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NMC - Page 48

  • (Review) Grigory Bondarenko - Studies in Irish Mythology

    Bondarenko - copie.jpgGrigory Bondarenko, Studies in Irish Mythology, 2014, Berlin, Curach Bhán Publications, 287 p.

    Cet ouvrage est, de l'avis même de son auteur, une étude de la vision du monde des traditions mythologiques irlandaises, dans le contexte des mythologies indo-européennes et eurasiennes. Ce livre prend la forme d'un recueil d'articles mis à jour et augmentés d'inédits.

    L'auteur compare surtout, dans ce recueil pensé comme un essai, les traditions mythologiques irlandaises aux domaines slaves et indiens, tout en y relevant les apports de la culture judéo-chrétienne médiévale lors de la mise par écrit de la mythologie irlandaise. C'est là une posture tout à fait rigoureuse qui concilie toutes les données du problème de l'étude de cette mythologie. Cependant, on peut reprocher à G. Bondarenko de déclarer que le matériel celto-romain ou les sources gréco-romaines qui parlent des Celtes ne peuvent être considérés comme apportant des informations substantielles sur le système mythologique celtique. Il est vrai que ces sources, prises à l'état brut, n'apportent pas grand-chose, mais leur analyse, au moyen du comparatisme, a montré qu'elles avaient une richesse bien plus importante que ce qu'affirme G. Bondarenko1.

    En ce qui concerne le contenu de ce livre, il est pour le moins fourni. Ainsi, le premier chapitre procède à une comparaison celto-slave portant sur la correspondance formulaire entre les pratiques extatiques d'un druide en Irlande et d'un sorcier en Russie. L'auteur s'en sert comme point de départ d'une analyse rapide des prêtrises pré-chrétiennes celto-slaves, en particulier dans leurs aspects mystiques. La comparaison suivante est également celto-slave et porte sur deux personnages épiques, l'Irlandais Cú Roí mac Dáire et le Russe Svyatogor, deux antagonistes chthoniens des héros principaux de leurs épopées respectives. La dernière étude celto-slave met en parallèle les conceptions de l'Autre Monde souterrain comme refuge de populations refoulées et démonisées : les anciens dieux en Irlande et ceux des finno-ougriens dans le nord de la Russie.

    Ensuite, l'auteur nous parle des cinq routes royales irlandaises qui trouvent leurs parallèles les plus frappants dans le motif des cinq directions attachées à la royauté indienne. Une autre pentade est également traitée, il s'agit de celle des cinq arbres primordiaux irlandais, qui sont comparés à de possibles parallèles gnostiques et manichéens.

    Les deux chapitres suivants sont deux nouvelles éditions et traductions commentées de poèmes concernant des arbres mythiques irlandais ; les personnages centraux de l'Airne Fíngein, Fíngen et le haut-roi Conn Cétchathach, sont analysés dans les deux études suivantes. Un autre poème concernant les cinq routes royales révélées à la naissance de Conn est édité, traduit et commenté par l'auteur. La question des routes royales est également le sujet de l'étude suivante, qui porte sur l'importance de ce motif lors de l'inauguration et de la mort du haut-roi Conaire.

    La conception de l'oralité et de l'écriture dans la tradition irlandaise est le sujet d'une étude sur le récit du recouvrement du texte de l'épopée d'Ulster, la Táin Bó Cúailnge. Les conceptions de cette épopée et d'autres textes irlandais parlant de cas de métempsychose sont par la suite abordés.

    Les liens entre deux hydronymes irlandais, Boyne et Shannon, et le matériel celtique continental, servent de point d'appui à l'analyse de certaines déesses fluviales. La figure des porchers et leur importance dans les traditions irlandaises et galloises sont également passées en revue. Enfin le dernier chapitre est une étude du personnage de l'antédiluvien Fintan mac Bóchra et de ses implications au sein de la pseudo-histoire synthétique irlandaise.

