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NMC - Page 49

  • Bernard Sergent - Kronos, Leukippos, Thésée à Kodiak

     

    Kronos, Leukippos, Thésée à Kodiak

     

    Bernard Sergent

    CNRS - Paris

     

    Abstract: The comparison of a myth collected on Kodiak Island, south of Alaska, with elements from Greek mythology, shows once again that the comparatism applied to Eurasia and the Americas allows to trace the common origin of these myths to Paleolithic.

    Keywords: Kodiak Eskimos, Greece, Kronos, Leukippos Theseus.

    Résumé: La comparaison d'un mythe recueilli sur l'île de Kodiak, au sud de l'Alaska, avec des éléments issus de la mythologie grecque montrent une nouvelle fois que le comparatisme appliqué à l'Eurasie et aux Amériques permet de faire remonter l'origine commune de ces mythes au Paléolithique.

    Mots clés : Kodiak, Eskimos, Grèce, Kronos, Leukippos, Thésée.

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    Cité par / quoted by:

    Patrice Lajoye,Fils de l’orage. Un modèle eurasiatique de héros ? Essai de mythologie comparée,2016, Lisieux, Lingva.

     

    L’île de Kodiak se trouve au sud de l’Alaska, où elle est proche, à l’ouest, de la première des îles Aléoutiennes. Elle était occupée, au moment de sa découverte, et l’est encore partiellement, par une population appelée aujourd’hui Alutiiq, de langue Yupik, branche de la famille Eskimo ; elle constituait l’habitat le plus méridional de cette famille linguistique. Une grande partie du sud de l’Alaska, d’ailleurs, était peuplée par des Eskimo (de langue Inupiaq), et cela englobait Kodiak.

    À la fin du XIXe s., F. A. Golder y a recueilli un mythe qu’il publia en 1903 dans le Journal of American Folkore1, et qui présente la particularité de rappeler à la fois trois mythes grecs : ceux de Kronos, de Leukippos et de Thésée2. Formellement, il est un enchâssement des trois.

    Voici un résumé substantiel de ce mythe de Kodiak :

    Dans un village vivait un nommé « Oncle Contre Nature », nom bien mérité, puisque dès que chacun de ses neveux (masculins) atteignait un certain nombre d’années, il trouvait le moyen de le mettre à mort. C’était déjà arrivé à deux, lorsque sa propre femme alla voir les parents infortunés pour leur proposer un plan : si une troisième naissance était masculine, qu’on fasse croire à l’oncle que c’était une fille.

    C’est ce qui se produisit. À la naissance de l’enfant, on l’habilla en fille et on lui enseigna qu’il devait toujours adopter des manières, attitudes et postures féminines, et jouer avec les filles. Mais l’oncle avait un soupçon et surveillait l’enfant du coin de l’oeil. Immanquablement, il vit un jour, dans les vêtements légèrement écartés de l’enfant, qu’il s’agissait d’un garçon, et entreprit aussitôt de faire avec lui ce qu’il avait fait aux autres. Il le convoqua. Ses parents tombèrent en larmes, mais le garçon les rassura et demanda simplement qu’on lui donne les jouets qu’avaient eus ses frères : un morceau de couteau, quelque duvet d’aigle et une airelle aigre.

    À partir de là, l’oncle va imposer quatre épreuves au garçon, qui toujours s’en sortira, et même narguera son oncle. Le processus est toujours le même : l’oncle propose d’aller chercher telle chose (du bois), telle nourriture (des plantes, des animaux marins) ; arrivé en un endroit où il y a ce qu’il faut, le garçon dit qu’on peut s’arrêter là pour se servir, mais l’oncle prétend que c’est encore mieux plus loin, et emmène son neveu là où il pense pouvoir le mettre dans une situation mortelle.

     

    Tel est le schéma. Ce qui importe à présent est la nature des épreuves :

    a) allant chercher du bois, l’oncle trouve le moyen que son neveu ait la main prise dans une souche : il lui dit de retirer un coin, et, quand le garçon essaye de l’arracher, il fait sauter toutes les autres cales, de sorte que le bois se referme sur la main de l’enfant. L’oncle s’en va, comptant que les bêtes fauves se chargeront du prisonnier – lequel s’en sort en frottant les parois de la fente avec l’airelle : l’acidité du suc de la plante fait s’écarter le bois.

    L’enfant rentre au village, portant un tas de bois, qu’il dépose devant la porte de son oncle. La femme de ce dernier marque encore son opposition : « Tu ne devrais pas tué cet enfant »...

    b) néanmoins le lendemain, nouvelle épreuve ; il s’agit d’aller chercher des canards. L’oncle va loin, loin, jusqu’à un endroit où un à-pic détrempé domine la mer ; il y a des canards et des oeufs en bas, et dès que le neveu y regarde, l’oncle le pousse. L’enfant se sert de ses duvets d’aigle pour voler doucement vers le bas, et rentre tard, déposant des oeufs de canards devant la maison de son oncle.

    c) il s’agit ensuite d’aller chercher des clams (des coquillages, Venus mercenaria). Ceux qu’on découvre sont gigantesques, et l’oncle trouve le moyen de faire avaler son neveu par un clam, qui se referme sur lui. L’oncle rentre à la maison heureux. Le garçon coupe le ligament interne du clam avec son couteau, et l’animal entrouvre sa coquille.

    d) la quatrième épreuve ne se situe pas à l’issue d’un trajet. L’oncle construit une longue boîte, puis convoque son neveu. « Neveu, j’ai ici quelque chose qui t’amusera. Rentre à l’intérieur, pour que je me rende compte si elle est à ta taille ». Elle est juste à la taille qu’il faut, et de même le couvercle, que l’oncle ferme aussitôt grâce à une corde. Il saisit la boîte et la porte à la mer, où il l’abandonne.

    Là s’opère un changement par rapport aux épisodes antérieurs – un changement d’isotopie, dans le vocabulaire de Greimas. Prisonnier dans sa caisse contre laquelle il n’a rien prévu, l’enfant dérive. Il parvient ainsi à un rivage inconnu, est recueilli par les gens, en l’espèce d’abord de deux très belles filles, puis par tout le village, qui est celui des Aigles. Ceux-ci sont des gens qui prennent la forme d’aigle à volonté, et apprennent leur tour au héros. C’est alors sous cette forme qu’il va saisir son oncle, le mener sur un haut pic isolé en mer, puis l’y laisser tomber.

    Telle est la teneur de ce mythe des Eskimo de Kodiak.

     

    Elle rappelle, disais-je, trois mythes grecs, dans l’ordre : Kronos, Leukippos, Thésée. C’est ce dernier cas qui est le plus spectaculaire, car il s’agit des épreuves subies par celui-ci, et l’on va voir que les quatre épreuves subies par le héros Kodiak ont leur répondant dans la geste de Thésée.

