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Michaël Tonon - À propos de l’article de Marcel Meulder

À propos de l’article de Marcel Meulder, « La présence du motif indo-européen des trois morts fonctionnelles dans le Certamen Homeri et Hesiodi »

 

Michaël Tonon

 

Dans son article publié dans Nouvelle Mythologie Comparée, Marcel Meulder[1] affirme avoir découvert une suite de trois morts fonctionnelles dans le Certamen Homeri et Hesiodi. Cette série de morts fait suite au viol perpétué par le poète Hésiode sur la sœur de ses hôtes. Cet acte odieux aurait alors provoqué en cascade ces morts fonctionnelles : la victime, désespérée se suicide ; ses deux frères furieux assassinent le poète ; enfin, les deux frères périssent en mer foudroyés par Zeus. Marcel Meulder considère cette série de morts violentes comme déterminée par les trois fonctions indo-européennes :

  • Les deux frères foudroyés par Zeus auraient eu une mort de première fonction ;
  • Hésiode, tué par le fer, aurait eu une mort de deuxième fonction ;
  • La sœur, qui s’est suicidée par pendaison, serait morte d’une mort de troisième fonction.

Le présent texte a pour objectif de montrer que la présence de ce motif dans le Certamen Homeri et Hesiodi est une vue de l’esprit et n’existe pas.

 

Le concept de mort fonctionnelle

 

La notion de mort fonctionnelle n’est malheureusement pas explicitée par Marcel Meulder dans son article. On ne sait donc pas ce qui caractérise le caractère fonctionnel de cette mort : est-elle fonctionnelle du fait de l’appartenance de la victime à une fonction, ou bien du fait du type de mise à mort attachée à une fonction particulière, ou bien encore parce qu’elle sanctionne un crime commis à l’encontre des valeurs relevant de cette fonction ? Ce problème conceptuel non résolu explique ainsi que Marcel Meulder puisse présenter une série de morts de nature très hétérogène : une fois la fonction caractérisant la mort provient du responsable de la mise à mort (un dieu pour la première fonction), une autre fois elle provient du type de mise à mort (par le fer pour la deuxième fonction) et une troisième fois elle provient de la nature de la victime (une femme, symbolisant la troisième fonction) : les Indo-Européens n’auraient jamais théorisé quelque chose d’aussi peu cohérent.

Pour accréditer ses choix, Marcel Meulder nous dit que le concept de mort fonctionnelle est connu depuis un demi-siècle (c’est même probablement un peu plus) et il nous fournit en conséquence une typologie qu’il juge bien établie :

« Première fonction, magico-religieuse : punition divine ;

Deuxième fonction, celle de la guerre : mort violente par les armes (épée, lance, etc.) ;

Troisième fonction, celle e. a. de la beauté et de la fécondité : mort par noyade[2]. »

On constate que cette liste n’est pas non plus homogène, la fonction étant attribuée soit selon le type de mise à mort, soit selon la personne qui met à mort ; on constate en même temps que cette liste ne correspond d’ailleurs pas vraiment au cas d’Hésiode qu’il a exposé, puisque la femme s’est suicidée par pendaison, non par noyade. Mais ce n’est pas le seul problème.

Le concept de mort fonctionnelle a été effectivement identifié depuis longtemps, mais ne correspond pas à celui rapporté par Marcel Meulder. Georges Dumézil[3] notamment avaient remarqué que certains types de mort se rattachaient à des dieux particuliers, et donc à des domaines fonctionnels : la pendaison, par exemple, est largement documentée en Scandinavie comme étant la façon pour Odin (première fonction) de se faire « expédier » des victimes[4], alors que la noyade était celle utilisée par le dieu Freyr de troisième fonction. Dumézil mettait ainsi en évidence que ces morts fonctionnelles représentaient un mode sacrificiel : ce sont des façons de mettre à mort des êtres humains afin de les dédier, de les « envoyer » à un dieu particulier. En Scandinavie, le pendu est dédié à Odin, quand ce n’est pas Odin lui-même : Odin est le « dieu des pendus », le « dieu pendu[5] », « le roi des pendus », « charge de la potence » (galga farm), « seigneur de la potence » (galga valdr), le « seigneur de l’oscillation » (Skollvaldr), « celui qui se balance » (Geigudr), le « vacillant » (Vafudr)[6] : il se pend devant son peuple assemblé. « Odin n’est pas seulement le dieu des pendus, le dieu qui consulte les cadavres attachés aux potences : il a donné l’exemple de cette mort en se pendant lui-même, comme il le raconte dans un poème de l’Edda (Havamal, str. 138) […] ; d’autre part, nous savons par l’épisode de Vikarr dans la Saga de Starkadr que, lorsque Odin se commande, se fait « envoyer » une victime humaine, les sacrificateurs n’hésitent pas sur la procédure : ils pendent[7] ».

