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NMC - Page 30

  • (Review) Judith Kalik et Alexander Uchitel – Slavic Gods and Heroes

    Kalik.jpgJudith Kalik and Alexander Uchitel, Slavic Gods and Heroes, 2019, Londres et New York, Routledge, 186 p.

    J’ai eu à plusieurs reprises à regretter le fait qu’il ne paraît plus depuis des décennies, dans une langue occidentale, de travaux d’envergure sur la mythologie des Slaves païens. De ce fait, cette mythologie est largement méconnue des chercheurs non-slaves. Aussi la parution toute récente de Slavic Gods and Heroes, de Judith Kalik et Alexander Uchitel, ne peut qu’être saluée car, même si, comme on va le voir, le livre souffre de multiples défauts, il ne tombe pas dans le néopaganisme et ne se contente pas non plus que recycler les vieilles hypothèses d’Alexandre Afanassiev.

    Cependant, cette volonté de faire neuf, et presque tabula rasa, a un prix. Ainsi les auteurs regroupent dans l’«École mythologique», qu’ils rejettent, aussi bien Alexandre Afanassiev et Alexandre Famintsyne pour le XIXsiècle et l’académicien soviétique Boris Rybakov pour le XXe, ignorant une foule d’autres auteurs autrement plus sérieux. Du coups les hypothèses de cette école sont un peu légèrement qualifiées de «fantasies» (p. 3).

    Dès leur introduction, les auteurs basent leur travail sur un a priori surprenant: ils déconnectent la religion et le culte de la mythologie proprement dite, considérant que les premiers sont issus d’une évolution récente, lourdement influencée par le christianisme. Or sur ce point, ils ne démontrent rien, et n’auraient rien à répondre, par exemple, à Bernard Sergent qui avaient montré la grande proximité existant entre le culte de Svantovit à Arkone et celui d’Apollon à Sparte, rapprochement qui démontre l’antiquité du premier (Revue de l’Histoire des Religions, 1994, 211-1, p. 15-58).

    On entre dans le vif du sujet avec le chapitre 2 (p. 20-30), qui présente un bref, trop bref survol des sources supposées les plus anciennes sur la religion des Slaves: chaque texte est traduit puis suivi de quelques considérations dans lesquelles la bibliographie critique est quasiment absente. Et l’a priori signalé ci-dessus fait dire aux auteurs: «However, the belief in ‘one god’ that Procopius attributed to the Slavs is a typically Christian ‘monotheistic’ interpretation of primitive religions without a developed polytheistic pantheon of gods […]» (p.31).

    C’est là prendre le texte de Procope bien trop au pied de la lettre, car si celui-ci parle bien d’un « dieu unique », c’est pour ajouter ensuite: «Ils adorent en outre les fleuves et les nymphes et d’autres divinités et pendant ces sacrifices ils font des divinations» (Procope, De Bello gothico, III, 14 = Meyer, 1931, p. 5). On serait plus en droit de soupçonner que l’auteur byzantin a pu faire allusion à une forme d’hénothéisme.

    Autre a priori préjudiciable: selon les auteurs, il n’y aurait pas de panthéon commun à l’ensemble des Slaves. C’est là une assertion curieuse, même s’il est vrai que les noms de divinités attestés les sources textuelles ou la toponymie dans l’ensemble du monde slave (Perun, Veles, Mokoš), sont rares. Cette rareté peut vouloir dire que les Slaves, comme par exemple les Celtes, ont usé d’épithètes locales pour désigner leurs dieux. Mais s’en tenant à leur a priori, les deux auteurs en viennent à affirmer que si, par exemple, le dieu Svarožič est mentionné tant chez les Slaves de l’Ouest, que dans une source russe, c’est que l’auteur de cette dernière l’a emprunté à des sources occidentales (p. 49). Suivant cette même logique, Svarog ne serait qu’un fantôme, basé sur Svarožič, servant à traduire Hephaistos dans l’adaptation slavonne de la Chronique de Jean Malalas. C’est malheureusement ignorer d’autres sources, qui montrent l’existence d’un Svarok, anthroponyme en Bulgarie au XIIIe-XIVsiècle, ou encore d’un Suarunas, mercenaire slave attesté par Agathias (Histoires, IV, 18), deux noms vraisemblablement basés sur celui du dieu. Enfin, divers toponymes conservent sans doute encore la mémoire de Svarog : Swarożyno siodło et Twarożna góra en Pologne, Tvarožna en Bohême et en Moravie, Twarog en Styrie, la substitution de l’initiale et son remplacement par un «t» relevant sans doute d’un tabou.

