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  • (Review) Bernard Chouvier - Le Pouvoir des contes

    9782100772926-001-X.jpgBernard Chouvier, Le Pouvoir des contes, 2018, Paris, Dunod.

    La psychanalyse, depuis ses débuts, use et abuse de la mythologie, qui lui a fourni des noms à quelques-uns de ses principaux concepts. Mais depuis Marie-Louise von Franz et son Interprétation des contes de fées (Interpretation of Fairytales – 1970) ou Bruno Bettelheim et son trop fameux Psychanalyse des contes de fées (The Uses of Enchantment: The Meaning and Importance of Fairy Tales – 1976), les publications visant à donner une interprétation psychanalytique des contes sont légion. Elles sont la plupart du temps le fait de continuateurs de Carl Gustav Jung.

    Ces travaux sont en général critiquables en raison des mêmes défauts : absence de réflexion sur la base d’un corpus, étude totalement anhistorique du sujet (alors même que les contes évoluent dans le temps), assurance que les contes ont une valeur universelle (ce qui n'est jamais le cas: les contes ont toujours une aire de répartition bien précise). Tous, bien souvent, ont aussi pour volonté de donner une utilité thérapeutique ou éducative au conte.

    Le dernier ouvrage en date, Le Pouvoir des contes, par Bernard Chouvier, professeur émérite de psychopathologie clinique à l’Université de Lyon, n’échappe pas à ces défauts. On peut même dire qu’il les aggrave.

    Ainsi, en à peine 201 pages très aérées et en gros caractères, l’auteur entend « présenter mes coups de cœur, [...] partager mon plaisir à savourer la langueur d’un récit ou au contraire, sa raideur ou sa brutalité. Au bout du compte, mon but est de faire connaître et comprendre les contes qui m’ont troublé, étonné ou enthousiasmé et de donner à chacun l’irrésistible envie d’aller lui-même, à la rencontre des histoires capables de le faire rêver » (p. 4).

    Mes, mon, me, je, moi, moi-même. Ce travers est déjà présent dans l’ensemble du livre : l’auteur parle avant tout de ses goûts. Ce sont eux qui guident ses choix.

    L’exemple suivant est emblématique. L’auteur, comme tant d’autres avant lui, s’intéresse au Petit Chaperon Rouge. Et, comme tant d’autres avant lui, il s’attarde essentiellement sur les versions de Perrault et des frères Grimm. Cependant, il s’est aussi procuré Le Conte populaire français de Paul Delarue et Marie-Louis Tenèze : il a donc eu connaissance d’une version nivernaise qui a attiré son attention :

    « On dénombre encore beaucoup d'autres variantes du Petit Chaperon Rouge. En France, il n'en existe pas moins d'une centaine. Les différences sont parfois minimes, ce ne sont que des détails qui changent. Tout se passe comme si chaque région, chaque conteur avait voulu donner une couleur locale ou une tournure nouvelle à l'histoire commune dont la richesse symbolique est en partage à tous. Toutes ces nuances intéressent plus particulièrement les spécialistes du langage et du folklore. […] Pour ma part, la version que je trouve le plus digne d'intérêt, sur le plan psychologique, est la version dite "cannibalique" » (p. 37-38).

    Analysons nous-même ce passage.

    « En France, il n’en existe pas moins d’une centaine. »

    Le corpus de Paul Delarue et Marie-Louise Tenèze, encore à ce jour le plus complet, recense seulement 32 versions francophones. Il faut donc supposer que Bernard Chouvier a procédé à un nouvel inventaire, et a découvert de nouvelles versions… ou bien qu’il a inclus dans son décompte les innombrables versions parues chez des éditeurs pour la jeunesse, lesquelles ne relèvent pas du conte populaire de tradition orale.

    « Les différences sont parfois minimes, ce ne sont que des détails qui changent. »

    Lorsque, d’une version à l’autre, l’héroïne peut être sauvée, ou bien finir dans le ventre du loup, peut-on parler de différence minime, relevant du détail ?

