La présence du motif indo-européen des trois morts fonctionnelles dans le Certamen Homeri et Hesiodi
Marcel Meulder
Abstract : According to the Certamen Homeri and Hesiodi, Hesiod is treacherously murdered by two brothers whose the poet allegedly raped the sister. The two assassins perish at sea and the woman commits suicide by hanging. With these facts which take place in Eastern Locrid, we are in the presence of the Indo-European motif of the three functional deaths: that of the assassins falls under the first function, that of Hesiod of the second, that of the woman of the third. This means that the events narrated by the Certamen come from a conservative source of Indo-European traditions, in our view, Orchomenian. However, originally, under the dependence or the influence of Orchomene are Ascra, the native village of Hesiod, Delphi whose emblematic animals that are the dolphins bring back to the shore the remains of the poet thrown into the sea by his assassins, Epicnemidian Locres where Hesiod is assassinated and where he will be buried before the transfer of his ashes to Orchomene; what is more, Poseidon, a Boeotian and above all Orchomenian god, maintains links with the poet. Eratosthenes of Cyrene and Plutarch rationalize certain facts which concern the death of Hesiod and which they present in a light favorable to the poet.
Keywords : Hesiod, Certamen, Indo-European ideology, Greek religion, Orchomene.
Résumé : Selon le Certamen Homeri et Hesiodi, Hésiode est traîtreusement assassiné par deux frères dont le poète aurait violé la sœur. Les deux assassins périssent en mer et la femme se suicide par pendaison. Avec ces faits qui se déroulent en Locride orientale, nous sommes en présence du motif indo-européen des trois morts fonctionnelles : celle des assassins relève de la première fonction, celle d’Hésiode de la deuxième, celle de la femme de la troisième. Ceci signifie que les événements narrés par le Certamen proviennent d’une source conservatrice des traditions indo-européennes, selon nous, orchoménienne. Or, originellement, sous la dépendance ou l’influence d’Orchomène se trouvent Ascra, le village natif d’Hésiode, Delphes dont les animaux emblématiques que sont les dauphins ramènent sur le rivage la dépouille du poète jetée à la mer par ses assassins, Locres Épicnémidienne où est assassiné Hésiode et où il sera inhumé avant la translation de ses cendres à Orchomène ; qui plus est, Poséidon, dieu béotien et surtout orchoménien, entretient des liens avec le poète. Ératosthène de Cyrène et Plutarque rationalisent certains faits qui concernent la mort d’Hésiode et qu’ils présentent sous un jour favorable au poète.
Mots-clés : Hésiode, Certamen, idéologie indo-européenne, religion grecque, Orchomène.
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Commentaires
Cher Monsieur Meulder,
voici ci-dessous le texte que j'avais écrit pour réfuter les morts fonctionnelles que vous pensez avoir trouvées dans le cas d'Hésiode (avec une mise en page rudimentaire). A votre disposition pour un discuter.
Bien cordialement
Michaël Tonon
Réponse à M. Meulder sur son article « la présence du motif indo-européen des trois morts fonctionnelles dans le Certamen Homeri et Hesiodi »
Michaël Tonon
1- Introduction
Dans son article publié dans Nouvelle Mythologie Comparée, Marcel Meulder (Meulder 2021) déclare avoir trouvé une suite de trois morts fonctionnelles dans le Certamen Homeri et Hesiodi. Cette série de morts fait suite au viol perpétué par le poète Hésiode sur la sœur de ses hôtes. Cet acte odieux aurait alors provoqué en cascade une série de morts fonctionnelles : la victime, désespérée se suicide ; ses deux frères, furieux, assassinent le poète ; enfin, les deux frères périssent en mer foudroyés par Zeus. Marcel Meulder voit dans cette série de morts violentes une série de morts fonctionnelles réparties selon les trois fonctions indo-européennes :
- Les deux frères foudroyés par Zeus auraient eu une mort de première fonction ;
- Hésiode, tué par le fer, aurait eu une mort de deuxième fonction ;
- La sœur, qui s’est suicidée par pendaison, serait morte d’une mort de troisième fonction.
Le présent texte a pour vocation de montrer que la présence de ce motif dans le Certamen Homeri et Hesiodi est une construction intellectuelle et n’existe pas.
2- Le concept de mort fonctionnelle
La notion de mort fonctionnelle n’est malheureusement pas explicitée par M. Meulder dans son article : on ne sait donc pas ce qui caractérisait son caractère fonctionnel : la mort est-elle fonctionnelle du fait de l’appartenance de la victime à une fonction, du fait du type de mise à mort qui se rattacherait à une fonction particulière, ou bien encore du fait du crime envers les valeurs d’une fonction que cette mort viendrait « corriger » ? Ce problème conceptuel non résolu explique ainsi que M. Meulder puisse présenter une série de mort de natures très hétérogènes : une fois la fonction caractérisant la mort provient du responsable de la mise à mort (un dieu pour la première fonction), une autre fois elle provient du type de mise à mort (par le fer pour la deuxième fonction) et encore une autre fois elle provient de la nature de la victime (une femme, symbolisant la troisième fonction) : les Indo-Européens n’auraient jamais théorisé quelque chose d’aussi peu cohérent.