    Commençons cependant par le premier cas, qui est le plus évident : cet oncle qui élimine ses neveux est semblable au dieu grec Kronos, qui éliminait tous ses enfants, les avalant au fur et à mesure de leur naissance. Les Eskimo étaient et sont patrilinéaires, mais l’histoire a un net relent de matrilinéarité : en éliminant non pas ses enfants mais ses neveux, l’oncle paraît tenir compte d’une lignée latérale. Il n’a pas d’enfant lui-même (en ce sens que le mythe n’en mentionne pas). Si l’enjeu était le pouvoir, comme dans le mythe grec – et la fin du récit semble l’impliquer, car, dans un épisode où il est question de distribution de nourriture, c’est cet oncle qui agit en chef –, il faut penser qu’il craignait une rivalité dans la lignée latérale, ce qui s’expliquerait bien si la succession se faisait en ligne féminine3. Les points communs avec le mythe grec4 sont alors :

    - un personnage masculin a le pouvoir (Kronos, dans l’univers ; « Oncle Contre Nature », dans le village primordial) ;

    - ce personnage craint un successeur (qui l’éliminerait, en Grèce ; qui l’élimerait trop tôt, faut-il comprendre, à Kodiak) ;

    - il prend des mesures pour éliminer ceux qui naissent (tous, en les dévorant, en Grèce ; les garçons, en leur imposant bien après leur naissance une ou plusieurs épreuves mortelles, à Kodiak) ;

    - le dernier est sauvé par la mère et ses alliés (par sa mère Rhéa, aidée de Gaia, Terre, et d’Ouranos, Ciel, d’un côté ; par la mère de l’enfant et par l’épouse d’« Oncle Contre Nature », de l’autre) ;

    - le sauvetage consiste à cacher (Grèce) ou camoufler (Kodiak) l’enfant. Selon Hésiode, Gaia et Ouranos mènent le nouveau-né Zeus en Crète, près de la ville de Luktos, et le cachent au plus profond d’un antre du mont Aigaion (vv. 477-484) ;

    - l’assassin en puissance est trompé : Kronos reçoit une pierre à avaler à la place du petit Zeus ; on fait croire à « Oncle Contre Nature » que l’enfant né en dernier lieu est une fille ;

    - cet enfant éliminera son père/son oncle. On reviendra ci-dessous sur cette élimination.

    Il faut revenir sur le déguisement en fille pour échapper à une menace. Comme Thompson lui-même l’a noté5, c’est là un thème de conte, relativement répandu, et qui obéit dans le système dont il est l’auteur au code K 414, « Déguisement en fille pour éviter une mise à mort », auquel il faut ajouter K 515.1, « Enfants cachés pour éviter leur mise à mort ». Sous ces deux entrées, Thompson cite des récits islandais, grecs (Achille !6), indiens, africains, juif, Eskimo (dont le nôtre).

    Mais il existe en Grèce ancienne un motif qui correspond exactement à celui-ci – avec inversion des sexes, il est vrai, mais il y a des raisons de penser que cette modification est toute littéraire (ci-dessous). Comme le mythe de Kodiak rappelle deux autres mythes grecs – ceux de Kronos et de Thésée –, il est intéressant d’en trouver un troisième – car à eux trois ils « saturent » pratiquement tout le mythe en question. Et ce mythe est précisément crétois – or, on vient de voir que Zeus a été caché en Crète.

    Ce récit crétois figure dans les Métamorphoses d’un nommé Antoninus Liberalis, qui sont un vrai trésor de mythes peu célèbres7. Le n° XVII, appelé Leukippos, serait tiré d’un livre de Nicandre appelé aussi les Métamorphoses8. Le voici, lui aussi quelque peu résumé :

    Galateia, ayant épousé Lampros, qui vivait à Phaistos en Crète centre-orientale, devint enceinte. Alors son mari « souhaita avoir un garçon et ordonna à sa femme, si elle donnait naissance à une fille, de la faire disparaître » (rappelons qu’il s’agit là d’une chose banale en Grèce ancienne : on y exposait les filles aussi facilement que, plus récemment, en Inde ou en Chine). Mais, alors que Lampros gardait ses troupeaux, Galateia accoucha d’une fille. Elle n’a nulle envie de s’en débarrasser, et les songes, les devins, lui viennent en aide, disant de l’élever en garçon. Ce qu’elle fait, lui donnant le nom de Leukippos. Hélas, en grandissant, ce Leukippos devient une fille d’une indicible beauté. Le père risque de plus en plus de comprendre la supercherie. Pensant à tous les cas de changements de sexe dont la mythologie grecque est riche9, Galateia va au temple de la déesse Lêtô pour l’invoquer. « Lêtô eut pitié de Galateia qui se lamentait et la suppliait sans répit, et elle changea le sexe de la jeune fille. Les Phaestiens se souviennent encore de ce changement et sacrifient à *Lêtô Phutiè qui fit pousser des parties viriles à la jeune fille, et ils donnent le nom d’Ekdusia (« Déshabillement ») à cette fête, car la vierge avait quitté le péplos. Et dans les mariages, les femmes du pays ont coutume, avant leur nuit de noces, de se coucher au flanc de la statue de Leukippos »10.

    C’est la formule « la vierge avait quitté le péplos » qui trahit la modification littéraire : le péplos est un vêtement masculin11. Il est donc vraisemblable que dans une version pré-littéraire, autrement dit dans le mythe crétois authentique, c’est un garçon qui était né, qui, pour des raisons rituelles, avait pris habit féminin, puis était revenu, une fois adulte, aux vêtements masculins, et ce rite de travestissement fondait un rite nuptial dans lequel les jeunes filles, elles aussi, prenaient des vêtements masculins, pour les abandonner à la veille de leur mariage12.

    J’ai cité toute la fin du texte d’Antoninus, car, dans un riche dossier évoquant abandon de vêtements à l’âge du mariage, fêtes initiatiques (les Ekdusia), et rite nuptial qui fait coucher l’épousée auprès du « Cheval blanc » (le cheval est un animal phallique en Grèce ancienne), cela montre que ce récit prolonge un mythe fondateur de cultes et de rites.

    Or, il est tout aussi certain que le mythe Alutiiq fonde lui aussi un rite, ou plus exactement une pratique sociale. C’était en effet une pratique qui a frappé les étrangers que celle-ci : une femme pouvait choisir son garçon le plus beau et le plus prometteur pour l’habiller et l’éduquer en fille, le gardant pour les travaux féminins en association avec les femmes et filles du village, pour en faire une personne complètement efféminée, et alors le marier à un homme vigoureux13. Il est bien évident que le mythe recueilli par Golder correspond étroitement à cette pratique, et vraisemblablement il la fonde.

    Par ailleurs, un trait plus général car commun à l’ensemble des locuteurs de la langue Yupik rappelle les données crétoises : il existait chez eux une maison des hommes et une maison des femmes ; arrivés à l’âge de cinq ans, les garçons quittaient leur famille pour aller dormir dans la maison des hommes, et les filles gagnaient de leur côté la maison des femmes. Chacun y recevait l’éducation conforme à leur sexe, mais, ce qui est tout à fait exceptionnel, « tous les hivers, pour une durée allant de trois à six semaines, les garçons et les filles commutaient, et les hommes apprenaient aux filles les techniques de survie et de chasse et la fabrication des outils, et les femmes apprenaient aux garçons à coudre et cuisiner »14.

    La première coutume citée introduit cet élément de « droit maternel » qu’on entrevoyait au seul récit mythique, puisque ce sont les mères qui décident l’orientation sexuelle de leurs fils – et cela porte naturellement sur la filiation, puisqu’en cas du choix de la mère pour une féminisation de son fils, un garçon est soustrait de la lignée masculine paternelle. La seconde coutume, portant sur des échanges de rôle dans l’éducation, rappelle le matériel crétois, car il a lui aussi un rapport direct avec cela : dans plusieurs textes épigraphiques crétois, la sortie de l’agélē, l’« école » sous forme de troupes d’élèves de même âge, est évoquée par le verbe ekdúesthai (formes variables eskúesthai, egdúesthai, et egdúen), « se déshabiller », le verbe même dont Ekdúsia est un dérivé. Selon G. Capdeville, il y avait bien en fait inversion de vêtements, c’est-à-dire qu’un garçon initié était féminisé, puis quittait ces vêtements féminins pour prendre, lors de son passage dans la classe des adulte, ceux d’un homme15.