    « Tout se passe comme si chaque région, chaque conteur avait voulu donner une couleur locale ou une tournure nouvelle à l'histoire commune dont la richesse symbolique est en partage à tous. »

    De toute évidence ici, Bernard Chouvier n’a lu aucun des travaux, notamment des folkloristes et des ethnologues, sur l’art de conter (ou de chanter) devant un public. Un bon conteur ne conte jamais deux fois de la même manière : il le fait en fonction du public qu’il a en face de lui, modifiant la trame et le contenu de son récit en fonction de celui-ci et de sa réception. Il ne s’agit donc pas que de donner une « couleur locale ».

    « Pour ma part, la version que je trouve le plus digne d'intérêt. »

    On touche ici au plus gros défaut du livre, et de l’ensemble de la démarche psychanalytique appliquée aux contes en général : en mythologie (ce qui inclut l’étude des contes), on sait bien, depuis les travaux fondateurs de Claude Lévi-Strauss, qu’on ne peut pas privilégier une version par rapport aux autres, que ce soit en raison de critères qui pourraient paraître logiques, ou, comme ici, de critères de goût. Si toutes ces versions existent, c’est qu’elles ont leur raison d’être : il convient donc de les étudier ensemble. En se focalisant sur une version, on en apprend plus sur le conteur lui-même (ou son public), que sur le conte. Qui plus est, Bernard Chouvier s’intéresse plus à cette version, « sur le plan psychanalytique », en raison de « la richesse de ses contenus fantasmatiques ». Pour lui, les autres versions ont « chacune son originalité et sa saveur propre, même si elles n’ont pas toutes la même portée symbolique » (p. 42). Qu’en sait-il ? A-t-il analysé les autres versions ? Nous ne le savons pas. Qui plus est, la version nivernaise semble choisie parce qu’elle est la plus choquante : le Petit Chaperon Rouge consomme le corps et le sang de sa grand-mère, avant de se livrer à un véritable strip-tease devant le loup. Est-ce à dire que la seule version intéressante aux yeux du psychanalyste est celle qui propose de plus de déviances par rapport à la morale commune ?

    L’ensemble du livre est ainsi constitué d’affirmations et de postulats non démontrés.

    On pourra ajouter à ces critiques déjà sévères le fait que l’auteur ne mentionne en référence que des corpus de contes : on n’y trouvera presqu'aucune étude, aucun essai sur le sujet… en dehors des siens. Pire, on trouve dans cette brève liste de corpus des ouvrages tout public, comme les Contes des sages de Mongolie de Patrick Fischmann et G. Mend-ooyo (2012) ou les Contes des sages de Papouasie-Nouvelle-Guinée, de Céline Ripoll (2015), qui ne sont en rien des collectes originales, issues de la tradition orale, mais des réécritures.

    On regrettera alors que les éditions Dunod, qui s’adressent à un public universitaire, et notamment aux étudiants, aient jugé opportun de publier un tel essai, qui ne relève pas de la science.

     

    Patrice Lajoye

  • Marc Thuillard, Jean-Loïc Le Quellec, Julien d'Huy - Computational Approaches to Myths Analysis: Application to the Cosmic Hunt

    Computational Approaches to Myths Analysis: 

    Application to the Cosmic Hunt

    Marc Thuillard

    La Colline, CH-2072, St-Blaise, Suisse

    Jean-Loïc Le Quellec

    Dir. Res. IMAf (UMR 8171, CNRS, F - Paris) / Honorary Fellow, School of Geography, Archaeology and Environmental Studies University of the Witwatersrand (Johannesburg 2050, South Africa)

    Julien d'Huy

    PhD Candidate, IMAf, UMR 8171

     

     

    Abstract : Different computational approaches are applied, after binary coding, to 175 versions of the Cosmic Hunt, one of the rare myths found almost worldwide. The relevance of phylogenetic networks to the analysis of myths is explained and illustrated with the Cosmic Hunt. We show how characters evolve at different rates, the fast evolving ones forming a module of characters that can be replaced almost indifferently, while slow evolving characters fit to a phylogenetic tree or network.  One observes a very good correlation between the regions in which the myths were recorded and the phylogenetic representation of the data. This correlation is explained using different models of evolution taking into account different migration schemes and cultural interactions.

    Keywords : myths, phylogenetic networks, evolution.