Nos propres travaux ont montré, notamment à partir des scolies de Berne, que les Celtes avaient la même habitude sacrificielle, et qu’on pouvait aussi identifier un mode celte de deuxième fonction : la crémation[8]. Ainsi, une scolie de Berne l’associe au dieu tonnant gaulois de deuxième fonction Taranis : « Taranis Dis Pater est honoré chez eux de cette façon : quelques hommes sont brûlés dans un baquet de bois[9]». On trouve la description du mode opératoire, utilisant potentiellement des grandes structures en bois, dans la Guerre des Gaules de Jules César[10].

Quant à la noyade et la troisième fonction, elle est abondamment documentée par Dumézil[11] dans le domaine nordique et par moi-même[12] dans d’autres domaines. On peut citer à titre d’exemple, pour les Celtes irlandais, le cas de Boand, femme de Nechtan. Elle trompe son mari avec le Dagda et lorsqu’elle veut purifier sa faute dans le puits de son mari, le niveau de l’eau monte brutalement. Boand s’enfuit mais l’eau en furie la poursuit avant de la submerger puis de se déverser dans la mer sous la forme d’un nouveau fleuve, la Boyne[13].

Nous avons montré également que ces modes sacrificiels associés à des dieux particuliers ont été tellement prégnants dans la mentalité indo-européenne qu’ils ont été « laïcisés » plus tard sous forme de punition judiciaire, l’ancien mode sacrificiel venant punir un crime relevant du domaine fonctionnel en question. Ainsi la noyade a beaucoup servi à punir des crimes sexuels (adultère, homosexualité, infanticide…) relevant de la troisième fonction reproductrice, elle qui était à l’origine la marque sacrificielle du dieu de troisième fonction.

Ainsi, le concept de mort fonctionnelle indo-européen est plus strictement défini que ne le croit M. Meulder : c’est à l’origine un sacrifice dédié à un dieu particulier qui se fait « envoyer » la victime selon une mise à mort qui lui est spécifique ; c’est ensuite une mort qui vient punir une faute commise dans un des trois domaines fonctionnels, faute sanctionnée par la mort du « pécheur » selon la mise à mort caractéristique du dieu impliqué. Le discrédit total d’un personnage de premier plan (roi, druide) peut même passer par une mort « triple » dans laquelle le personnage est à la fois brûlé, pendu et noyé[14].

La bonne typologie est donc la suivante :

  • Première fonction : mort par pendaison.
  • Deuxième fonction : mort par crémation[15].
  • Troisième fonction : mort par noyade.

Et une mort fonctionnelle ne préjuge pas de la nature de la victime (femme, guerrier ou prêtre) : ce qui associe le mort à telle ou telle fonction est la façon dont il a été tué, car cette façon de mourir « l’orientait » automatiquement vers tel ou tel dieu.

Cette façon de voir la faute et la punition divine qui en résultait a profondément influencé les peines attribuées par les systèmes judiciaires des civilisations indo-européennes postérieures. On la retrouve encore en Inde à l’époque moderne. Un magistrat indien de Bénarès, A’ly Ibrahim Khân a écrit au XVIIIe siècle un traité sur les ordalies pratiquées par les Indous[16]. Il se réfère à un texte sacré, le Mitakchéra ou commentaire sur le Dherma-sâstra. L’ordalie y est définie comme un jugement en appelant immédiatement à l’intervention de la puissance divine. L’auteur dit ensuite ceci : « il est écrit dans le commentaire sur le Dherma sâstra, que chacune des quatre principales castes a une espèce d’ordalie qui lui est appropriée : qu’un brahmane doit subir l’épreuve de la balance ; un Kchatriya, celle du feu ; un Vaïsya, celle de l’eau ; et un Soûdra[17], celle du poison ».