    Cette même idée d’éclatement complet du panthéon slave fait dire aux auteurs que «the identification of Prove with the East Slavic Perun is without foundation» (p. 63), ceci sans le moindre argument à l’appui. Or il existe deux variantes dans le texte de la Chronica Slavorumd’Helmold, l’une d’elle nomme le dieu Prove et l’autre Prone. Or «Prone» peut aisément être accepté comme une forme germanisée de Perun. En atteste un toponyme de la région de Stralsund, Prohn, écrit Perun en 1240. Perun n’est pas seulement un dieu des Slaves de l’Est, mais bien un dieu pan-slave: à défaut de textes, il est connu dans l’ensemble du monde slave par la toponymie. Ce simple fait suffit à montrer que Perun était aussi connu des Slaves de l'Ouest.

    Aussi conclure cette importante partie consacrée au dieux par un «There was no pan-Slavic pantheon. All Slavic gods were purely local» sans appel est clairement abusif et démontre juste que les auteurs n’ont pas su s’affranchir des textes anciens pour aborder d’autres sources.

    La deuxième partie, consacrée au héros, porte assez mal son titre, «Heroes», puisqu’en définitive, elle ne traite que des mythes de fondation et des héros fondateurs, à l’exclusion des héros épiques (lesquels ne sont pas connus par des sources anciennes). Les auteurs notent avec raison la grande ressemblance qui existe entre les mythes de fondation des différents peuples slaves, dont ils dressent l'inventaire détaillé, et après avoir présenté les diverses sources, ils tentent une reconstruction audacieuse mais intéressante, n’hésitant pas à invoquer une forme de totémisme animal.

    Issu d’un cours professé récemment à Jérusalem, Slavic Gods and Heroes pose clairement problème par son manque d’ambition et son caractère trop péremptoire: les analyses y sont bien trop brèves et ne s’appuient pas assez sur la bibliographie pourtant importante. On constatera ainsi des lacunes flagrantes: Roman Jakobson est ignoré, un seul ouvrage de Vjačeslav Ivanov et Vladimir Toporov est mentionné, les publications récentes de sources ne sont pas connues. On relève aussi une erreur étrange: Religia Słowian du Polonais Andrzej Szyjewski (2003, Kraków, WAM), est systématiquement cité sous un titre anglais, alors qu’il semble que cet ouvrage n’ait jamais été traduit. Malgré tous ces défauts, il ne s'agit pour autant pas d'un livre indigne, en regard de ce qui existe autrement en anglais. 

    Patrice Lajoye

  • (Review) Galina Kabakova - D'un Conte l'autre

    Kabakova.jpgGalina Kabakova, D’un Conte l’autre, 2018, Paris, Flies France, 255 p.

    Galina Kabakova est sans doute à l’heure actuelle la meilleure spécialiste en activité du folklore des Slaves de l’Est. Depuis de nombreuses années, elle dirige une collection fameuse, «Aux origines du monde», chez Flies France, consacrée aux mythes et légendes cosmogoniques et étiologiques du monde entier, et parallèlement à cette activité, elle a publié de nombreux articles sur les mythes étiologiques d’une part, et sur les contes des Slaves de l’Est d’autre part. Ce sont ces articles qui sont pour partie rassemblés, revus et ordonnés selon un plan remarquablement cohérent, dans le présent ouvrage, qui porte pour le coup un titre que l’on pourra sans doute trouver trop vague mais qui pourra amener vers lui des lecteurs qui autrement ne se seraient peut-être pas intéressés à ce folklore.