    Résumé : Différentes approches de calcul sont appliquées, après codage binaire, à 175 versions de la Chasse Cosmique, l’un des rares mythes retrouvés presque partout dans le monde. La pertinence des réseaux phylogénétiques pour l’analyse des mythes est expliquée et illustrée par la Chasse cosmique. Nous montrons comment les personnages évoluent à des rythmes différents, ceux qui évoluent rapidement forment un groupe de caractères qui peuvent être remplacés presque indifféremment, tandis que les caractères évoluant lentement s’adaptent à un arbre ou à un réseau phylogénétique. On observe une très bonne corrélation entre les régions dans lesquelles les mythes ont été enregistrés et la représentation phylogénétique des données. Cette corrélation est expliquée en utilisant différents modèles d’évolution prenant en compte différents schémas de migration et interactions culturelles.

    Mots-clés : mythes, réseaux phylogénétiques, évolution.

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  • (Review) Bruce Lincoln - Politique du paradis. Religion et empire en Perse achéménide

    9782830915709.jpgBruce Lincoln, Politique du paradis. Religion et empire en Perse achéménide (Édition préparée par Daniel Barbu et Nicolas Meylan ; édition originale anglaise [États-Unis]: « The Paris Lectures 1-4 + appendix to chapter 4 », dans Happiness for Mankind. Achaemenian Reli­gion and the Imperial Project, Peeters, Leuven, 2012), Labor et fides, Genève, 2015, 143 p.

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    Dans cet ouvrage bref, clair et net, lʼauteur, en se basant surtout sur les interprétations de Jean Kellens, de Clarisse Herrenschmidt ou de Pierre Briant, passe en revue le vocabulaire reli­gieux des inscriptions achéménides pouvant avoir des implications politiques[1]. Voici, en trans­littération brute (italique) et en transcription interprétative (en gras), la liste des mots avec leurs correspondants avesti­ques ou védiques (Bruce Lincoln ne donnant guère souvent ces derniers): a-ga-ra-i-y‑ (āgariya-, cf. avestique aibi.gairiia[2] et védique abhigará‑) ; a-ra-i-ka‑ (arika-, cf. védique ári‑) ; a-ra-ta‑ (r̥ta- = avestique aṣ̌a‑, védique r̥tá‑) ; √ kar et √ (= av. √ kar et √ , véd. KR̥ et DHĀ) ; √ θanh (= av. √ saŋh, véd. ŚAṀS) ; du-u-š-i-y-a-ra‑ (dužyāra-, cf. av. dužiiāiriiā‑) ; da-ra-u-ga‑ (drauga- = av. draōga‑, véd. drógha‑ ; cf. av. druj‑, véd. drúh‑) ; da-ra-u-ja-na‑ (draujana- = av. draōjina‑, cf. av. drәguuaṇt‑/druuaṇt‑ et véd. drúhvan‑) ; √ druj (= av. √ druj, véd. DRUH) ; ˟p-ra-i-y-da-i-da-a‑ (˟paridaidā- = av. pairi.daēzā[3]) ; f-ra‑ (fraxša- = av. fraša‑, cf. véd. pr̥kṣá‑) ; b-u-mi-i‑ (būmī- = av. būmī‑, véd. bhū́mi‑/bhū́mī‑) ; z-u-ra-ka-ra- (zūrakara-, cf. av. zūrō et véd. húraḥ) ; š-i-y-a-ta-i‑ (šyāti- = av. š́āiti‑, latin quiēs) ; ha-i-na-a‑ (hainā- = av. haēnā‑, véd. sénā‑) ; ha-š-i-y‑ (hašya- = av. haiθiia‑, véd. satyá‑).

