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(Review) Bernard Sergent - Les Origines celtiques des Lais de Marie de France

les-origines-celtiques-des-lais-de-marie-de-france.jpgBernard Sergent, L'Origine celtique des Lais de Marie de France, 2014, Genève, Droz, « Publications romanes et françaises », 390 p.

Les Lais de Marie de France forment un corpus de douze poèmes narratifs composés durant la deuxième moitié du XIIe siècle en Angleterre. Dans plusieurs d'entre eux, l'auteur, au sujet duquel on sait peu de choses, revendique des sources bretonnes à ces histoires. Ces revendications ont parfois été vues comme un artifice littéraire, aussi l'origine de ces lais est-elle l'objet de débats réguliers depuis plus d'un siècle. Le parti pris de Bernard Sergent est de montrer qu'ils relèvent bien du légendaire celtique, non seulement breton ou gallois, mais aussi parfois irlandais. Il entend donc montrer que ces douze lais ont bien une origine celtique.

Pour cela, la méthode qu'il emploie est fort simple : il passe en revue les douze lais, dans l'ordre qui leur est donné par la plupart des manuscrits, en donne un résumé détaillé, avant d'analyser point par point chacun des motifs qui les composent, ce qui lui permet ainsi de montrer que l'ensemble de ces motifs, quasiment sans exception, existe parallèlement dans la littérature celtique, qu'elle soit médiévale ou plus tardive. Et d'en tirer la conclusion qui s'impose : le fond légendaire des lais est bien d'origine celtique, voire même simplement bretonne.

Et en dépit de cette masse de concordances souvent très précises, l'auteur se révèle prudent. Ainsi, après avoir rappelé les diverses attestations médiévales, parfois très précoces, de bardes et conteurs bretons oeuvrant hors de Bretagne (Grande ou Petite), il indique : « Que Marie ait su le breton est sans doute exagéré ». À ce titre, je serai bien moins prudent que lui : Marie de France était clairement polyglotte : elle connaissait le latin (outre les lais, elle a adapté du latin le Tractatus de Purgatorio Sancti Patricii de Henri de Saltrey – L'Espurgatoire de saint Patrice –, un Romulus qui deviendra l'Ysopet, et probablement une vie de saint Audrey – La Vie Seinte Audree), et de par son milieu de vie, il est assez probable qu'elle parlait anglais. Qu'elle ait su le breton dans un contexte culturel où les Bretons sont nombreux n'a strictement rien d'impossible. De même, lorsqu'il relève que le lai de Guigemar et un texte irlandais célèbre, Serglige Con Culaind (La Maladie de Cuchulainn), sont basés sur une trame commune, il dit qu'il est « douteux que Marie elle-même ait connu ce récit » (p. 46). Pourtant, à cette époque, les contacts entre l'Irlande et le monde anglo-normand sont nombreux, ne serait qu'en raison de l'exil de Dermott MacMurrough en Angleterre puis en Normandie, suivi de l'invasion normande de l'île, qui débuta en 1169. Des érudits, comme Giraud de Barry, en ramènent des récits légendaires. De même, les moines irlandais continuent à se répandre dans divers monastères d'Europe, et certains s'arrêtaient bien sûr en Angleterre. Monique Houart a pu montrer que des légendes liées à Cuchulainn ont parfois influencé des chansons de geste. Qu'un clerc irlandais ait pu conter à Marie cette histoire n'aurait rien d'impossible.

De la même manière, sa trop grande prudence envers les méthodes de l'école structuraliste géo-historique, celle de Antti Aarne et Stith Thompson, est pour le moins surprenante, surtout quand justement on étudie des motifs. Ainsi écrit-il p. 57, n. 1 : « Je noterai ici sans entrer dans des discussions théoriques, qu'il y a là un aspect du problème général qui consiste à traiter des mythes comme des contes : que l'on trouve dans les premiers des Motifs répertoriés, cela ne fait aucun mystère, puisque les contes sont des sortes de mythes 'au rabais' […]. Mais chaque fois qu'on est passé au niveau des récits, les malheureux auteurs ont découvert que le mythe ne rentrait pas dans le schéma des contes eux aussi répertoriés. La pensée mythique est infiniment plus libre que la pensée qui préside aux contes, et les schémas de Propp sont, pour l'analyse des mythes, un carcan qui, de toute manière, ne parvient pas à tout englober. »

Si la critique de Propp est légitime et même bienvenue, il convient de noter que la distinction entre « mythes » et « contes » (étrangement vus ici comme « mythes au rabais ») est extrêmement délicate. Lorsque l'on quitte l'aire européenne, il faut noter que nombre de textes publiés sous le titre trompeur de « contes populaires » sont en fait des mythes. En revanche, il est normal, pour le coup, que les Lais de Marie n'entrent pas dans la typologie des contes, pour la simple et bonne raison qu'ils ne sont ni des mythes, ni des contes, mais des œuvres littéraires. Bernard Sergent insiste d'ailleurs très régulièrement, et à juste titre, sur les innovations apportées par l'auteur sur les prototypes identifiables de ces textes. En tant qu'auteur, Marie travaille de fait sa matière en toute liberté, et l'on ne peut l'analyser qu'à travers les motifs qu'elle emploie.

Notons pour finir en ce qui concerne les critiques que contrairement à ce qui est dit p. 31, n. 20, la Chanson d'Aiquin (et non d'Aiguin) ne relève pas du cycle de Tristan : c'est une chanson de geste appartenant au cycle de Charlemagne.

Mais ce ne sont là qu'infimes broutilles. Car cette Origine celtique des Lais de Marie de France offre un travail comparatiste majeur, même considérable, que seul un chercheur bien au fait de la littérature mythologique et légendaire celtique, continentale comme insulaire, pouvait mener. De ce fait, cet ouvrage permet d'ajouter avec certitude au corpus de ces littératures de nouveaux éléments, certes en français, mais dont l'origine celtique est certaine: l'apport est donc de taille. Aussi peut-on dire qu'il s'agit-là d'un livre important et donc on ne peut plus recommandable.

 

Patrice Lajoye

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