Les trois ordalies y sont décrites en détail :

  • La balance (brahmane) : une balance est suspendue par une corde, avec un fléau et deux bassins. Une première pesée est faite avec l’accusé. Puis l’accusé est repesé avec sur la tête un papier décrivant son accusation. S’il est plus lourd, il est coupable, s’il est plus léger il est innocent et s’il pèse autant une troisième pesée doit être faite. Si jamais la corde de la balance se rompait et l’ensemble chutait, cela prouvait indubitablement le crime.
  • Le feu (ksatria) : une fosse est remplie de braises de feu de bois. Le prévenu doit la traverser pieds nus. Si les pieds sont exempts de brûlure, il est innocent ; dans le cas contraire il est coupable.
  • L’eau (vasia) : le prévenu entre dans l’eau jusqu’au nombril avec un brahmane. Un soldat décoche depuis la rive et vers la terre trois flèches avec un arc ; un autre homme doit aller chercher la flèche la plus lointaine et la ramener en courant jusqu’à la rive. Pendant tout ce processus, le prévenu doit rester sous l’eau en tenant la jambe ou le bâton du brahmane. S’il sort la tête avant le retour de l’homme avec la flèche, il est déclaré coupable.

On voit ainsi un jugement ordalique portant sur les trois fonctions : la balance, suspendue en l’air au bout d’une corde (qui remplace la pendaison trop radicale pour une ordalie) pour les brahmanes de la première fonction sacerdotale ; le feu pour les ksatria (guerriers) de deuxième fonction ; l’eau pour les Vasia, paysans de troisième fonction.

Au Moyen Âge en France il était courant d’avoir recours à la noyade pour punir des crimes sexuels (3e fonction), par exemple à Strasbourg[18] où elle se pratiquait sur le pont du Corbeau : « Au XIIe siècle, l'ouvrage est connu sous le terme de Schindbrücke ("le pont aux supplices"). C'est à cet endroit que sont organisées certaines grandes exécutions publiques. Attachés dans un sac de toile cousu à ses deux extrémités, les voleurs, maraudeurs, parricides et autres femmes infidèles sont jetés dans l'Ill, sous le regard exalté d'une foule hystérique. Avec les années, la peine […] s'adoucit quelque peu. La noyade n'est plus réservée qu'aux cas les plus graves (meurtres, viols, incestes, adultères, abandons d'enfants[19]) et les petits délits ne sont plus systématiquement punis par la mort ». On se souvient aussi que la légende populaire, basée sur le même inconscient indo-européen, accréditait le fait, en 1314, que les brus de Philippe le Bel se débarrassaient de leurs amants en les noyant dans des sacs près de la tour de Nesle : fin logique pour des gens convaincus d’adultère (crime sexuel de troisième fonction).

 

Les morts fonctionnelles selon Marcel Meulder

 

Si nous revenons à la liste des morts du Certamen Homeri et Hesiodi évoquée par Marcel Meulder, nous ne sommes pas du tout dans ce schéma.

  • La punition d’Hésiode, le violeur qui a commis un crime de troisième fonction aurait dû être la noyade, or il a été assassiné par le fer. Hésiode est désigné par M. Meulder comme ayant eu une mort fonctionnelle de deuxième fonction, ce qui est incohérent avec ce qu’il a fait. Pourquoi, du point de vue indo-européen, aurait-il fallu que lui, poète, violeur, meure selon la mort de deuxième fonction ?
  • Les meurtriers sont foudroyés, ce qui n’est pas un mode d’exécution rattaché à une fonction particulière. De plus, ils n’ont rien commis contre la fonction magico-religieuse. Ce n’est pas une mort fonctionnelle.
  • La femme violée se suicide en se pendant, ce que Marcel Meulder qualifie de mort fonctionnelle de troisième fonction. Cela pose un problème évident du fait que la pendaison est assurément une mort de première fonction. L’auteur veut en faire une mort de troisième fonction parce qu’il lui manque le troisième terme de sa démonstration : il croit justifier son choix par le fait que la victime est une femme (donc de troisième fonction) et qu’en Grèce les femmes se suicident par pendaison. La femme a sans doute des affinités avec la troisième fonction, mais il existe aussi des déesses de deuxième et troisième fonction, ainsi que des femmes indo-européennes prêtresses ou magiciennes, ou même guerrières (les amazones ou walkyries dans la mythologie, et l’archéologie aurait révélé l’existence réelle de femmes guerrières chez les Vikings). Et puis de toute façon, comme nous l’avons déjà dit, la nature de la personne (druide, roi, guerrier, paysan ou…femme) ne joue pas dans la mort fonctionnelle qui dépend du dieu auquel on destine la victime ou du crime fonctionnel duquel elle s’est rendue coupable. Dans le cadre indo-européen, ce n’est pas la victime d’un viol mais celui qui l’a perpétué qui est puni fonctionnellement.