    L’aut­eur n’a pas examiné le mot x-š-ç- (xšaça- = av. xšaθra-, véd. kṣatrá-), qui dé­signe l’emprise que le roi parvient à exercer sur les dieux grâce au culte. Son examen eût été utile d’autant que ce mot a fini comme nom de l’empire (*aryānām xšaθra- > pehlevi ērān-šahr « royaume des Iraniens ») ou de la ville (turc şehir), que le nom du satrape, xšaça+pāvan- « protecteur du xšaça » le contient et que sa racine se retrouve dans le curieux terme x-š-a-y-θ-i-y- (xšāyaθya-) employé pour « roi », bien différent de ceux que l’on peut trouver dans les autres langues de la même famille (av. ahura- ou daŋ́hu.paiti-, véd. rā́jan- ou ásura-) et porteur donc d’une charge idéologique spécifique au monde achéménide. L’impôt ou le tribut tenant da­vantage des honoraires sacerdotaux, le satrape qui les récolte est à concevoir comme le pro­tecteur de l’influence que le grand roi exerce sur la divinité en faveur de ses sujets. Ceux qui refusent de s’acquitter de tels honoraires et ne donnent rien au grand roi sont des félons dont la qualité d’impies justifie les châtiments. Ceci explique le nom qui leur est donné : arika- « sans richesse, qui ne donne rien », le dérivé en +ka- du composé de a+, le préfixe négatif, et de +ri-, la forme composi­tion­nelle de rayi- « le bien, la richesse, le don ».

    Politique du paradis est un manuel de bonne compréhension de ce vocabulaire, mais, faut-il souligner, lʼinformation de lʼauteur date de lʼépoque de ses leçons données au Collège de France à lʼinvitation de Jean Kellens, il y a près de quinze ans. Malgré les années écoulées depuis sa rédaction, l’ouvrage enfin traduit en français n’est guère dépassé. Ses lacunes sont davantage d’ordre philologique ou linguistique que sémantique. Comme l’objectif de Bruce Lincoln se situait clairement sur le plan de la portée des mots plutôt que sur celui de leur étymologie ou du stricto sensu, il peut être considéré que ses leçons gardent toute leur vigueur.

    De cet examen du vocabulaire, il se dégage un portrait du roi des rois qui coïncide assez avec celui que j’ai déduit de l’étude de l’onomastique : par le nom d’intronisation qu’ils prennent, des citations des textes les plus anciens, les Darius et Artaxerxès s’affichent comme des Saō­šiiaṇt, ces héros eschatologiques qui, selon l’Avesta ou les livres pehlevis, parachèveront le monde, le libéreront des forces délétères et l’affranchiront des contingences du temps linéaire fini. Comme ce statut du grand roi fait de lui un héritier de Zaraθuštra, nous pouvons avancer que l’absence de mention de ce dernier dans les inscriptions achéménides[4] va de soi, se justifie logiquement : Darius est Zaraθuštra. Le grand roi, pour être aussi le grand prêtre, a la parole et a la charge de tout définir (√ θanh). Le grand roi se donne la mission, avec l’aide d’Ahura Mazdā, de conduire l’empire perse et de faire connaître à ses citoyens le bonheur paradisiaque (šyāti-).

    Si, pour moi, le zoroastrisme des Achéménides ne fait aucun doute, les divergences lexicales et stylistiques que leurs inscriptions, notamment celle de Darius le Grand à Bīsotūn, présentent par rapport à l’Avesta qui est arrivé entre nos mains témoignent pourtant d’une tradition zoroastrienne distincte, mais il est vrai que nous pourrions en dire autant des propos du mage Kirdīr des premiers temps de l’époque sassanide. Bruce Lincoln, à juste titre, fait remarquer que cette question classique de savoir si les Achéménides étaient ou non zoroastriens ne peut trouver de réponse négative qu’en imposant à la catégorie « zoroastrisme » une définition exagérément restrictive. Parler d’un mazdéisme non zoroastrien relève du fantasme ou de la gratuité tant qu’aucun document n’exprime explicitement que certains mazdéens auraient observé les recommandations d’un sage ou d’un docteur distinct de Zaraθuštra et opposé à lui. Cependant, dans le cas des Scythes vivant au nord de la mer Noire, nous ne pouvons l’exclure.

    De toute façon, la question, à mon avis, est à poser aussi de savoir si, avant Darius le Grand, les Perses étaient déjà mazdéens zoroastriens dès lors que les Cyrus portaient un nom faisant d’eux des Indiens. En effet, il faut douter de leur appartenance au clan des Achéménides et envisager que Darius qui, rappelons-le, fut un usurpateur les eût intégrés artificiellement et a posteriori à sa propre famille. Les Cyrus, avec leur nom de Kuru, pouvaient difficilement être des mazdéens zoroastriens si bien d’autres Kuru nous sont connus par le Véda ou l’épopée indienne et furent rois sur la plaine indo-gangétique avec l’aide d’Indra. Le mazdéisme zoroastrien peut parfaitement avoir cohabité avec une tradition de type védique : tandis que les Mèdes devaient déjà ou depuis toujours être des mazdéens zoroastriens, les Perses qui les avaient remplacés aux commandes de l’empire, dans un premier temps, n’avaient peut-être pas encore adopté cette même obédience religieuse.