Pour accréditer ses choix, M. Meulder nous dit que le concept de mort fonctionnelle est connu depuis un demi-siècle (c’est même probablement un peu plus) et nous fournit en conséquence une typologie qu’il juge bien établie. Cette typologie de morts fonctionnelles qu’il a donc utilisée dans son article est la suivante :
« Première fonction, magico-religieuse : punition divine ;
Deuxième fonction, celle de la guerre : mort violente par les armes (épée, lance, etc.) ;
Troisième fonction, celle e. a. de la beauté et de la fécondité : mort par noyade (Meulder 2021, p. 9). »
On constate que cette liste n’est pas non plus homogène, mélangeant des fonctionnalités provenant à la fois des types de mise à mort, ou héritée de celui qui met à mort ; on constate en même temps que cette liste ne correspond d’ailleurs pas vraiment au cas d’Hésiode, puisque la femme s’est suicidée par pendaison, non pas par noyade. Mais ce n’est pas le seul problème.
Le concept de mort fonctionnelle a été effectivement identifié depuis longtemps, mais pas de la façon dont l’a rapportée M. Meulder. G. Dumézil (Dumézil 1987, p.131 et son célèbre article sur le Noyé et le Pendu) notamment avaient remarqué que certains types de mort se rattachaient à des dieux particuliers, et donc à des domaines fonctionnels : la pendaison, par exemple, est largement documentée en Scandinavie comme la façon pour Odin (première fonction) de se faire « expédier » des victimes (Sergent, 2004, p.353), alors que la noyade était celle utilisée par le dieu Freyr de troisième fonction. Dumézil mettait ainsi en évidence que ces morts fonctionnelles représentaient un mode sacrificiel : ce sont des façons de mettre à mort des êtres humains afin de les dédier, de les « envoyer » à un dieu particulier. Nos propres travaux ont montré, notamment à partir des scolies de Berne, que les Celtes avaient la même habitude sacrificielle, et qu’on pouvait même identifier un mode celte de deuxième fonction : la crémation (Tonon 2007. Le sacrifice de troisième fonction (noyade) est d’ailleurs illustré sur le célèbre chaudron de Gundestrup). Nous avons montré également que ces modes sacrificiels rattachés à des dieux particuliers avaient été tellement prégnants dans la mentalité indo-européenne qu’ils avaient été « laïcisés » plus tard sous forme de punition judiciaire, l’ancien mode sacrificiel venant punir un crime relevant du domaine fonctionnel en question. Ainsi la noyade a beaucoup servi à punir des crimes sexuels (adultère, homosexualité, infanticide,…) relevant de la troisième fonction reproductrice, elle qui était à l’origine la marque sacrificielle du dieu de troisième fonction.
Ainsi, les morts fonctionnelles se rattachent soit à un mode de sacrifice destiné à fournir une victime à un dieu appartenant à une des trois fonctions, soit à punir symboliquement des personnages qui ont « péché » selon les valeurs d’une des trois fonctions. Le discrédit total d’un personnage de premier plan (roi, druide) peut même passer par une mort « triple » dans laquelle le personnage est à la fois brûlé, pendu et noyé (cf. l’exemple du roi Diarmaid . dans J. Guyonvarc’h, Magie, médecine et divination chez les Celtes, Payot, 2007, p. 317).
La bonne typologie est donc la suivante :
- Première fonction : mort par pendaison
- Deuxième fonction : mort par crémation (le poète Lucain mentionne peut-être une option sanglante - donc par le fer d’une arme- pour le sacrifice de deuxième fonction associé au dieu Taranis. Lucain, Belli civilis libri ou Pharsalia, livre I, vers 444-447)
- Troisième fonction : mort par noyade
Et la typologie ne préjuge pas de la nature de la victime (femme, guerrier ou prêtre) : ce qui l’associe à telle ou telle fonction dans la mort, est la façon dont elle a été tuée car le type de mort « l’orientait » automatiquement vers tel ou tel dieu de telle ou telle fonction.
Cette correspondance judiciaire sur les trois fonctions se rencontrait encore en Inde à l’époque moderne. Un magistrat indien de Bénarès, A’ly Ibrahim Khân a écrit au XVIIIème siècle un traité sur les ordalies pratiquées par les Indous (De l’ordalie chez les Hindous, par A’ly Ibrahim Khân, principal magistrat de Benarès, communiqué par Warren Hastings, in Recherches Asiatiques ou mémoires de la société établie au Bengale, traduit de l’anglais par A. Labaume, imprimerie impériale, Paris, 1805, p. 471-486). Il se réfère à un texte sacré, le Mitakchéra ou commentaire sur le Dherma-sâstra. L’ordalie y est définie comme un jugement en appelant immédiatement à l’intervention de la puissance divine. L’auteur dit ensuite ceci : « il est écrit dans le commentaire sur le Dherma sâstra, que chacune des quatre principales castes a une espèce d’ordalie qui lui est appropriée : qu’un brahmane doit subir l’épreuve de la balance ; un Kchatriya, celle du feu ; un Vaïsya, celle de l’eau ; et un Soûdra, celle du poison » (les sudra sont les hors-classes ou parias).