    Enfin, Phaïstos est des villes où est attesté le culte d’un dieu appelé Welkhanos, qui a été identifié à Zeus. Or, Zeus a été cité dans le mythe précédent, comme étant caché dans un antre du mont Aigaion, lequel se trouve à une cinquantaine de kilomètres à l’est de Phaïstos. Et, au sujet de Leukippos, le même G. Capdeville peut écrire : c’est là « une des innombrables incarnations – plus ou moins humaines – du jeune dieu parèdre de la Déesse Mère, et la nuit que passe la jeune épousée aux côtés de sa statue est donc une des formes de l’hiérogamie fondamentale », et « on peut admettre que le dieu dont Leucippos est le reflet est – ou a été – précisément Velchanos »16. Dès lors, ce qui est raconté en un seul mythe par les Alutiiq (l’oncle assassin et l’éducation d’un garçon en fille), se trouve, dans les rites, croyances, mythes et la géographie crétois mis en connexion.

    Le schéma du mythe de Leukippos est en tout cas celui du récit Eskimo : un homme menace de mort un enfant en fonction de son sexe ; l’enfant qui naît est précisément du sexe visé par la menace ; la solution est alors de l’élever selon les normes de l’autre sexe : le héros Eskimo est élevé en fille, Leukippos est élevé en garçon (et il était vraisemblablement lui aussi un garçon élevé en fille dans une version pré-littéraire). En cette décision, la mère du mythe Alutiiq a eu l’aide de l’épouse de l’« Oncle Contre Nature », et Galateia celle des devins de Phaïstos. Le parallélisme s’arrête là : la résolution n’est pas la même, puisque l’« Oncle Contre Nature » découvre un jour la vérité, son neveu est bien un garçon, tandis qu’en Crète, le mari risque de découvrir la vérité et le problème est résolu par une métamorphose : élevé en garçon, Leukippos est finalement bien un homme.

     

    Venons-en à présent au troisième mythe grec évoqué. Le schéma narratif est le suivant : né à Trézène, c’est-à-dire sur la côte sud de ce grand golfe qu’on appelle le golfe Saronique, et dont Athènes occupe une partie de la côte nord, Thésée, à seize ans, décide de partir rejoindre son père, roi d’Athènes. Une possibilité aurait été de traverser le golfe en bateau. Thésée ne choisit pas celle-là : il préfère le contourner. Il s’empare d’abord d’une épée, celle que son père avait enfoncée dans un rocher, et que seul son fils pouvait l’en arracher, en même temps que de chaussures cachées sous une cavité.

    Or, en ce temps-là, le trajet par route de Trézène à Athènes avait l’inconvénient d’être interrompu par une série de « brigands » qui s’ingéniaient, par diverses méthodes, pour faire périr les voyageurs qui passaient par là. Ce sont ces méthodes qui offrent un parallélisme précis avec celles de l’« Oncle Contre Nature ».

    Plusieurs récits complets en ont été proposés, par Plutarque17, par le pseudo-Apollodore18, par Diodore de Sicile19, par Hygin20. Ils diffèrent parfois par des détails, qu’on va réunir ici.

    - le premier brigand que rencontre Thésée, Périphétès, combat à la massue ; il le vainc et lui prend sa massue ;

    - le second, Sinis, le « ployeur de pins », était appelé ainsi parce qu’il attachait les extrémités des passants à deux arbres pliés jusqu’au sol, et relâchait les troncs, qui se relevaient en écartelant l’homme21. Variante : Sinis demandait à celui qu’il passait de l’aider à plier un pin, et de bien le tenir avec lui, puis lâchait tout : l’homme était projeté dans les airs et retombait en se fracassant22.

    le troisième, Skirôn (ou il est, plus logiquement, le dernier) « poussait l’insolence et l’orgueil jusqu’à tendre ses pieds aux étrangers et à leur commander de les laver, puis, tandis qu’ils le faisaient, il les poussait d’un coup de talon dans la mer »23. De fait, un chemin menant de Mégare à Athènes longeait la mer au-dessus d’un précipice. Selon Hygin, « Thésée lui infligea pareil trépas en le jetant à la mer, de la le nom des 'rochers de Sciron' ». Le pseudo-Apollodore ajoute un détail du plus haut intérêt : lorsque Skirôn jetait d’un coup de pied les gens dans la mer, c’était pour qu’ils « deviennent les proies d’une énorme (hupermegéthei) tortue ».

    - à Eleusis, il affronte et vainc à la lutte l’Arcadien Kerkuôn ;

    - un peu plus loin, il affronte un nommé Damastès, surnommé Prokroustès, « celui qui étire », car celui-ci avait fait un lit à une taille humaine et il forçait les gens à s’y coucher : ceux qui dépassaient, il coupait ce qui était en trop, et ceux qui était trop petits, il les étirait pour leur faire atteindre les limites supérieure et inférieure du lit. Thésée lui imposa le même supplice.

    À deux combats près, d’ailleurs les moins pertinents (ceux à la massue et à la lutte), les affrontements de Thésée correspondent étroitement, dans leur diversité, à la diversité des épreuves imposées par « Oncle Contre Nature » à son neveu :

    - l’opération qu’organisait Sinis est très proche de la première organisée par « Oncle Contre Nature » : il s’agit dans les deux cas de se servir des réactions du bois pour tuer, dans l’un en le faisant se refermer lorsqu’on retire des cales, dans le second en faisant se redresser des troncs d’arbre en retirant ce qui les tenait au sol ; dans les deux cas, c’est un maître des techniques forestières qui agit, et l’arbre reprend sa forme naturelle (sans cales, sans courbure jusqu’au sol) dès qu’on retire ce que l’industrie ou l’art humains avait placé pour le contraindre ;

    - l’opération de Skirôn est strictement équivalente à celle d’« Oncle Contre Nature » lorsqu’il emmène son neveu sur un étroit chemin glissant dominant un à-pic : dans les deux cas, il s’agit d’un chemin étroit dominant de très haut la mer, et l’assassin n’a qu’à pousser sa victime ;

    - l’épreuve de Skirôn se dédouble, puisqu’il s’ajoute à la chute la dévoration par un animal marin décrit pour la circonstance comme énorme. À Kodiak, la troisième épreuve imposée au neveu consiste à affronter des animaux marins pour la circonstance décrits comme énormes, des clams. Le neveu est avalé par l’un d’eux. Aucune version ne nous parle de Thésée englouti par la tortue, mais ce détail « égaré » dans le pseudo-Apollodore doit avoir un sens : peut-être une version archaïque parlait-elle de l’affrontement entre Thésée et la tortue24.

    - enfin la dernière épreuve qu’« Oncle Contre Nature » impose à son neveu coïncide exactement, moyennant une inversion, avec la dernière épreuve de Thésée avant son arrivée à Athènes. L’« Oncle Contre Nature » a fait une boîte à la taille exacte de son neveu, et il lui demande de s’y coucher. Prokroustès a fait un lit où il demande aux gens de se coucher, et il faut comprendre que ce lit n’est jamais exactement à la taille des gens, de sorte que de toute manière ils sont tués, par amputation ou par étirement.