    En dépit de réserves ponctuelles à l'égard de certaines propositions de l'auteur et d'un manque de références aux études celtologiques ou comparatives francophones récentes, les travaux assemblés ici sont de première importance et nous conseillons vivement ce livre à tous ceux qui seraient intéressés par l'étude du matériel celtique irlandais.

     

    Guillaume Oudaer

    1Nous pensons notamment aux études de Patrice Lajoye, Valérie Raydon, Bernard Sergent, Claude Sterckx, etc.

  • (Review) Frédéric Blaive et Claude Sterckx - Le Mythe indo-européen du guerrier impie

     

    Blaive.jpgFrédéric Blaive et Claude Sterckx, Le Mythe indo-européen du guerrier impie, 2014, Paris, L'Harmattan, coll. « Kubaba », 216 p.

     

    Le mythe du guerrier impie est une découverte de Frédéric Blaive qui remonte aux années 1980, et qui a depuis fait l'objet d'une première synthèse dans un ouvrage du même auteur (Impius Bellator, 1996, Arras, Kom), et de nombreux articles, par lui-même ou par d'autres chercheurs dont Claude Sterckx, co-auteur du présent livre. Autant dire que l'idée elle-même n'a plus vraiment à être démontrée. De quoi est-il question ? Un personnage, héros ou roi, est pris de démesure, d'orgueil, et rejète alors tout ce qui peut avoir un caractère divin, sacré, droit ou juste. Particulièrement puissant, il va alors voir apparaître un certain nombre de signes bien précis qui annonceront sa mort inéluctable.

     

    Le premier exemple étudié par Frédéric Blaive et Claude Sterckx est à lui seul particulièrement parlant et peut servir de modèle pour la suite. Il s'agit du démon indien Rāvaa, mentionné par le Rāmāyaa, plus puissant que les dieux, qu'il a d'ailleurs chassés, et qui n'épargne rien ni personne. Mais sa mort est annoncée, et lorsqu'enfin il affronte les troupes de Rāma, le soleil finit par perdre sa clarté, il pleut du sang, les chevaux du char du démon trébuchent, un vautour et des chacals apparaissent. La mort du démon survient peu après.

    La suite de l'ouvrage, une fois la structure du mythe bien établie, n'est finalement qu'un catalogue détaillé, domaine par domaine, de guerriers impies. Un catalogue le plus souvent convaincant, par exemple dans les cas du dossier iranien et du dossier germano-scandinave, avec de grands rois qui entrent parfaitement dans ce cadre. Il en est de même en Arménie, avec le Mesramélik, ennemi du héros David de Sassoun. Les cas romains, déjà étudiés auparavant dans divers articles, le sont tout autant. Mais il en est d'autres pour lesquels intervient un problème majeur : celui de l'interférence du mythe du guerrier impie avec celui, théorisé par Georges Dumézil, des trois péchés du guerrier. Dans ce dernier, un guerrier, autrement exemplaire, commet trois péchés, un contre chaque fonction indo-européenne, ce qui entraîne sa mort. Le fait qu'il commette une impiété (péché contre la première fonction), ne suffit pas à faire de lui un guerrier impie. Le cas de Soslan en domaine ossète est lui-même désigné comme ambigu par les auteurs. Mais c'est surtout en domaine celtique et slave qu'il me semble que le problème se pose : Cuchulainn, par exemple, et je pense l'avoir montré dans mon propre ouvrage (Fils de l'orage : un modèle eurasiatique de héros, 2012, Lulu.com), n'est pas impie, mais soumis aux trois péchés du guerrier. De même le seul motif du cheval qui trébuche ou qui pleure est insuffisant pour désigner un guerrier impie : ainsi en domaine slave élargie (incluant la Roumanie, la Moldavie et le Caucase), il existe des héros (dont Il'ja Muromec et Batradz) dont le cheval trébuche lors d'une rencontre avec un dragon, mais dont c'est bien l'adversaire qui meurt. De même, dans la littérature médiévale française, le cheval de Lanval (dans le lai éponyme de Marie de France), tremble quand celui-ci va rencontrer une fée ; et dans Les Merveilles de Rigomer, c'est celui de Lancelot qui renâcle à l'approche d'une sorcière : dans les deux cas, cette rencontre sera bénéfique. Le Serbe Marko Kraljvić aurait pu entrer, au premier abord dans cet catégorie, mais un examen plus attentif suffisait à éliminer du corpus : oui, Marko recourt à des ruses parfois infâmes contre ses ennemis, et il maltraite des femmes de façon particulièrement cruelle. Mais il ne s'agit jamais d'impiété en tant que telle, du moins pas dans la mentalité nationaliste des Serbes qui chantaient, au XIXe siècle, ses exploits, puisque ces ennemis sont turcs, et que ces femmes sont turques, ou bien font l'injure à Marko de le comparer à un Turc. Ce sont eux, et elles, les impies.

