que « le thème du déguisement se trouve chez Firdousi (trad. de Mohl, I, 289 – 294 ; éd. Vullers I, 233-237 ; voir aussi Nöldeke, 1896, 48), dans le cycle de Rustam, mais il a des précédents plus anciens encore, indo-iraniens » (Artaxšêr fait également le cuisinier, un cuisinier fort dangereux, du reste ; cf. le déguisement de Bhîma dans le Mahâbhârata ; voir Dumézil, 1948, p. 59.

     

    86 Masse, 1935, p. 25-26. Jones Jr, 1970, p. 246-247, tout en signalant l’histoire d’Isfendyar, ne pense pas qu’il faut la considérer comme le modèle du sac de Troie, car « yet the possibility should at least be considered that at the time the Trojan story was forming there tales in which strongholds were taken by trains of camels or horses or donkeys bearing gifts or attractive merchandise and at the same time a goodly number of hidden men. The camel or horse or donkey would seem to be a more natural carrier than the footmen of the tale of Joppa {voir infra} and a train of animals would be much less likely to arouse suspicion than a long line of human porters. If such stories were common, then we are in a position to gauge more clearly the accomplishment of the unknown poet who first sang of Troy’s capture. He knew that the Trojans worshipped the horse and he had the inventiveness and ingenuity to make the most of this. He realized that for Troy he could substitute a wooden image for living beasts bearing gifts. In such manner, a traditional story may have found unique expression » ; il conclut malgré tout par « All this is hypothetical musing, but the idea is exciting ». 

     

    87 Schmidt, 1897. Pausanias, Périégèse, III, 20, 9 ; Phérécyde, FGrH 3 B 129 J ; Bibliothèque d’Apollodore, III, 129-131 ; Hygin, Fables, 81 ; Libanius, Discours,VIII, 226, 18, etc. Une course départagea les prétendants de Pénélope, selon une autre tradition mentionnée par Pausanias (III, 12, 1-5).

     

    88 Ulixes Comicus, 367 sq. Voir aussi le cas du Lacédémonien Aristippe étudié supra.

     

    89 Comme Ulysse le fait avec le Cyclope Polyphème, et comme le batelier hollandais au service de Maurice de Nassau (cf. supra).

     

    90 Histoire légendaire des rois de Perse, 79-81 ; Firdousi, Le Livre des Rois (trad. Fr. J.Mohl), I, p. 365-373.

     

    91 Pour des traits « achilléens » de Rostam, Grossardt, 2009, p. 35, 42-43, 45-48, 61 et 89.

     

    92 V, 309 – 315 (trad. J. Mohl).

     

    93 V, 321-323 (édit. J. Mohl).

     

    94 V, 323 – 327 (trad. J. Mohl).

     

    95 V, 291 ; Desnier, 1995, p. 38 et 172-174.

     

    96 Histoire légendaire des rois de Perse, d’après le Livre des Rois de Ferdowsi (trad. Frouzandéh Brélian- Djahanshahi), Paris, 2001, p. 126-127.

     

    97 Histoire légendaire des rois de Perse, 47-48 ; Firdousi, Le Livre des Rois (trad. Fr. J.Mohl), I, p. 195-197.

     

    98 Histoire légendaire des rois de Perse, 44.

     

    99 Cela provient peut-être du fait que le roi perse se tient en retrait de ses troupes ; cf. Desnier, 1995, 62 – 63.

     

    100 Cf. n. 19. Voir aussi la naïveté d’une ville de Babylonie face à Mérops (Sapor Ier ?), cf. Meulder, 2003.

     

    101 Histoire légendaire des rois de Perse, 48-82.

     

    102 Dumézil, 1968, vol. 1, p. 586-588 citant en n. 2 l’article de Molé, 1952.

     

    103 VI, 238-302.

     

    104 Pour d’autres présences de la trifonctionnalité dans le ŠāhNāmeh, voir Dumézil, 2000, p. 314-317, où le savant français analyse la fin du livre de Guštasp (IV, 505 Mohl), et précisément le passage où Isfendiar, le fils du roi, rencontre parmi les sept périls que ses ennemis espèrent lui être fatals, une magicienne. Cette dernière et le héros iranien  « font assaut de gentillesse sexuelle, lui l’attirant par ses chants, par ses appels à l’amour, elle se croyant irrésistible sous son apparence de jeune fille. Une coupe de vin, un peu d’ivresse la mettent en condition. (Puis) c’est le duel. Isfandiār prend les devants et, passant la chaîne au cou de la magicienne, il la dépouille de sa force physique au moment où elle se transforme en lion pour l’effrayer ou ma dévorer. (Enfin) Isfandiar prononce la parole de contre-magie fondée sur ce qui a toujours été dans l’Iran la plus haute valeur, la répudiation du mensonge : il donne à la femme artificieuse l’ordre de revenir à la vérité de son essence et de sa forme, comme s’il ne pouvait pas la tuer sous ses déguisements : elle ne peut pas plus résister que Circé à l’ordre du « grand serment » (dans sa rencontre avec Ulysse dans l’Odyssée), et, sous sa forme vraie d’horrible vieille femme, sans défense, attend le coup qui la détruira. L'intention d'engager dans l'aventure les trois fonctions, conclut G. Dumézil, ressort du fait que, dans les deux cas, l’acte de deuxième fonction, violent, n’est pas utile, pouvait être économisé : (…) après avoir fait approcher la magicienne sous couleur de désir amoureux {3e fonction}, Isfandiār pouvait la réduire immédiatement sans merci par l’ordre de vérité {1e fonction}, sans « l’étape » de la chaîne, de l’épée et du lion {2e fonction} ».