    Ce parallélisme est remarquable. Car ce ne peut pas être un hasard que le héros Eskimo de Kodiak et le héros grec Thésée subissent successivement une épreuve jouant sur les qualités naturelles et le travail du bois, sur l’existence de chemins périlleux dominant un à-pic au-dessus de la mer, sur l’existence d’un animal marin monstrueux par sa taille (épreuve implicite pour Thésée, en tout cas suggérée), enfin sur un contenant en forme de boîte ou de lit dans lequel il faut se coucher et où le critère déterminant est la taille.

    Il est aussi intéressant de noter que, si les deux premiers mythes grecs comparés à celui de Kodiak se relient dans le matériel crétois, le troisième les rejoint aussi, car l’autre aventure notable de Thésée se déroule entièrement en Crète, à Knôsos, où il tue le Minotaure. Je dois renvoyer ici à l’étude fondamentale de G. Capdeville, qui a montré que l’aventure de Thésée en Crète s’intègre au « dossier » du dieu Welkhanos 2525.

    Un autre élément dans la comparaison entre les mythes grecs et le mythe de Kodiak. À la fin de celui-ci, le héros, accueilli chez les aigles, apprend à adopter cette forme, et c’est sous elle qu’il se venge d’« Oncle Contre Nature », et qu’il le tue.

    Dans le mythe grec de Kronos, celui-ci a pareillement échoué, pour le dernier garçon, à l’éliminer comme les précédents. Zeus, élevé en Crète, revient, adulte, dans le monde divin, et combat Kronos aidé de ses frères les Titans, et les envoie dans le Tartare (au plus profond de la terre, alors que le neveu du mythe de Kodiak soulève son oncle pour le mener sur un haut pic marin et le fait tomber dessus : belle inversion).

    Ni dans Homère, ni dans Hésiode Zeus ne prend la forme d’un aigle. Mais l’on sait que cet oiseau est son compagnon par excellence, et la comparaison indo-européenne enseigne qu’un Óđin, par exemple, le souverain des dieux germaniques, peut prendre la forme d’un aigle lorsqu’il en a envie. Dans l’Iliade, Athèna et Apollon – tous deux enfants de Zeus – prennent la forme de vautours26. Dès lors, il ne fait guère de doute que dès l’origine, Zeus avait comme forme possible l’aigle.

    Il y a donc là une coïncidence mythique, elle aussi bien singulière : le neveu d’« Oncle Contre Nature » se venge et tue ce dernier lorsqu’il a pris la forme d’un aigle ; Zeus, qui vainc Kronos et l’expédie au Tartare (le fin fonds du domaine des morts), est un dieu Aigle.

    Et, puisqu’il a été question d’inversions, une dernière peut être observée : le neveu d’« Oncle Contre Nature » laisse tomber son oncle sur un pic élevé, et cela équivaut à son élimination. Dans l’histoire de Thésée, après avoir eu une longue carrière de roi d’Athènes et de réformateur, il décide de se rendre à Skyros – l’île même où Achille fut caché, déguisé en fille – pour rendre visite à son roi, Lukomédès. Mais celui-ci se méfiait de ce héros de force. Il l’emmène au bord du rivage, et le pousse d’une hauteur élevée - ce qui avait échoué de la part de Skirôn réussit de la part de Lukomédès. L’élimination de Thésée a donc une ressemblance avec l’élimination d’« Oncle Contre Nature ».

     

    *

     

    Les voyageurs européens qui ont fréquenté précocement les Amérindiens et Eskimo leur ont transmis deux sortes de récits : prêtres, ils ont parlé de la Bible, et répandu des légendes d’origine judaïque parmi les populations27 ; trappeurs, pêcheurs, ils ont transmis des légendes populaires européennes, par exemple des versions de Jean de l’Ours, ou le Petit Poucet, Cendrillon...28. Ils n’ont pas transmis, ni les uns ni les autres, de la mythologie grecque. Ni les prêtres, ni les trappeurs, ne fréquentaient Hésiode, Plutarque, Antoninus Liberalis, la Bibliothèque d’Apollodore. Il s’agit donc d’autre chose.

    Les correspondances mythiques entre Amérique et Eurasie ont fait l’objet de nombreux travaux, de Paul Ehrenreich29, de Gudmund Hatt30, de Claude Lévi-Strauss31, de Yuri E. Berezkin32, de Julien d’Huy33, de Michael Witzel34. J’ai pour ma part montré, à la suite d’une remarque de Claude Lévi-Strauss selon laquelle le thème du héros eurasiatique Jean de l’ours inversait celui, d’Amérique du Nord et d’Amérique du Sud, du Dénicheur d’oiseaux, que les mythes grecs d’Hèraklès et de Jason se retrouvaient en grande partie dans des mythologie sud-américaine, en particulier dans la mythologie Bororo35, ou que des mythes du nord-ouest de l’Amérique du Nord étaient exactement homologues au mythe de Persée36.

    C’est de ce genre de choses qu’il s’agit ici. Des parties entières tant des mythologies amérindiennes que des mythologies eurasiatiques - la grecque, entre autres – remontent au Paléolithique, puisqu’elles sont héritées dans l’un et l’autre continents. Avec les Eskimo, l’âge des mythes ne remonte pas nécessairement aussi haut, puisque cette population est venue secondairement en Amérique, et en bateau37, mais les ancêtres des Eskimo-Aleut ont habité l’Asie la plus orientale depuis des millénaires. La présente comparaison relève donc du même phénomène que les comparaisons amérindo-eurasiennes : elles plongent dans le paléolithique, et c’est à lui qu’il faut faire remonter les problématiques en jeu dans ce petit groupe de mythes : initiation au terme d’une série d’épreuves et du passage d’un état infantile, féminisé, à un âge adulte masculin, débat sur la paternité et la filiation, sur la succession du chef, et peut-être déjà sur la distinction des lignées masculines et féminines.

     

     

    Jan Bremmer, « Dionysos travesti », in Alain Morteau dir., L’initiation. Les rites d’adolescence et les mystères, Actes du colloque international de Montpellier 11-14 avril 1991, Publications de la recherche, Université Paul Valéry, Montpellier III, I, 189-198.

    Gérard Capdeville, Volcanus. Recherches comparatistes sur les origines du culte de Vulcain, Paris, Ecole Française de Rome et Bibliothèque des Ecoles Françaises d’Athènes et de Rome, fasc. 288, 1995.

    Marie Delcourt, Hermaphrodite. Mythes et rites de la bisexualité dans l’Antiquité classique, Paris, PUF, 1958.

    Paul Ehrenreich, Die Mythen und Legenden der Südamerikanischen Urvölker und ihre Bezeichungen zu denen Nordamerikas und der alten Welt. Zeitschrift für Ethnologie, suppl. XXXII, 1905.

    F. A. Golder, « Tales from Kodiak Island », JAFL, 1903, 16 (60), I, p. 16-31.

    Joseph H. Greenberg, Christy G. Turner II, Stephen L. Zegura, « The settlement of the Americas : A Comparison of the Linguistic, Dental, and Genetic Evidence », CurrentAnthropology, 25.5, 1986, p. 477-497.

    Gudmund Hatt, Asiatic influences in American Folklore. Copenhague, Det Kgl. Danske Vidensabernes Selskab, Historisk-filologiske meddelelser, XXXl, 6, 1949.

    Gudmind Hatt, “The Corn Mother in America and in Indonesia”, Anthropos 46, 1952, p. 853-914.

    Julien d’Huy, « Le motif de la femme-bison. Essai d’interprétation d’un motif préhistorique », 1ère partie, Bulletin de la Société de mythologie française, 242, mars 2011, p. 44-45 ; 2e partie, Id., 243, juin 2011, p. 22-41.