     

    Quatre remarques marginales

    1. Le paradis nommé dans le second paragraphe de l’inscription A2Sd. Comme le signale Bruce Lincoln, le jardin auquel l’emprunt grec παράδεισος fait référence, le séjour des âmes des pieux défunts, ne porte pas ce nom dans la littérature zoroastrienne, mais je ne puis exclure que l’attestation de ce nom dans une inscription d’Artaxerxès II fasse allusion à l’Eden zoroastrien. La date d’Artaxerxès II justifie que la langue et l’écriture ne fussent plus maîtrisées comme à l’époque de Darius le Grand ou de Xerxès Ier. Ceci nous autorise à proposer la correction de p-ra-da-y-da-a-ma: en ˟p-ra-i-y-da-i-da-a-ma:. Selon ma compréhension de la phrase, le mot, de genre féminin contre celui de l’emprunt grec, ferait l’objet du verbe a-ku-u-na-va-a-ma: (fautif pour ˟a-ku-u-na-va-ma:), serait annoncé avec le démonstratif i-ma-a-ma: et serait déterminé par un complément au génitif, ha-di-i-š:, lequel est accompagné d’une subor­donnée relative épithè­te, ta-y: ji-va-di-i-y:, de sens inconnu :

    θ-a-ta-i-y: a-ra-ta-x-š-ç-ā: x-š-a-y-θ-i-y: va-š-na-a: a-u-ra-ma-z-da-a-ha: i-ma-a-ma: ha-di-i-š: ta-y: ji-va-di-i-y: ˟p-ra-i-y-da-i-da-a-ma: a-da-ma: ˟a-ku-u-na-va-ma: (θanhati r̥ta+xšaçā[5] xšāyaθyah vašnā ahura+mazdāhah[6] imām hadišah ta+yat ... ˟pari+daidām adam ˟aku­navam) « Le roi Artaxerxès établit ceci : Par la volonté d’Ahura Mazdā, moi j’ai fait cette pari+daidā du hadiš qui ... »

    Comme le mot hadiš-, au lieu d’un palais, selon mes investigations, désigne un ensemble de bâtiments annexes destinés à la conservation de réserves alimentaires, il n’est pas exclu que pari+daidā- fasse allusion à un vaste jardin vu tout à la fois comme une réserve de chasse et comme un verger ou un potager. En effet, l’idéologie royale donnait au grand roi la charge d’assurer avec l’aide des dieux le bien-être de ses sujets, de veiller à leur alimentation, de gérer les ressources en eau et de faire creuser les canaux d’irrigation.

    2. Certains textes pehlevis, surtout s’ils ne dérivent pas de traductions anciennes de l’Avesta ou s’ils ne remontent pas au-delà de la renaissance zoroastrienne des environs du neuvième siècle de notre ère, ne sont pas toujours de bonne qualité. Parmi les textes dont nous devons nous méfier, il y a notamment le paragraphe 3.7 du Grand Bundahišn dont Bruce Lincoln a malencontreusement voulu tirer parti (p. 36-7) :