    Bien que non clairement scindé en parties, le sommaire se divise en deux ensembles : les premiers articles, en gros les deux tiers de l’ouvrage, portent sur les mythes étiologiques, tandis que les derniers traitent des contes russes.

    Le premier ensemble s’ouvre donc logiquement par une reprise de la préface des actes d’un colloque organisé en il y a quelques années à la Sorbonne, Contes et légendes étiologiques dans l’espace européen (publiés en 2013 chez Pippa / Flies France), avant d’enchaîner sur dix articles qui traitent chacun d’un type précis de conte étiologique, avec une orientation plus spécifiquement slave pour les trois derniers («Les insectes dans les légendes slaves orientales», «Les conte explicatifs russes» et «Le corps humain dans les étiologies russes»). Chacun de ces articles donne une vue analytique détaillée du motif étudié (par exemple «La création de l’étranger»), mentionnant l’aire de répartition, la fréquence du conte dans telle région donnée, les variations de motifs, sans forcément cependant tirer de conclusions sur les raisons de cette répartition. Ce qui intéresse plus l’auteur n’est pas l’origine du conte, mais l’étude de sa variabilité.

    Les cinq derniers articles, consacrés exclusivement au folklore russe, ont des thèmes plus divers. «Baba Yaga dans les louboks» nous montre comment la fameuse sorcière a été traitée dans les gravures populaires, un traitement différent de celui de la littérature orale contemporaine. «Classer les contes russes» offre un bref mais utile survol historiographique du sujet. Les deux articles suivant («Les aventures du conte russe dans la Russie soviétique» et «L’image du pays de cocagne dans le folklore soviétique»), montre le traitement qui était fait au conte en URSS. Le premier montre de quelle manière le conte merveilleux a été considéré au fil du temps, des années 1920 à la chute de l’URSS, tandis que le second s’intéresse à quelque chose de singulier : le folklore soviétique, un fake-lore, reprenant les manières du folklore authentique, mais avec pour héros un Lénine devenu un quasi-demi-dieu. Le dernier article traite enfin d’un sujet très important dans le domaine de la culture soviétique : celui du cinéma. En effet, si la littérature (en dehors de celle destinée aux enfants) se devait d’être réaliste, il existe de très nombreux films adaptant des contes populaires merveilleux. Certes, ces films sont très «prolétarisés», mais la magie est toujours au rendez-vous.

    D’un Conte à l’autre constitue au final un recueil très cohérent, synthèse de travaux qui sont toujours en cours, et en même temps porte d’entrée utile vers des domaines qui sont encore bien négligés en France : l’étude des mythes étiologiques d’une part, et de la mythologie et du folklore slave d’autre part.

     

    Patrice Lajoye

  • (Review) Valéry Raydon – Le Cortège du Graal: du mythe celtique au roman arthurien

    Raydon.jpgValéry Raydon, Le Cortège du Graal : du mythe celtique au roman arthurien, 2019, Marseille, Terre de Promesse, 2019, 406 p.

    Ce nouvel opus de Valéry Raydon, celtologue et comparatiste, a pour objet de répondre à la question longtemps débattue : quelle est l’origine de la tradition arthurienne du Graal ? Reprenant celle-ci à l’aide de la grille interprétative dumézilienne, l’auteur réactive un courant scientifique, celui du comparatisme celto-arthurien, incarné jusqu’aux années 1950 par des chercheurs comme Alfred Nutt, Roger Sherman Loomis ou Jean Marx, mais délaissé depuis lors par les spécialistes de la littérature arthurienne. Selon son hypothèse de départ, prenant son inspiration dans son ouvrage précédent1, le Graal et les autres objets qui y sont associés seraient les vestiges des représentations mythifiés des regalia présentes dans toutes les cultures celtiques.