    Julien d’Huy, « Le conte-type de Polyphème : essai de reconstitution phylogénétique », Id., 248, octobre 2012, p. 47-59.

    Claude Lévi-Strauss, Histoire de Lynx, Paris, Plon, 1991.

    Bernard Sergent, Homosexualité et initiation chez les peuples indo-européens, Paris, Payot, 1996.

    Bernard Sergent, Jean de l’Ours, Gargantua et le Dénicheur d’oiseaux, La Bégude de Mazenc, Arma Artis, 2009.

    Bernard Sergent, “Toribúgu, Hèraklès et Brian”, Nouvelle Mythologie Comparée, 2013, 1

    Stith Thompson, Tales of the North American Indians , Cambridge (Massachussetts), Harvard University Press, 1929.

    Michael Witzel, The Origins of the World’s Mythologies, Oxford University Press, 2013.

     

    1Golder, 1903, p. 28.

     

    2Ce mythe a été repris par Thompson, 1929. Traduction française de Bertrand Fillodeau, Paris, José Corti, 2012, p. 126-133.

     

    3Les gens de Kodiak avaient des voisins matrilinéaires, à la fois à l’intérieur de l’Alaska, parmi les peuples Dené (ou Athabascains), et sur la côte alaskienne à l’est. V. ci-dessous.

     

    4Connu principalement par Hésiode, Théogonie, 443-506.

     

    5Il énumère à la suite de chacun de ses récits amérindiens les motifs qu’on y trouve, selon le système qu’il a lui-même élaboré.

     

    6Ce n’est pas exact : Thétis a caché son fils, déguisé en fille, chez le roi Lukomédès de Skyros, pour éviter sa mobilisation. Personne ne le menaçait personnellement.

     

    7Je cite ci-dessous la traduction de Manolis Papathomopoulos, Paris, Les Belles Lettres, 1968, en modifiant sa transcription des noms propres.

     

    8Fr. 45 Schneider.

     

    9Ils sont énumérés, Mét., XVII, 4-5.

     

    10Un autre Leukippos est le héros d’une histoire de déguisement sexuel : fils d’Oinomaos, il se déguise pour approcher une vierge farouche, compagne d’Artémis, Daphnè. L’affaire était en train de réussir quand Apollon, jaloux, inspire à Daphnè le désir de se baigner dans une source. Sa « compagne » hésite, les autres jeunes filles la forcent à se baigner, et découvrent la ruse. Il manque d’être tué (Pausanias, Périégèse, VIII, 20, 2 ; Parthénios, Erôtika, 15). Il est intéressant que le mode de découverte du sexe masculin jusqu’alors caché soit proche de ce qui se passe dans le mythe de Kodiak.

     

    11Capdeville, 1995, p. 209.

     

    12Ces rites sont parfaitement attestés en Grèce ancienne, et singulièrement dans le monde dorien (Argos, Sparte). Cf. sur ce Delcourt, 1958 ; Bremmer, 1991, p. 194-198 ; Sergent, 1996, passim.

     

    13Wikipedia, s. v. Kodiak.

     

    14Wikipedia, s. v. Yupiks.

     

    15Op. cit., p. 207-209.

     

    16Id., p. 209-210.

     

    17Vie de Thésée, VIII, 1 - XI.

     

    18Bibliothèque, III, 16.

     

    19Bibliothèque historique, IV, 59.

     

    20Fable 38.

     

    21Diodore de Sicile, IV, 59, 3 ; Pausanias, Périégèse, II, 1, 4 ; Scholie à Pindare, Isthmiques, Argument, p. 514 Boeckh. Plutarque ne précise pas ; l’expression d’Apollodore n’est pas claire.

     

    22Hygin, Fable 38.

     

    23Plut., X, 1. Traduction de Robert Flacelière.

     

    24Les versions « classiques » des travaux de Thésée ignorent en général un récit connu presque du seul Bakkhylide, et qui montre Thésée et Minôs, ensemble sur un bateau, s’affrontant sur leur paternité, Minôs obtenant en sa faveur un éclair de Zeus, Thésée se jetant à la mer et en ressortant muni des dons des dieux marins, démontrant ainsi qu’il est bien fils de Poséidon (Dithyrambe, III, II, vv. 67-132). Cela seul prouve qu’il existait plusieurs versions de l’histoire de Thésée.

     

    25Capdeville, 1995, 217-253.

     

    26Il., VII, 58-62, avec, dans l’édition des Belles Lettres, le commentaire de Paul Mazon.

     

    27Des ex. dans Thompson, 2012, 353-361. Et auparavantEuropean Tales among the North American Indians ; A Study in the Migration of Folktales, Colorado College Publications 54, 1919.

     

    28Des ex. dans Thompson, 2012, 277-352.

     

    29Ehrenreich, 1905.

     

    30Hatt, 1949 et 1952.

     

    31En particulier dans Lévi-Strauss, 1991, 241-256.

     

    32Amerindian Mythology with parallels in the Old World. Classification and Areal Distribution of Motifs. The analytical Catalogue, disponible sur Internet.

     

    33D'Huy, 2011 et 2012.

     

    34Witzel, 2013.

     

    35Sergent, 2009, 343-351 ; et 2013.

     

    36Sergent, 2009, 334-343.

     

    37Les Eskimo n’ont peut-être pénétré en Amérique que vers - 5000. Cf. la discussion de Greenberg, Turner II et Zegura, 1986.

     

  • (Review) Fernando Wulff Alonso - The Mahābhārata and Greek Mythology

     

    Motilal.jpgFernando Wulff Alonso, The Mahābhārata and Greek Mythology, Delhi : Motilal Banarsidass, 2014 (Hindu Tradition Series, 1) ; translated from the Spanish by Andrew Morrow - 523 pp. ISBN: 978-81-208-3791-1 [Originally published as : Grecia en la India. El repertorio griego del Mahabharata, Madrid : Ed. Akal, 2008 - ISBN: 978-84-460-2527-6)

     

    This is the kind of work which presents so many irremediable lacks of method that it would be impossible to list all of them here. The author’s hypothesis is that the Mahābhārata was composed using a great quantity of Greek epic materials, and that this Greek repertoire was used by the Indian composers “in a brilliant way” for creating this “new and unique work” (which could nearly correspond to the translation in Indian language of the Homeric poems as referred to by Dio Chrysostom, 53,6-7). The problem does not really lay in the a priori of preferring, in front of a series of corresponding motifs and contents between the two narrative traditions, to explain them through the borrowing rather than through the more commonly accepted scheme of “Indo-European heritage” (whatever would be the conception of such an “heritage”, viz. according to a more speculative belief in a IE “proto-culture”, or a more descriptive structural approach without genetic or reconstructive perspective). The problem is firstly to not give any historical element allowing to support at least a bit the existence of intensive cross-cultural contacts which should have existed somewhere in (North) India (e.g. in a royal Court) between Indian (viz. brahmins) and Greek (Yavana/Yonaka) litterati - the contrastive example of classical influences in Gandharan art is obviously of a totally different nature (purely esthetic or formal models, versus narrative, litterary and ideological complex contents - “an amount of Greek material vastly superior to the one we have nowadays” [sic] - as supposed in the author’s hypothesis). Moreover, it is not because the author makes the choice to promote the explanation by borrowing that he has the right to scientifically neglect all the studies which have been made in an Indo-European or -Greek perspective: for nearly all the points he alleges as comparative evidence have already been underlined by scholars. However, except N. Allen, he does not quote any of them (for taking only one example, the corresponding motif of the divine plan of destruction of the heroes has been variously examined by Köhler 1858, Pisani 1953, Dumézil 1968, de Jong 1985, Vielle 1996; same with the comparison Helen-Draupadī, etc.). The author appears to not possess any serious literary knowledge of the Indian textual sources, and even in Classical philology he seems to not know some fundamental works on Homeric and Cyclic epics related to the points he deals with (e.g. Severyns, Jouan etc.). Finally, in looking more closely at the comparisons themselves, which are in fact limited to the general circumstances of the great war and a few other peculiar motifs and characters, their superficial nature is astonishing : the author proceeds through arbitrary selection and over-simplification, able to even make similar what is intrinsically different by qualifying the “copy” as not “literal” (or a free “interpretation” of the model), which allows him in many cases to compare apples and pears.