Ainsi, aucune des trois morts fonctionnelles mentionnées par Marcel Meulder n’est pertinente. Nous avons là une construction intellectuelle malheureusement fausse, et nous pouvons affirmer que les morts d’Hésiode et des personnages autour de lui telles que racontées dans le Certamen Homeri et Hesiodi ne sont pas des morts fonctionnelles.

 

Dumézil, Georges, 1987 : Du Mythe au roman, Paris, PUF ;

—, 1995 : Mythe et Epopée I, II et III, Paris, Gallimard.

Guyonvarc’h, Christian-J., 1980 : Textes mythologiques irlandais I, Rennes, Ogam-Celticum, 1980 ;

—, 2007 : Magie, médecine et divination chez les Celtes, Paris, Payot, 2007.

Hastings, Warren, 1805 : « De l’ordalie chez les Hindous, par A’ly Ibrahim Khân, principal magistrat de Benarès », Recherches Asiatiques ou mémoires de la société établie au Bengale, Paris, Imprimerie impériale, p. 471-486.

Meulder, Marcel, 2021 : « La présence du motif indo-européen des trois morts fonctionnelles dans le Certamen Homeri et Hesiodi », Nouvelle Mythologie Comparée, 12 novembre 2021.

Renauld-Kranz, 1972 : Structures de la mythologie nordique, Paris, G.-P. Maisonneuve & Larose, 1972.

Sergent, Bernard, 1993 : « L’Arbre au pourri », Études Celtiques, 29, p. 391-402 ;

—, 2004 : Le Livre des dieux, Celtes et Grecs, II, Paris, Payot.

Tonon, Michaël, 2007 : « Le noyé, le pendu… et le brûlé : Toutatis, Esus et Taranis », Mythologie Française, 227, p. 33-62 ;

—, 2014, « De Toutatis à Jeanne d’Arc, l’eau qui punit », Mythologie Française, 254, p. 46-56.

 

[1] Meulder, 2021.

[2] Meulder, 2021, p. 9.

[3] Dumézil, 1987, p.131 et son célèbre article sur le Noyé et le Pendu.

[4] Sergent, 2004, p.353.

[5] Dumézil, 1987, p.51

[6] Renauld-Kranz, 1972, p. 77.

[7] Dumézil, 1987, p. 127

[8] Tonon, 2007. Le sacrifice de troisième fonction (noyade) est d’ailleurs illustré sur le célèbre chaudron de Gundestrup.

[9] Scolie de Berne, Scolia ad versu I, 446.

[10] César, Bellum Gallicum, VI, 16-18.

[11] Dumézil, 1987, p. 131.

[12] Tonon, 2007 et 2014.

[13] Guyonvarc’h, 1980, p. 270-272 ; Dumézil, 1995, p. 1093-1110.

[14] Par exemple le roi Diarmaid in Guyonvarc’h, 2007, p. 317.

[15] Le poète Lucain mentionne peut-être une option sanglante (donc par le fer d’une arme) pour le sacrifice de deuxième fonction associé au dieu Taranis. Lucain, Belli civilis libri ou Pharsalia, I, 444-447.

[16] Hastings, 1805.

[17] Les sudra sont les hors-classes ou parias.

[18] Source Internet sur la ville de Strasbourg : http://www.visiter-strasbourg.com

[19] On remarque qu’il s’agit essentiellement de crimes sexuels ou crimes contre la reproduction (abandon d’enfants…) de troisième fonction.

 

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