    Après une présentation exhaustive et critique de la tradition arthurienne concernant le Graal, l’auteur en vient à démontrer, par son analyse minutieuse, l’antériorité du thème par rapport à l’œuvre de Chrétien de Troyes. Valéry Raydon en vient alors à présenter la théorie de l’origine celtique des objets du cortège du Graal et l’historiographie critique de ce courant interprétatif. Il termine ce panorama en évoquant le principal écueil de cette théorie : le fait qu’il n’y ait – apparemment – aucun récit celtique antérieur rassemblant l’ensemble du schéma narratif du Conte du Graal. À partir de ce constat, l’auteur présente l’originalité de sa méthode qui consistera en une analyse structurale des objets du cortège et de l’ensemble des talismans de la souveraineté celtique dont la tradition est la plus ancienne et la plus cohérente, celle des dieux irlandais. Enfin, Valéry Raydon clôt cette première partie préliminaire par une présentation et une réfutation des trois autres voies interprétatives du thème du cortège du Graal : la thèse de l’héritage d’un culte à mystères méditerranéen, celle d’une inspiration chrétienne ou celle, plus récente, d’une adaptation d’un passage des Métamorphoses d’Ovide.

    La seconde partie de cet essai s’ouvre sur une définition générale des objets du cortège et, en particulier, de la série principale et originelle formée du Graal, de la lance et du tailloir, selon notre auteur. Il s’ensuit alors une analyse trifonctionnelle de ces trois talismans, poursuivant et affinant ainsi l’étude ce ceux-ci par Joël H. Grisward2. Chacun de ces trois objets subit une étude poussée. Ainsi, du Graal, il retrace le processus qui, de vase alimentaire sacré, va en faire un récipient christique, à travers la littérature arthurienne. Il en déduit que le Graal est le représentant de la première fonction, celle du sacerdoce, dans cette série. La question de l’identité de la lance sanglante, arme incarnant la fonction guerrière, avec celle qui a blessé le Roi Pêcheur, d’une part, et avec la Sainte Lance, d’autre part, est ensuite envisagée. Le tailloir est quant à lui replacé dans sa symbolique alimentaire initiale, caractéristique de la troisième fonction. À cette analyse fonctionnelle interne à la tradition graalienne, Valéry Raydon poursuit en comparant chacun de ces trésors à des objets équivalents des littératures celtiques insulaires médiévales. Après une présentation de la principale caractéristique du Graal dans sa tradition, celle d’un récipient alimentaire inexhaustible, l’auteur le compare avec les artefacts similaires de l’imaginaire celtique, comme le chaudron d’abondance du Dagda, symbole de l’hospitalité royale, mais ayant également un caractère primo-fonctionnel (chaudron d’office liturgique, distributeur, de vérité, de résurrection) ; mais aussi, au Pays de Galles, le chaudron d’abondance ordalique de Diwrnach ou celui, de résurrection, de Llassar Llaes Gyvnewid. Il en conclut que le Graal est également un récipient d’abondance, attaché à une maison royale, lié à des dates du calendrier liturgique, possédant un pouvoir thérapeutique, desservant une hospitalité capable de combler n’importe quel invité, tout en distribuant à chacun la nourriture qui convient à son rang. Cette concordance entre le vase arthurien et les chaudrons celtiques prouve selon notre auteur que le premier est le descendant chrétien et féodal des seconds. Ensuite, Valéry Raydon met en parallèle la lance royale, au fer saignant et à la blancheur incandescente, du cortège à celles du dieu Lug et de son avatar épique, Cú Chulainn, mais aussi à la lance de Celtchar et d’autres héros irlandais. Il poursuit par l’examen des rapports entre le dieu irlandais et son équivalent gallois, Lleu, où il montre bien que lors du premier tir adroit de ce dernier, celui-ci ne se sert pas d’une fronde – comme cela est pensé généralement – mais d’une aiguille de cordonnier, ce qui fait parfaitement sens3, que sa lance est l’équivalent de celle de Lug, qui est comparée, ensuite, à d’autres armes cymriques similaires. Cet examen permet à l’auteur d’aboutir à des conclusions identiques à celles concernant le Graal : la lance du cortège arthurien a pour prototype les lances des figures lughiennes, puisque, comme celles-ci, elle est brûlante et ensanglantée, empoisonnée et d’une efficacité extraordinaire. L’analyse des caractéristiques différenciées des lances apparaissant dans le Conte du Graal et dans Parzival permet à l’auteur d’avancer une hypothèse intéressante sur l’histoire textuelle de ce récit et son origine galloise. En outre, Valéry Raydon en profite pour avancer la théorie selon laquelle le motif de la blessure du Roi-pêcheur a pour origine celui de la mort de Lleu dans le Mabinogi de Math, dont il élargit la parenté celtique aux circonstances du trépas de Cú Chulainn. En outre, il la met en lien de manière convaincante avec deux traditions mythologiques indiennes : premièrement, la manière dont Indra réussit à vaincre le démon Namuci, et, deuxièmement, la façon dont Ānanda, disciple du Bouddha, parvient à atteindre l’illumination.