    Mais ces quelques remarques ne sont là que pour montrer combien ce dossier, encore jeune finalement, s'avère très riche et complexe, et de ce fait stimulant. Cette nouvelle synthèse, particulièrement bienvenue car évidemment mise à jour et largement plus accessible au public que la précédente, ouvre bien des portes, invite les chercheurs à continuer à explorer la piste du guerrier impie, et notamment hors du domaine indo-européen. Car si le titre de l'ouvrage semble déjà apporter une conclusion sur point, l'essai lui-même s'achève par un examen du Kalevala, vaste épopée finnoise, certes en bien des points indo-européanisée, qui entrebâille la porte vers d'autres domaines, eurasiatiques, et qui sait au-delà ?

     

    Patrice Lajoye

     

  • (Review) Bernard Sergent - Les Origines celtiques des Lais de Marie de France

    les-origines-celtiques-des-lais-de-marie-de-france.jpgBernard Sergent, L'Origine celtique des Lais de Marie de France, 2014, Genève, Droz, « Publications romanes et françaises », 390 p.

    Les Lais de Marie de France forment un corpus de douze poèmes narratifs composés durant la deuxième moitié du XIIe siècle en Angleterre. Dans plusieurs d'entre eux, l'auteur, au sujet duquel on sait peu de choses, revendique des sources bretonnes à ces histoires. Ces revendications ont parfois été vues comme un artifice littéraire, aussi l'origine de ces lais est-elle l'objet de débats réguliers depuis plus d'un siècle. Le parti pris de Bernard Sergent est de montrer qu'ils relèvent bien du légendaire celtique, non seulement breton ou gallois, mais aussi parfois irlandais. Il entend donc montrer que ces douze lais ont bien une origine celtique.

    Pour cela, la méthode qu'il emploie est fort simple : il passe en revue les douze lais, dans l'ordre qui leur est donné par la plupart des manuscrits, en donne un résumé détaillé, avant d'analyser point par point chacun des motifs qui les composent, ce qui lui permet ainsi de montrer que l'ensemble de ces motifs, quasiment sans exception, existe parallèlement dans la littérature celtique, qu'elle soit médiévale ou plus tardive. Et d'en tirer la conclusion qui s'impose : le fond légendaire des lais est bien d'origine celtique, voire même simplement bretonne.