     

    105 Les trois frères épousent les filles du roi du Yaman ; la femme de Salm, Feridun la nomme Ârézou « désir », celle de Tour, Mahé-Âzâd-Khouy « la lune qui a de l’esprit », et celle d’Iradj Sahi « droite et juste ». Ces noms féminins correspondent-ils, chacun, à la « fonction » indo-européenne que représente chaque époux  et dont le nom serait révélateur ? Salm correspond à Sarm, équivalent du nom ethnique Sairima (Christensen, 1928, p. 23) ; mais ce nom de peuple serait-il l’avestique sairya issu de la racine indo-européenne *sker(d) (cf. Pokorny, 1958, p. 947-948) ? Ou bien le nom de Salm signifierait-il « dont les désirs peuvent s’accomplir dans le monde » ? Molé, 1952, p. 460, dit que l’étymologie de Salm et des sairima avestiques est malheureusement beaucoup moins claire. Ce n’est pas l’avis Pirart, 1998, p. 526-527 n. 14 pour qui Salm provient bien de sairima-, lequel mot devrait être corrigé, en fonction du grec  (Hérodote, Enquête, 19, 121, 136 etc.), en *sauruma-, « forme qui fait penser à *saurumaņt- « archer » (RS 10. 89. 5) ; mais É. Pirart apporte une restriction d’importance quand il juge « peu vraisemblable que la graphie grecque reproduise l’épenthèse avestique ». Quant à Tour, son nom signifierait « fort, courageux »  (cf. Molé, 1952, p. 459 renvoyant à Bartholomae, 1904 et à Vullers, 1962) ;  Iradj est apparenté à Arya « homme », selon Christensen, 1928, p. 22-25. 

     

    106 Ramayana, chant V (Tome II, 441- 639 de l’édition Alfr. Roussel (Paris, 1903)).

     

    107 Paris, 1975, p. 60.

     

    108 Vv. 1070 – 1402 (laisses XLIII-LIV).

     

    109 Voir aussi Régnier, 1970.

     

    110 Sabatier, 1975, p. 61.

     

    111 Gallé, 2005.

     

    112 Laisse, XLVI, vv. 1136-1137.

     

    113 Laisse XLIX, vv. 1210-1210.

     

    114 Altman et Paski, 2006.

     

    115 Le Charroi de Nîmes. Chanson de geste du XIIe siècle, édité avec introd., notes et glossaire par Duncan MacMillan, Paris, 1972, p. 11, renvoyant en n. 2 e. a. à Bédier, 1926, p. 164-171.

     

    116 Que la prise de Nîmes se fasse aux dépens des Sarrasins indiquerait peut-être la provenance du récit, à savoir les Maures d’Espagne qui ont menacé la France méridionale jusqu’au VIIIe siècle, après leur expulsion par Charles Martel à la bataille de Poitiers en 737.

     

    117 Grisward, 1981, p. 51-53 et 211-228, a démontré que Guilaume Fierabrace appartenait à la fonction guerrière.

     

    118 Le Charroi de Nîmes. Chanson de geste du XIIe siècle, éd. McMillan, p. 11 et 42-43. Hunt, 1978, propose comme date de rédaction de l’œuvre les années 1136-1137.

     

    119 Desnier, 1999.

     

    120 La Prise d’Orange ou la parodie courtoise d’une épopée, Paris, 1986, p. 191 sqq.

     

    121 Suard, 1980.

     

    122 Il existe toutefois des exceptions que nous analysons dans un autre article, à savoir François Grimaldi, l’ancêtre de la dynastie monégasque, qui s’est emparé du fameux rocher, et Louis VI le Gros qui a pris la ville de Gasny.

     

    123 Hélénos, le prêtre troyen fait prisonnier par les Grecs, a été contraint de leur livrer le secret de la prise de Troie (Bacchylide, fr. 7 ; Sophocle, Philoctète, 604-616 et 1337-1341 ; Bibliothèque d’Apollodore, III, 151) ; une tradition tardive en fait erronément, pensons-nous, un traître (Servius, commentaire à l’Énéide de Virgile, II, 166 ; Conon, Narrationes, 34 ; Dictys de Crète, IV, 18 et V, 16 ; Triphiodore, 45-50) .

     

    124 Voir nos articles : Meulder, 1999, p. 322-323 et n. 14, et Meulder, 1991.

     

    125 Corbellari, 2007, plus particulièrement p. 162-164. Voir aussi Corbellari, 2004, p. 156, n. 25.

     

    126 Meulder, 2005.

     

    127 Cf. n. 19. Signalons que selon Tite-Live (XXV, 3, 12), Hannibal, en séjournant un certain temps dans son camp, feignait d’être malade, afin de surprendre les Romains.