     

    Christophe Vielle

     

  • (Review) E. J. Michael Witzel - The Origins of the World's Mythologies

    Witzel.jpgE. J. Michael Witzel, The Origins of the World's Mythologies, 2013, Oxford, Oxford University Press.

     

    Cela fait des années, pour ne pas dire plus, que la mythologie comparée est une discipline qui tourne un peu en rond, faute d'idées porteuses, de méthodologies nouvelles. Les chercheurs, sans démériter aucunement, se contentent de s'installer dans les schémas pré-établis par Georges Dumézil pour le monde indo-européen, ou Claude Lévi-Strauss ailleurs. On consolide des idées anciennes, mais l'on ne va pas de l'avant. Et pourtant, de nouveaux moyens venus des sciences dites dures permettent depuis des années d'envisager les choses d'une nouvelle manière. Les bases de données, les systèmes d'information géographique, la génétique des populations et ses outils statistiques permettent d'approcher les mythes d'une façon non plus totalement subjective, mais en y apportant une réelle objectivité. Cette approche étant encore récente, on peut saluer la publication d'un volumineux essai employant ces méthodes, par un sanskritiste reconnu, E. J. Michael Witzel, et chez un éditeur scientifique de premier plan au niveau mondial, Oxford University Press.

    Malheureusement, le résultat n'a pas été à la hauteur de nos attentes. En effet, l'auteur n'entend pas exactement présenter une nouvelle approche de la mythologie comparée, mais défendre une hypothèse en utilisant pour cela cette nouvelle approche. Autrement dit, il part d'un a priori, a priori qu'il va tâcher de démontrer tout au long des 665 pages du livre.

    L'idée de s'appuyer sur un énoncé scientifique a priori qu'il faut par la suite tester n'est pas forcément anti-scientifique, et rejoint une proposition de Karl Popper selon lequel tout peut être énoncé en science, pourvu que chaque énoncé soit rigoureusement testé par la suite, et résiste aux tests successifs. Quel que soit son succès face aux tests, l'énoncé n'est de toute façon jamais prouvé, mais seulement un peu plus corroboré. On peut donc considérer l'énoncé de E.J. Michael Witzel comme un programme, qui nous indiquerait dans quel sens orienter nos travaux, et quel type d’explication serait de nature à nous satisfaire.

    La proposition a priori de Michael Witzel est qu'il existerait deux types de mythologies, l'une dite du Gondwana, existant donc en Afrique, autour de l'Océan indien et en Australie, et l'autree dite de Laurasie, couvrant l'Europe, l'Asie et les Amérique. Cette dernière serait plus récente que la première, car apparue lors de la sortie d'Afrique par l'homme moderne, il y aurait 100 000 ans de cela. Ces deux mythologies enchaîneraient chacune une séquence d’événements dans un ordre intangible. Celles de type laurasien auraient en commun de raconter l'histoire de l'univers depuis sa création, avec plusieurs générations de divinités agissant au cours de plusieurs grands âges et jusqu'à la fin du monde, alors que tous ces éléments seraient absents des mythologies de type gondwanien, qui commenceraient après la création du monde.

    L'idée est séduisante, mais se heurte vite à de nombreux problèmes. Durant près d'une centaine de pages, l'auteur répète régulièrement que ces deux mythologies existent, mais sans le démontrer, ce qui laisse craindre des hypothèses et des constructions ad hoc. Clamer n'est pas prouver. Mais ce qu'il faut craindre le plus dans ce genre d'entreprise, qui couvre les mythologies du monde entier, est une méconnaissance des différents dossiers abordés afin de servir à étayer la théorie de base. C'est un risque, commun à tout chercheur abordant la mythologie comparée, dont l'auteur a particulièrement conscience, comme il le dit clairement p. XII, mais qui aurait pu être partiellement levé en consultant les divers spécialistes des mythologies locales. Cela ne semble malheureusement pas avoir été le cas.

    Pour étudier la géographie mythique du monde, Michael Witzel est obligé de découper celui-ci en grandes aires culturelles (p. 68, par exemple). Mais là où l'on se serait attendu à un travail de fond, permettant d'offrir un critère de classement des mythes étudiés ensuite, le lecteur ne dispose plus que de quelques généralités. Ainsi, l'auteur divise l'Extrême Orient en Chine, Koguryo, Corée, Japon. L'extrême orient sibérien n'existe pas, pas plus que l'Asie du Sud-Est. Quant à Koguryo, qu'il érige en aire importante, c'est un ancien royaume de la Corée antique et médiévale, où l'on parlait un dialecte coréen. Mais comme à ce sujet, Michael Witzel a seulement lu l'ouvrage de Christopher Beckwith (2004), qui voulait faire de la langue du Koguryo un parent continental du proto-japonais (ouvrage qui n'a finalement guère été suivi : voir par exemple la réfutation de Pellard 2005), il détache arbitrairement ce royaume, quand il aurait fallu créer un ensemble coréano-toungouso-mandchou. Il en est finalement de même pour l'ensemble des aires géographiques proposées, toutes plus ou moins incomplètes ou arbitraires.

    Et les dossiers mythologiques qui suivent sont à peine mieux traités. Ainsi, p. 86-87, Michael Witzel parle du mythe « laurasien » des quatre âges du monde (ou de l'humanité). Selon lui, on trouve finalement cinq âges en Grèce, et en Mésoamérique. Il ne connaît donc pas la mythologie celtique, et notamment les cinq invasions de l'Irlande. Une information que l'on trouve pourtant dans nombre de livres de vulgarisation.

    Au-delà de ce type de lacunes, il est possible aussi de relever des approximations. Ainsi l'auteur considère-t-il Zoroastre comme un personnage historique, ce qui est loin d'être admis (Sergent 2005). Lorsqu'il aborde la mythologie grecque, il le fait souvent par le prisme de Robert Graves, un auteur qui n'hésite pas à surinterpréter ses sources pour reconstruire une « mythologie pélasge », donc antérieure à l'installation des Hellènes en Grèce (p. 108, par exemple).