Les trois ordalies qui nous concernent sont décrites en détail :
• La balance (brahmane) : une balance est suspendue par une corde, avec un fléau et deux bassins. Une première pesée est faite avec l’accusé. Puis l’accusé est repesé avec sur la tête un papier décrivant son accusation. S’il est plus lourd, il est coupable, s’il est plus léger il est innocent et s’il pèse autant une troisième pesée doit être faite. Si jamais la corde de la balance se rompait et l’ensemble chutait, cela prouvait indubitablement le crime.
• Le feu (ksatria) : une fosse est remplie de braises de feu de bois. Le prévenu doit la traverser pieds nus. Si les pieds sont exempts de brûlure, il est innocent ; dans le cas contraire il est coupable.
• L’eau (vasia) : le prévenu entre dans l’eau jusqu’au nombril avec un brahmane. Un soldat décoche depuis la rive et vers la terre trois flèches avec un arc ; un autre homme doit aller chercher la flèche la plus lointaine et la ramener en courant jusqu’à la rive. Pendant tout ce processus, le prévenu doit rester sous l’eau en tenant la jambe ou le bâton du brahmane. S’il sort la tête avant le retour de l’homme avec la flèche, il est déclaré coupable.
On voit ainsi un jugement ordalique portant sur les trois fonctions : la balance, suspendue en l’air au bout d’une corde (qui remplace la pendaison trop radicale pour une ordalie) pour les brahmanes de la première fonction sacerdotale ; le feu pour les ksatria (guerriers) de deuxième fonction ; l’eau pour les Vasia, paysans de troisième fonction.
3- Les morts fonctionnelles selon M. Meulder
Si nous revenons à la liste des morts du Certamen Homeri et Hesiodi évoquée par M. Meulder, nous ne sommes pas du tout dans ce schéma.
- La punition du violeur qui a commis un crime de troisième fonction aurait dû être la noyade, or ce n’est pas du tout ce qui est arrivé à Hésiode, assassiné par le fer. Hésiode est désigné par M. Meulder comme ayant eu une mort fonctionnelle de deuxième fonction, ce qui est incohérent avec ce qu’il a fait. Pourquoi, du point de vue indo-européen, aurait-il fallu que lui, poète, violeur, mourût selon la mort de deuxième fonction ?
- Les meurtriers sont foudroyés, ce qui est difficile réellement à rattacher à une fonction particulière. Ce n’est pas une mort fonctionnelle.
- La femme violée se suicide en se pendant, ce que M. Meulder qualifie de mort fonctionnelle de troisième fonction. Cela pose un problème évident du fait que la pendaison donne assurément une mort de première fonction. M. Meulder veut en faire une mort de troisième fonction parce qu’il lui manque le troisième terme de sa démonstration : il croit justifier son choix par le fait que la victime est une femme (donc de troisième fonction) et qu’en Grèce les femmes se suicident par pendaison. La femme a sans doute des affinités avec la troisième fonction, mais il existe aussi des déesses de deuxième et troisième fonction, ainsi que des femmes indo-européennes prêtresses ou magiciennes, voire même guerrières (amazones ou walkyries dans la mythologie, et l’archéologie aurait révélé l’existence concrète de femmes guerrières chez les Vikings). Et puis de toute façon, comme nous l’avons déjà dit, la nature de la personne (druide, roi, guerrier, paysan ou…femme) ne joue pas dans la mort fonctionnelle qui dépend du dieu auquel on destine la victime ou du crime fonctionnel auquel elle a pu se rendre coupable.
Ainsi, aucune des trois morts fonctionnelles mentionnées par M. Meulder n’est pertinente. Nous avons là une construction intellectuelle malheureusement fausse, et nous pouvons affirmer que les morts d’Hésiode et des personnages autour de lui telles que racontées dans le Certamen Homeri et Hesiodi ne sont pas des morts fonctionnelles.
4- Bibliographie
Dumézil, Georges, Du mythe au roman, PUF, 1987
Dumézil, Georges, 1995, Mythe et Epopée I, II et III, Editions Gallimard.
Meulder, Marcel, la présence du motif indo-européen des trois morts fonctionnelles dans le Certamen Homeri et Hesiodi, Nouvelle Mythologie Comparée, 12 novembre 2021.
Sergent, Bernard, L’arbre au pourri, Etudes Celtiques n°29, 1993.
Sergent, Bernard, Le livre des dieux, Celtes et Grecs, II, Payot, 2004.
Tonon, Michaël, 2007, Le noyé, le pendu… et le brûlé : Toutatis, Esus et Taranis, Bulletin de la Société de Mythologie Française n°227.
Tonon, Michaël, 2014, De Toutatis à Jeanne d’Arc, l’eau qui punit, Bulletin de la Société de Mythologie Française n°254.