    En ce qui concerne le tailloir, l’auteur la met en rapport avec le dyscyl, le plat à découper gallois de l’Historia Peredur, portant une tête coupée et couplé à une lance sanglante dans ce roman. De même que le tailloir arthurien est couplé au Graal, notre auteur remarque que le dyscyl est associé à la tête coupée et que cette dernière peut très bien être un substitut d’un équivalent gallois du vase merveilleux. Cette solidarité entre les deux objets se retrouve dans deux autres artefacts gallois, le gren et le dyscyl de Rhygenydd Ysgolhaid, qui partagent – de manière complémentaire semble-t-il – le même office d’abondance alimentaire et s’opposent, respectivement, en tant que récipient et plat. La comparaison avec d’autres textes, britanniques ou continentaux – où le plateau à découper est parfois remplacé par un ou plusieurs couteaux, permet à l’auteur d’avancer que le pouvoir merveilleux du proto-tailloir devait concerner la découpe des viandes placées sur celui-ci.

    Valéry Raydon en déduit que le rapport entre les objets du cortège et la guérison du Roi-Pêcheur s’explique par la fonction des regalia celtique, symboles de la Souveraineté acquise et exercée par le roi ; qu’il compare à des faits rituels concernant les talismans royaux scythiques – les plus proches de ceux des Celtes. Cela l’amène à voir dans Perceval le gardien de ces objets et le successeur du Roi-Pêcheur dans la proto-version de ce récit.

    À partir des éléments dégagés dans cette étude du cortège du Graal, l’auteur développe la théorie selon laquelle le récit des aventures de Perceval serait inspiré de tradition lughiennes galloises. Ainsi, il avance des arguments en faveur d’une identité du Roi-Pêcheur et du dieu gallois Lleu, remettant en cause les diverses identifications antérieures ; tout en mettant en parallèle le premier exploit de Perceval – sa victoire sur le Chevalier Vermeil – avec le premier de Cú Chulainn, le duel de Lug et Balor ou la blessure infligé par Culhwch – son futur gendre – à Yspaddaden. En outre, il remarque que le premier duel de Perceval se déroule lors de son apparition providentielle en tant que dernier arrivé dans une société complète, ce qui rappelle l’arrivée de Lug chez les dieux d’Irlande. La couleur vermeille – ou plutôt d’or rouge – de l’armure qu’il gagne par ce premier combat serait aussi à rattacher à une inspiration celtique : la symbolique de la couleur de cette armure alliant la brillance du soleil levant au chromatisme de la sphère guerrière trouve ses plus proches parallèles dans la caractérisation du dieu irlandais Lug. De plus, l’habileté au javelot, l’expertise équestre et lancer de pierre de l’aspirant chevalier cymrique recoupent celles de cette divinité ou de son équivalent gallois Lleu. De même que ses talents de chasseurs de cerfs et d’oiseaux, similaires à ceux de Cú Chulainn. L’enfance cachée de Perceval et le déni de son identité guerrière par sa mère sont mis, respectivement, en rapport avec la réclusion d’Eithne, fille de Balor et mère de Lug, et avec le refus du nom, de l’identité militaire et de la vie maritale par la mère de Lleu4. Enfin, le récit de la naissance de Parzifal, comme celui de l’émergence de Lleu de son coffre-couveuse, met l’accent sur la taille anormale de ses bras, ce qui trouve écho dans le surnom du Lug irlandais : lámfhada« aux longs bras ».