    Lorsque Michael Witzel s'attaque à un mythe fondamental, auquel Calvert Watkins (1995) a consacré un monumental essai, le mythe du combat contre le dragon, il évacue cela en cinq pages très générales, basées sur une poignée de versions, sans faire la moindre typologie des dragons – or on se doute bien que le dragon ailé occidental est différent du cavalier polycéphale doté de trompes des Russes ou de l'escargotte géante des Indiens Shipibos –, ou de leurs adversaires. Il ne questionne pas le mythe dans toutes ses variations. Par ailleurs, il oublie de citer certains de ces prédécesseurs, qui avaient déjà noté la proximité entre les combats contre le dragon en Eurasie, en Amérique du Nord et en Amérique centrale (par exemple, Fontenrose, 1980). Ce n'est là qu'un exemple de son absence de prudence. Notons par exemple, que p. 219, il écrit : « much of mythology has been transmitted by men », et p. 237 : « mythology [… is …] similar with both the male and females of a given population ». La première affirmation est assez imprudente et demanderait à être davantage étayée, car la seconde est fausse dans sa généralité, ainsi que l’ont montré les Berndt pour l’Australie. Il faut tenir compte du fait que la majorité des recherches ont été effectuées par des hommes qui n’avaient pas accès aux traditions féminines. Ainsi, on a longtemps cru qu’en Australie la mythologie était essentiellement une affaire masculine, jusqu’à ce que, pendant que son mari Ronald recueillait les mythes transmis par les hommes, comme l’avaient fait avant lui nombre de chercheurs (introduisant ainsi un filtre masculin dans les études) Catherine Berndt collecte ceux qui n’étaient transmis que par les femmes, et qui se comptent par centaines (Berndt et Berndt 1994) ! Les lacunes aux fondements de l’œuvre sont ainsi nombreuses, et fragilisent considérablement l'ouvrage.

    Les connaissances en préhistoire de l'auteur semblent tout aussi problématiques, alors que l'objectif fixé par l'ouvrage est pourtant bien de reconstituer des idées, des mythes paléolithiques très anciens.

    P. 234, l'auteur déclare: « there is some overlap with early rock art found in France/Spain, the Sahara, Central India, and Timor, but also in South Africa, New Guinea, and Australia, which needs to be explained », une affirmation qui ne peut que surprendre tous les spécialistes. L’auteur renvoie à ses § 4.4.1 et § 7.1.2. De même p. 242: « Another close correlation can be established, in spite of certain problems of interpretation, between reconstructed Laurasian mythology and early (late Paleolithic) cave paintings of France ad Spain and between the early cave art of Australia and Gondwana myth (§4.4.1, §7.1.1). »

    Or que nous dit-il dans les paragraphes en renvoi? Il considère que l’art rupestre saharien est paléolithique, comme aussi, dans leur ensemble, les arts rupestres d’Afrique australe, de l’Oural et de l’Inde centrale. Une telle généralisation est inacceptable. Dans le détail, par exemple, ses sources d’informations pour le Sahara sont obsolètes, car il persiste à penser que le « Bubalin » constituerait une « phase » particulière (p. 527, n. 338), alors que cette position intenable a été réfutée depuis plus de vingt ans (voir par exemple Le Quellec 2013). Il reprend d’une manière extrêmement naïve le vieux dossier des « béliers à sphéroïdes » du Sahara (p. 267) en acceptant sans discussion l’hypothèse – pour le moins risquée – selon laquelle ces animaux porteraient un disque solaire (contra: Muzzolini 2001 ; Le Quellec 2001).

    Il regarde l’art paléolithique en général comme l’effet d’une « explosion » survenue vers 40 000 ans et que rien n’annonçait. Certes, il mentionne les découvertes de tracés géométriques de Blombos Cave, datée de 75 000 ans, ainsi que plusieurs autres découvertes similaires effectuées en Afrique australe et antérieures à 60 000 ans, mais il maintient l’expression « artistic explosion » (p. 253) sans tenir aucun compte des questions de taphonomie, et surtout en ignorant complètement l’important article de Sally Mcbrearty et Alison S. Brooks, qui ont consacré plus de cent pages à réfuter cette idée d’une « explosion » ou « révolution » artistique et cognitive (2000). Pire, il reprend des théories qui avaient encore parfois cours au début du XIXe siècle, comme celle qui veut que les Khoi-San seraient parti d’un Sahara verdoyant mais au climat déclinant, pour se rendre en Afrique australe en passant par la Tanzanie : certes, il n’est pas interdit de vouloir réhabiliter des thèses généralement tenues pour réfutées, mais en ce cas l’usage est quand même de proposer des arguments en leur faveur, ce que Michael Witzel, ici, ne fait pas, car il ne procède que par affirmations. Parlant des grottes ornées franco-cantabriques il va jusqu’à affirmer sans ambages (p. 255) que « the interest of the early cave painters was […] quite obviously in depicting hunted, wounded, and procreating animals »! Passe encore pour les animaux blessés, bien que cela mérite discussion et que les images ainsi interprétables soient très minoritaires (d'Huy et Le Quellec 2010), mais comment peut-il ignorer qu’il n’existe dans les grottes aucune peinture représentant indiscutablement la moindre scène de chasse, et qu’on serait bien en peine de trouver, dans tout l’art pariétal européen, une seule figuration de « procreating animal  » ?

    Enfin, il tient pour acquis que l’art paléolithique aurait été une affaire de chamanes, et multiplie les affirmations non prouvées, comme celle-ci: « Sacrifice seems to have developed from an early connection with shamanic hunting magic that developed in both Laurasian and Gondwana cultures » (p. 263). Pour cela, il ne s’appuie que sur un livre de vulgarisation – encore – publié (en 1988 !) par Joseph Campbell, bien connu pour accumuler lui aussi les généralisations hâtives: n’y aurait-il eu aucune étude sur ces sujets depuis la parution de ce livre ? Parmi les théories anciennes ressuscitées au passage figure celle de la « diffusion des mégalithes » (p. 271), mais fort heureusement, Witzel ne s’y attarde pas.

    Manifestement, l’auteur ne maîtrise pas du tout le dossier des arts rupestres, sa documentation est trop ancienne, partielle et partiale. Plutôt que de renforcer sa thèse, l’usage qu’il fait de ce dossier ne peut que l’affaiblir aux yeux de tout connaisseur. Et si l'on interroge ses connaissances sur des périodes encore plus anciennes, le constat est similaire. Ainsi, plutôt que de corriger son ouvrage après avoir eu connaissance de récentes découvertes concernant les hommes de Néandertal, il préfère les ignorer purement et simplement (p. XVIII). De la même manière, il ne considère que deux « humanités », celle d'Afrique, et celle – de l'homme moderne – sortie d'Afrique. Quid des êtres humains qui ont quitté précédemment ce continent, ces multiples formes issues d'Homo erectus archaïques ? Auraient-ils été totalement dépourvus de mythes ? N'auraient-ils pu interférer avec des hommes dits modernes venus plus tard ? Après tout, Neandertal nous a transmis une partie de ses gènes (Green et al. 2010 ; Prüfer et al. 2014) ; pourquoi pas une partie de ses mythes ? Pour échanger ses gènes, il faut d'abord se comprendre. La chose était d'autant plus importante qu'une influence néanderthalienne pourrait expliquer une partie de la mythologie laurasienne (voir une première hypothèse dans Lajoye 2006). Pourtant, Michael Witzel ne pose même pas la question. Et pour ce qui concerne cet homme « moderne », l'Eve africaine aurait vécu, selon l'auteur, vers 130 000 ans, et la sortie d'Afrique daterait de 65 000 ans. Si la première date est, en l'état, à peu près exacte (même si, depuis la découverte d'Homo sapiens idaltu, on est bien obligé de rechercher une date antérieure), la deuxième est fausse. L'auteur ignore les découvertes de Qafzeh et de Skhul (Israël, 120 000/90 000 ans), pourtant célèbres, ou celles de Liujiang (Chine, vers 68 000 ans).