    Et en dépit de cette masse de concordances souvent très précises, l'auteur se révèle prudent. Ainsi, après avoir rappelé les diverses attestations médiévales, parfois très précoces, de bardes et conteurs bretons oeuvrant hors de Bretagne (Grande ou Petite), il indique : « Que Marie ait su le breton est sans doute exagéré ». À ce titre, je serai bien moins prudent que lui : Marie de France était clairement polyglotte : elle connaissait le latin (outre les lais, elle a adapté du latin le Tractatus de Purgatorio Sancti Patricii de Henri de Saltrey – L'Espurgatoire de saint Patrice –, un Romulus qui deviendra l'Ysopet, et probablement une vie de saint Audrey – La Vie Seinte Audree), et de par son milieu de vie, il est assez probable qu'elle parlait anglais. Qu'elle ait su le breton dans un contexte culturel où les Bretons sont nombreux n'a strictement rien d'impossible. De même, lorsqu'il relève que le lai de Guigemar et un texte irlandais célèbre, Serglige Con Culaind (La Maladie de Cuchulainn), sont basés sur une trame commune, il dit qu'il est « douteux que Marie elle-même ait connu ce récit » (p. 46). Pourtant, à cette époque, les contacts entre l'Irlande et le monde anglo-normand sont nombreux, ne serait qu'en raison de l'exil de Dermott MacMurrough en Angleterre puis en Normandie, suivi de l'invasion normande de l'île, qui débuta en 1169. Des érudits, comme Giraud de Barry, en ramènent des récits légendaires. De même, les moines irlandais continuent à se répandre dans divers monastères d'Europe, et certains s'arrêtaient bien sûr en Angleterre. Monique Houart a pu montrer que des légendes liées à Cuchulainn ont parfois influencé des chansons de geste. Qu'un clerc irlandais ait pu conter à Marie cette histoire n'aurait rien d'impossible.

    De la même manière, sa trop grande prudence envers les méthodes de l'école structuraliste géo-historique, celle de Antti Aarne et Stith Thompson, est pour le moins surprenante, surtout quand justement on étudie des motifs. Ainsi écrit-il p. 57, n. 1 : « Je noterai ici sans entrer dans des discussions théoriques, qu'il y a là un aspect du problème général qui consiste à traiter des mythes comme des contes : que l'on trouve dans les premiers des Motifs répertoriés, cela ne fait aucun mystère, puisque les contes sont des sortes de mythes 'au rabais' […]. Mais chaque fois qu'on est passé au niveau des récits, les malheureux auteurs ont découvert que le mythe ne rentrait pas dans le schéma des contes eux aussi répertoriés. La pensée mythique est infiniment plus libre que la pensée qui préside aux contes, et les schémas de Propp sont, pour l'analyse des mythes, un carcan qui, de toute manière, ne parvient pas à tout englober. »

    Si la critique de Propp est légitime et même bienvenue, il convient de noter que la distinction entre « mythes » et « contes » (étrangement vus ici comme « mythes au rabais ») est extrêmement délicate. Lorsque l'on quitte l'aire européenne, il faut noter que nombre de textes publiés sous le titre trompeur de « contes populaires » sont en fait des mythes. En revanche, il est normal, pour le coup, que les Lais de Marie n'entrent pas dans la typologie des contes, pour la simple et bonne raison qu'ils ne sont ni des mythes, ni des contes, mais des œuvres littéraires. Bernard Sergent insiste d'ailleurs très régulièrement, et à juste titre, sur les innovations apportées par l'auteur sur les prototypes identifiables de ces textes. En tant qu'auteur, Marie travaille de fait sa matière en toute liberté, et l'on ne peut l'analyser qu'à travers les motifs qu'elle emploie.

    Notons pour finir en ce qui concerne les critiques que contrairement à ce qui est dit p. 31, n. 20, la Chanson d'Aiquin (et non d'Aiguin) ne relève pas du cycle de Tristan : c'est une chanson de geste appartenant au cycle de Charlemagne.

    Mais ce ne sont là qu'infimes broutilles. Car cette Origine celtique des Lais de Marie de France offre un travail comparatiste majeur, même considérable, que seul un chercheur bien au fait de la littérature mythologique et légendaire celtique, continentale comme insulaire, pouvait mener. De ce fait, cet ouvrage permet d'ajouter avec certitude au corpus de ces littératures de nouveaux éléments, certes en français, mais dont l'origine celtique est certaine: l'apport est donc de taille. Aussi peut-on dire qu'il s'agit-là d'un livre important et donc on ne peut plus recommandable.

     

    Patrice Lajoye