    ciyōn ohrmazd mayān harv šaš amәṣ̌-spәṇd dām ī xvēš passāxt dahišn-iz ī mańiiaōi ud gaēiθi[īh] pad ham-ēvēnag dād <ud> ciyōn mańiiaōi ohrmazd ud šaš amәṣ̌-spәṇd <ī> vohu.man <ud> әrәt-vahišt <ud> xšaθ-vair <ud> spәṇd-ārmat <ud> haur-dāt <ud> amәr-dāt ēdōn-iz asmān <ud> šaš pāyag ī nazdist abr pāyag <ud> dudīgar θβāṣ̌ ī axtarān <ud> sidīgar star ī a-gumēzišn[īh] <ud> cahārom vahišt <> māh pad ān pāyag ested <ud> panjom garō.nmān anaγr [ī] rōšn xvānīhed <ud> xvaršēd pad ān pāyag ested <ud> šašom gāθ ī amәṣ̌-spәṇdān <ud> haftom asar-rōšn[īh] gāθ ī ohrmazd <ud> ōvōn-iz dām ī gaēiθiīh šaš brēhēnīd <ī> nazdist asmān <ud> dudīgar āb <ud> sidīgar zamīg <ud> cahārom uruuar <ud> panjom gaōspәṇd <ud> šašom mardōm <ud> haftom ātarš brāh az asar-rōšn gāθ ī ohrmazd .·. « Tout comme Ahura Mazdā prépara sa propre mise en place parmi les six Amәṣ̌a Spәṇta, il situa aussi les êtres abstraits et les concrets selon le même procédé : tout comme prirent place le (dieu) abstrait [= le yazata mańiiauua] Ahura Mazdā et les six (autres) Amәṣ̌a Spәṇta que sont Vohu Manah, Aṣ̌a Vahišta, Xšaθra Vairiia, Spәṇtā Ārmaiti, Hauruuatāt et Amәrәtatāt, de même aussi le ciel et les six autres niveaux, à savoir en premier lieu celui des nuages, en deuxième lieu celui de la course des constellations, en troisième lieu celui des étoiles affranchies du mélange, en quatrième lieu celui du (paradis) Vahišta [= « l’excellente (existence) »] où se situe la Lune, en cinquième lieu celui du (paradis) Garō.nmāna [= « la maison du chant de bienvenue »] que d’aucuns nomment Anaγra Raōcah et où se situe le Soleil, en sixième lieu le siège des Amәṣ̌a Spәṇta et en septième lieu les lumières sans limite, siège d’Ahura Mazdā. De cette façon-là, il produisit aussi les six éléments fondamen­taux du monde concret, tout d’abord le ciel, en deuxième lieu l’eau, en troisième lieu la terre, en quatrième lieu la plante, en cinquième lieu le bovin, en sixième lieu l’être humain et en septième lieu le feu dont l’éclat provient des lumières sans limite, siège d’Ahura Mazdā ».

    Le caractère peu fiable de la teneur du texte saute aux yeux : son auteur ne savait plus que asar rōšn était la traduction pehlevie de l’avestique anaγra raōcā̊ « les lumières sans limite ». En outre, les mises en correspondances ―ce que les Indiens appellent upaniṣad― des Amәṣ̌a Spәṇta avec les niveaux cosmiques et avec les éléments fondamentaux sont boiteuses au vu des autres sources zoroastriennes puisque Vohu Manah passe d’ordinaire pour le patron des bestiaux, que l’homme doit refléter le grand dieu, qu’Aṣ̌a Vahišta est associé au feu, que Xšaθra Vairiia patronne les métaux et que le ciel est métallique, que Spәṇtā Ārmaiti est assimilée à la Terre et que les jumelles Hauruuatāt et Amәrәtatāt patronnent respectivement les eaux et les plantes :

     

    Ahura Mazdā + les

    six autres Amәṣ̌a Spәṇ-

    ta dans l’ordre dans

    lequel ils sont nés

    Les niveaux cosmiques

    Les éléments

    (avec le nº d’ordre

    dans lequel ils au-

    raient dû figurer)

    7. Ahura Mazdā[7]

    le siège d’Ahura Mazdā

    le feu (2)

    1. Vohu Manah

    les nuages

    le ciel (3)

    2. Aṣ̌a Vahišta

    la course des constellations

    l’eau (5)

    3. Xšaθra Vairiia

    les étoiles sans mélange

    la terre (4)

    4. Spәṇtā Ārmaiti

    le Vahišta avec la Lune

    la plante (6)

    5. Hauruuatāt

    le Garō.nmāna avec le Soleil

    le bovin (1)

    6. Amәrәtatāt

    le siège des Amәṣ̌a Spәṇta

    l’être humain (7)

    3. La langue hybride employée, les caractéristiques arithmologiques du système d’écriture cunéiforme, les lois orthographiques et les manipulations grammaticales observées font des inscriptions cunéiformes vieux-perses des documents bien étranges. Seule une volonté reli­gieuse, voire mystique, peut expliquer autant de bizarreries.