    Notre auteur en vient à considérer que le proto-récit percevalien devait être construit comme une reconnaissance de l’identité trifonctionnelle du héros (nom : F1 ; armes : F2 ; mariage : F3), que venait doubler, en forme d’initiation royale, la reconnaissance par celui-ci des objets du cortège du Graal. Ce schéma est envisagé sur la base du parallèle des trois acquisitions de l’identité trifonctionnelle de Lleu, qui précède immédiatement son établissement comme seigneur du cantref de Dinodig, dans le royaume de Gwynedd, avant de succéder au roi Math à la tête de ce dernier. Cette séquence trifonctionnelle d’épreuves en lien avec la souveraineté est présentée comme équivalente à celle que subit Lug à son arrivée à Tara, dans le Cath Maige Tuired. En ce qui concerne la présence, dans ce même récit, d’un autre avatar lughien, en la personne du Roi-Pêcheur, qui tient le rôle de Lleu blessé et guéri à la suite d’un conflit amoureux, mais aussi de Lug en tant qu’incarnation du pouvoir suprême et gardien des talismans de la souveraineté.

    Tous ces éléments permettent à Valéry Raydon de prouver la dépendance de Chrétien de Troyes et Wolfram von Eschenbach vis-à-vis de traductions françaises d’une tradition galloise dans l’écriture de l’ensemble de leurs œuvres percevaliennes respectives, tout en retraçant l’apport du premier et la dégradation du matériau mythologique celtique dans les romans graaliens postérieurs et dans le conte breton Peronnik l’idiot.

    Cependant, en dépit d’un essai transformé que nous avons eu plaisir à lire, il nous semble nécessaire de discuter certaines propositions de l’auteur.

    Ainsi, nous sommes globalement d’accord avec Valéry Raydon concernant la classification fonctionnelle des trois talismans arthuriens. Cependant, comme il le remarque lui-même, il y a une grande proximité entre le Graal et tailloir, qui est également visible dans leurs équivalents gallois. En outre, les mérites respectifs de ces deux types d’objets se recoupent puisque le Graal à certes une fonction distributive toute mitrienne, mais fondamentalement alimentaire, tandis que la fonction alimentaire du tailloir, ou des couteaux qui le remplacent dans Parzivalou dans les textes gallois, concerne la découpe des morceaux de viande. Or, la répartition de ces morceaux était en lien avec la hiérarchie sociale celtique. C’est le thème épique du « morceau du héros ». Cette symbolique implicite dans le troisième élément du cortège est donc équivalente à l’un des deux offices du Graal. Ce croisement des qualités des deux trésors représentant la première et la troisième fonction n’est pas surprenant. Nick Allen a montré que la première et la troisième fonction partageaient une affinité manifeste5. De ce fait, il convient de revenir sur la symbolique de l’une des regalia des dieux irlandais. L’objet en question est l’épée de Núadu, traditionnellement interprétée comme étant l’autre objet souverain représentant la fonction guerrière, avec la lance de Lug. Cependant, connaissant la fonction sacrificielle première des épées dans le monde indo-européen, il nous semble davantage pertinent d’y voir un symbole de la fonction sacerdotale et cela d’autant plus, qu’elle provient de Findias, l’île « blanche », la couleur associée à la première fonction. Dans la même série, le chaudron du Dagda, provenant du Murias « la Marine », est là placé au niveau de la troisième fonction. Or, les noms des druides-gardiens de ces deux objets sont respectivement Uiscias et Semias. Le nom de ce dernier signifie « le Subtil », tandis que celui du premier fait référence à l’eau (uisce, en vieil-irlandais). Le nom de Semias serait donc plus en rapport avec l’épée et son île, tandis que Uiscias fait sens avec Murias. Il y a donc là un croisement des qualités entre l’épée et le chaudron6.