     

    Au-delà de toutes ces critiques sur les données, il faut aussi s'attarder sur la forme de l'essai. Michael Witzel prétend à la réfutabilité, ce qui le place, avons-nous vu au début du texte, dans une approche poppérienne de la science. Pourtant il ne cesse de trouver des hypothèses ad hoc pour sauver sa théorie lorsque les faits ne sont pas en accord avec lui : il sélectionne la littérature en sa faveur, tout en organisant sa défense. Ainsi, selon l'auteur, pour faire s'effondrer sa théorie, il ne suffirait pas que les contre-exemples concernant la diffusion d'un mythème en particulier se multiplient, mais que l'organisation des mythèmes qu'il a sélectionné ne se retrouve plus (p. 281). Pour procéder par analogie : qu'importent si les briques utilisées pour construire une voiture Lego se retrouvent dans d'autres boîtes, pourvu qu'elles ne servent à construire qu'un seul modèle de voiture.

    L'auteur paraît avoir senti la faille de sa théorie. Parmi les motifs qu'il étudie, le déluge est universel, idem pour le Trickster amenant la culture aux hommes (presque universel), le Dieu créateur se retrouve en Afrique (mis en note, p.474), et on y trouve aussi des récits de création, par exemple chez les Bambara (ces motifs sont donc bien présents dans un secteur où, selon Michael Witzel, le monde serait éternel)... Aucune carte, aucun relevé précis, ne permet par ailleurs de vérifier que certains motifs sont bien plus répandus dans une partie du monde que dans l'autre. La base des énoncés est donc bien fragile.

    Si l'on admet qu'importent peu les briques et que c'est l'organisation des mythèmes entre eux qui est importante, force est de constater qu'il est rare de trouver ensemble les différents éléments de la cosmologie proposée. Michael Witzel, bien conscient du danger, propose afin de le contrer quelques hypothèses ad hoc :le peuple aurait oublié, ou modifié, son héritage. Le raisonnement de l'auteur se fissure davantage encore : si seul compte le plan, on ne le retrouve pas partout, là où justement son omniprésence devrait garantir la division du monde en deux grands schèmes mythologiques. Face à ces difficultés, Michael Witzel décide de réduire la structure laurasienne au maximum, en la définissant comme un schème allant de la création à la destruction du monde, et en précisant que les grands événements qui doivent se dérouler entre ces deux extrêmes ne sont pas obligatoires (p. 283). Ce recul pose encore problème : en effet, jamais n'est démontré le fait que la croyance en un début et une fin de l'univers aurait été plus importante, aux yeux des peuples paléolithiques, que par exemple le déluge. Dans ces conditions, pourquoi les privilégier ? Par ailleurs, le début de l'univers et sa déflagration finale ne se retrouvent pas partout en Laurasie, par exemple chez les Eskimos. La rigueur autoproclamée de Michael Witzel ne doit donc pas faire illusion. Les lacunes logiques sont nombreuses dans son ouvrage, et suffisent à elles seules à faire douter des fondements de sa théorie.

    Il aurait été pourtant facile d'étayer l'analyse statistiquement, en calculant le pourcentage de co-occurences de chaque mythème en plusieurs points bien définis du monde. Ou même d'étudier plusieurs ethnies avec précision et de les mettre en regard dans un tableau. Cela n'a pas été fait (ou quand cela a été fait, par exemple pour le tableau du Gondwana, cela reste très peu convaincant, avec de nombreuses cases vides). Au contraire, le lecteur fait face à une accumulation d'éléments en faveur de la thèse de l'ouvrage, sans que l'auteur cherche à réellement tester celle-ci. Or une collection d'observations (« Je n'ai vu jusqu'à présent que des cygnes blancs ») ne permet pas d'induire logiquement une proposition générale (« Tous les cygnes sont blancs »), car une seule observation contraire (« J'ai vu passer un cygne noir ») invalide la proposition générale.

    En résumé, la série d'éléments proposés comme typiques de la mythologie laurasienne selon Michael Witzel se retrouve rarement en un seul lieu, et la co-occurence de quelques éléments par ci, par là, est problématique, car, si certains motifs sont universaux, cette cooccurence peut se retrouver ailleurs que dans la région où elle est censée se produire. Ainsi Michael Witzel reconnaît lui-même que des éléments de séquence de la mythologie laurasienne se retrouvent en terre gondwanienne (p. 283, 344-347), en expliquant que ce n'est pourtant pas un problème important, mais sans expliquer véritablement pourquoi. En réalité, ce ne serait pas significatif si Witzel avait prouvé que la co-ocurrence de ces motifs était nettement moins fréquente au Gondwana qu'en Laurasie, ce qui n'a pas été fait.

    Contrairement à ces dires, Michael Witzel semble finalement bien décidé à ne pas laisser sa théorie se faire réfuter, puisqu'il ne propose grosso modo au lecteur que deux solutions : 1/ soit les données confirment la théorie, 2/ soit la théorie doit s'adapter. Il oublie la possibilité que sa théorie s'effondre. Le livre adopte alors un souffle prophétique.

    Venons-en à la cladistique, l'un des maîtres mots de l'ouvrage. Selon l'auteur, la mythologie comparée doit prendre la forme d'un arbre représentant l'évolution des mythes humains (p. 3, 17). L'idée est intéressante, et a été développée en s'appuyant sur des outils statistiques depuis 2012 (d'Huy 2012 ; d'Huy et Le Quellec 2014) Mais quand Michael Witzel tente de reconstituer l'arbre laurasien, il se contente en réalité de reprendre des arbres linguistiques pour étayer l'ensemble (p. 80 et suiv.), en s'appuyant extrêmement peu sur des analyses proprement phylogénétiques. Or cela implique une évolution simultanée de la mythologie et des langues, ce qu'il ne démontre pas. Par ailleurs, les familles de langue qu'il utilise dans l'ouvrage sont discutables (Nostratique, Dene-Caucasien, etc.). De même, s'il parle de « mutations » affectant les récits, le terme n'est pas défini.

    Par ailleurs, l'auteur oublie qu'accepter cette méthode implique que tous les récits appartenant à l'aire laurasienne doivent évoluer simultanément – en même temps que les peuples? –, ce qui interdit de les considérer séparément ; ce que Michael Witzel fait pourtant puisqu'il les aborde individuellement. Il faudrait montrer que les mythes évoluent simultanément, et non chacun de leur côté. Il serait facile de le tester statistiquement à partir d'arbres créés en utilisant des outils propres à la cladistique, mais ce que fait Michael Witzel ne relève pas de cette discipline. Il est ainsi difficile de comprendre comment les arbres des pages 67 et suivantes ont été obtenus. Ajoutons qu'il n'aborde pas le problème de l'émergence spontanée de motifs mythologiques semblables en plusieurs points du monde, surtout quand le mythème est simple (par exemple, le déluge).

     

    Il semble au final que Michael Witzel ait généralisé ses intuitions sans prendre la prendre la peine de faire de véritables démonstrations. Il a, comme Yuri Berezkin que nous avons récemment accueilli dans nos colonnes, mis le doigt sur de véritables différences de distributions géographiques qu’il faut expliquer, mais à la différence du premier, il s’est obstiné à reconstituer deux grands mythes dont la préhistoire, l’histoire et l’évolution rendraient compte de la situation actuelle. Ce n’est sans doute pas entièrement faux, mais il est prématuré de l'affirmer, surtout de manière péremptoire et schématique. Il paraît hautement préférable, du moins pour l’instant, de se contenter d’étudier la diffusion de certains mythes et motifs.

     

    Julien d'Huy, Patrice Lajoye et Jean-Loïc Le Quellec

     

     

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