    4. Je profite de l’occasion de son compte rendu pour signaler ceux de mes articles qui ont un rapport avec le sujet traité dans le livre de Bruce Lincoln :

    ― « Les noms des Perses », dans Journal Asiatique 283, Paris, 1995, p. 57-68 ;

    ― « El nombre de Ecbatana », dans Arbor Scientiae. Estudios del Próximo Oriente Antiguo dedicados a Gregorio del Olmo Lete con ocasión de su 65 aniversario, Ausa, Sabadell, 1999-2000, p. 463-7 ;

    ― « Le mazdéisme politique de Darius Ier », dans Indo-Iranian Journal 45, Dordrecht, 2002, p. 121-51 ;

    ― « Le roi impie et son châtiment dans le monde iranien ancien », dans S. H. Aufrère et M. Mazoyer éd., Clémence et Châtiment. Actes du collo­que or­ganisé par les cahiers Kubaba (Université de Pa­ris I) et l’Institut catho­lique de Paris, Institut catholique de Paris, 7-8 décembre 2006, L’Harmattan, Paris, 2009, p. 275-93 ;

    ― « Le bouclier de Darius le Grand. Notes vieux-perses d’étymologie et d’or­tho­graphe », dans Journal Asiatique 298, Paris, 2010, p. 109-14 ;

    ― « Anomalies grammaticales à Bīsotūn », dans M. Fruyt, M. Ma­zoyer et D. Par­dee, Grammatical case in the languages of the Middle East and Europe. Acts of the International Collo­quium ‟Variations, con­curren­ce et évolution des cas dans divers domaines linguistiques”, Paris, 2-4 April, 2007, The Oriental Institute of the Univer­sity of Chicago, Chicago (Illinois), 2011, p. 151-60 ;

    ― « Le dieu zoroastrien Hadiš », dans Journal Asiatique 300, Paris, 2012, p. 33-58 ;

    ― « Noms avestiques, vieux-perses et pehlevis tirés des Cantates », dans É. Pirart éd., Le sort des Gâ­thâs et autres études iraniennes in memoriam Jacques Duchesne-Guillemin (= Acta Iranica 54), Pee­ters, Leuven - Paris - Walpole (Mass.), 2013, p. 135-57 ;

    ― « Los persas eran indios », dans A. Agud et alii éd., Séptimo centenario de los es­tudios orientales en Salamanca, Universidad de Salamanca, Salamanca, 2013, p. 641-58 ;

    ― « Principe et origine du système cunéiforme vieux-perse », dans V. Nad­daf, F. Gosh­tasb et M. Shokri-Foumeshi éd., Ranj o Ganj. Papers in Honour of Professor Z. Zarshenas, Tehrān, 2013, p. 67-85 ;

    ― « La prière achéménide », dans Ch. Guittard et Michel Mazoyer éd., La prière dans les langues indo-européennes : linguistique et reli­gion, L’Harmattan, Paris, 2014, p. 239-48 ;

    ― « Dieux perses et dieux avestiques », dans Journal Asiatique 303, Paris, 2015, p. 47-58.

    Éric Pirart (Université de Liège)

     

    [1] J’entoure de < > ce que je restitue ; de [ ] ce qui est à supprimer ; de ( ) ce qui, dans une traduction, est à sous-entendre. En gras, je donne le vieil-iranien reconstitué ; en italique, les translittérations brutes ; en romain souligné, la transcription interprétative du pehlevi.

    [2] Hapax leg. du Yasna 11.17.

    [3] Hapax leg. du Vīdaēuu-dāt 3.18. Bartholomae, 1904, col. 865, donne pairi.daēza- masculin.

    [4] D’ailleurs Kirdīr lui non plus ne nomme jamais Zaraθuštra.

    [5] Mis pour *r̥ta+xšaça-h par manipulation grammaticale (alignement de la finale sur celle du nomi­natif xšaya+r̥šā de xšaya+r̥šan- « Xerxès »).

    [6] ahura+mazdāh-ah, le génitif singulier de ahura+mazdā-, par manipulation grammaticale, a été formé directement sur la forme du nomi­natif ahura+mazdā-h.

    [7] Ahura Mazdā, comme le védique Dakṣa, est son propre père.