    Autre remarque, lorsque Valéry Raydon signale que l’aigle lughien est plus ancien que le Saumon de Science, aussi bien en Irlande qu’au Pays de Galles, il y a là une erreur d’interprétation puisque dans toutes les séries animales où le saumon apparaît, il s’agit à chaque fois du plus vieil animal du monde et il n’est jamais indiqué que l’aigle lui est antérieur. De plus, l’éborgnement du saumon par l’aigle ne signifie pas pour autant que le saumon est inférieur en vision à l’aigle, puisqu’il s’agit là clairement d’une mutilation qualifiante, lié à des connaissances en rapport avec une source de science, comme celle où réside le saumon irlandais ou celle où Odin a sacrifié l’un de ses yeux pour obtenir le savoir.

    Un peu plus loin et en note, il signale que les éléments lughiens comparable aux traditions indiennes font du dieu celte un strict équivalent d’Indra et non un dieu hors-cadre apollinien, comme postulé par Bernard Sergent7. Nous ne sommes pas du tout d’accord sur ce point avec l’auteur, car, d’une part, les éléments indriens et apolliniens chez les figures lughiennes ne s’excluent pas, d’autre part, Lug n’est pas la seule figure représentant Indra dans le panthéon irlandais : le dieu-roi Núadu et le Dagda, participent également et partiellement de la nature de ce dieu indien.

    En ce qui concerne l’enfance recluse de Perceval dans le but de le protéger des choses de la guerre, même si l’analyse de notre auteur est tout à fait probante, il oublie de préciser que ce motif se retrouve dans plusieurs textes lughiens. Ainsi, Lug, à la veille de la seconde bataille de Mag Tured, est éloigné des combats, dans les deux versions du récit8. De plus, dans le récit de ses exploits et lors de son apprentissage guerrier chez ses initiatrices de l’Autre Monde, CúChulainn est plusieurs fois laissé en arrière pour que sa vie ne soit pas menacée. À cela, on ajoutera la tradition concernant l’isolement d’Achille à Skyros. Sa divine mère, Thétis, pour le protéger du péril de la Guerre de Troie, le travestit au milieu des filles de Lycomède. Il y reçoit un nom féminin – Pyrrha dans la plupart des versions rapportant cette péripétie – et y rencontre la seule compagne – Déidamie – qui lui donnera un fils, qu’il ne connaîtra jamais et qui le vengera, Néoptolème. Cependant, cette réclusion guerrière sera vaine puisque Ulysse et d’autres héros grecs le trouveront là-bas. On remarquera que, comme la mère de Perceval, Thétis veut protéger son fils d’un destin guerrier funeste – potentiellement pour Perceval, réellement pour Achille. L’absence de nom de Perceval trouve son équivalence dans le remplacement de son véritable nom par une identité féminine. La négation d’une dimension matrimoniale dans la réclusion sylvestre de Perceval est ici inversée, puisque ce séjour d’Achille sera l’occasion de sa seule union féconde.

    Autre point de la thèse de Valéry Raydon qu’il nous semble intéressant de discuter : il émet l’hypothèse que le proto-conte percevalien a été élaboré à partir d’un schéma mythologique reprenant les exploits d’enfance de Lleu. C’est une théorie tout à fait séduisante et il l’argumente brillamment, mais nous sommes tenté d’en proposer une révision. On peut également avancer que le prototype gallois de cette tradition n’a pas été élaboré à partir d’un récit mythologique, mais d’un récit épique mettant en scène un avatar de Lleu et la transposition héroïque de ses premiers faits d’armes. Cela expliquerait d’autant plus le fait que Perceval soit l’alter-ego du Lleu héroïque, tandis que le Roi Pêcheur représente l’aspect souverain du même dieu. Certes, le Peredur gallois n’apparaît pas dans le conte de Culhwch ac Olwen, qui liste nombre de personnages, mineurs comme majeurs, de la tradition arthurienne galloise. Cependant, il ne faut pas oublier qu’un homonyme de Peredur – là fils d’Eliffer – apparaît dans des récits relatifs à l’autre branche littéraire brittonique, celle des royaumes du « Vieux Nord », situés entre les Lowlands écossais et le nord de l’Angleterre.

    Terminons sur deux remarques de forme. Tout d’abord, les nombreuses reprises des arguments précédemment énoncés, nécessaires pour une compréhension globale du propos de l’auteur, auraient gagné à être davantage limitées ou mises en notes, pour éviter certaines lourdeurs et longueurs qui apparaissent, par moments, au fil de la lecture. Enfin, la reconstruction de l’histoire textuelle de la tradition graalienne aurait mérité un schéma récapitulatif en conclusion de ce très bel ouvrage qui, en dépit de nos quelques réserves, reste un apport majeur à la celtologie et aux études arthuriennes.

    Guillaume Oudaer

    1Valéry Raydon, Le Chaudron du Dagda, 2015, Marseille, Terre de Promesse.

    2« Des talismans fonctionnels des Scythes au cortège du Graal », in Jean-Claude Rivière (dir.), Georges Dumézil. À la découverte des Indo-Européens, 1979, Paris, Copernic, p. 205-221 ; « Des Scythes aux Celtes. Le Graal et les talismans royaux des Indo-Européens », Artus, 14, 1983, p. 15-22.

    3Par contre, même si la présentation des talents de cavalier de Lug et Lleu est utile pour cerner le rapprochement entre ces deux figures, sa longueur dans son argumentaire nous semble un peu en dehors du sujet étudié – même si ces deux pages et demie n’en demeurent pas moins très intéressantes.

    4Valéry Raydon note à raison que le nom de la future épouse de Perceval, Blancheflor, en fait une femme-fleur, à la manière de l’épouse de Lleu, Blodeuwedd.

    5Nick Allen, « Idéologie indo-européenne et conflits des chefs dans le Mahābhārata », in Hélène Ménard, Pierre Sauzeau, & Jean-François Thomas (dir.), La Pomme d'Éris. Le conflit et sa représentation dans l’Antiquité, 2012, Monpellier, PULM, p. 187-200, PULM.

    6Ajoutons à cela le fait que la seule arme associée au dieu de troisième fonction scandinave Freyr est une épée qui se meut toute seule et que lui et les autres Vanes ont été institués prêtres sacrificateurs lors de leur inclusion dans la société divine. Or cette fonction, même si elle appartient à F1, par son aspect sacerdotal, tient également de F3, à travers l’aspect alimentaire du sacrifice et l’association des dieux de cette fonction avec cet office spécialisé.

    7Nous renvoyons pour cela à la première partie du livre de Bernard Sergent, Celtes et Grecs II. Le livre des dieux, Payot, Paris, 2004.

    8Dans la version la plus récente, il ne s’agit pas de préserver Lug, mais de l’empêcher d’avoir à lui seul le mérite de la victoire.