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  • (Review) Jean-Loïc Le Quellec, La Caverne originelle

    quellec.jpgJean-Loïc Le Quellec, La Caverne originelle. Art, mythes et premières humanités, 2022, Paris, La Découverte.

     

    Une anecdote a fait beaucoup rire, le mois d’octobre dernier: la commissaire allemande d’une exposition s’est rendu compte que depuis plus de 70 ans, un tableau abstrait de Piet Mondrian était suspendu à l’envers1. Cela en disait long sur le vide de sens de l’art abstrait lorsque l’artiste est décédé et que son interprétation est perdue. Cependant, ce problème peut tout aussi bien toucher l’art figuratif, lorsque l’on ne dispose pas de textes permettant d’expliquer les scènes qu’il représente. C’est ainsi que depuis près d’un siècle et demi, préhistoriens, historiens de l’art et érudits divers s’acharnent à décrypter l’art paléolithique, et notamment l’art rupestre. Chacun y est allé de son interprétation, parfois d’une manière convaincante, au moins pour un temps, parfois au contraire d’une façon totalement farfelue.

    L’intérêt premier de l’ouvrage de Jean-Loïc Le Quellec est de faire l’inventaire de toutes ces théories – chamanisme, culte de l’ours, totémisme, paléoécriture, etc. –, de les examiner dans le détail, et le plus souvent de les rejeter après avoir montré leurs défauts méthodologiques, souvent rédhibitoires. La plupart du temps, le défaut premier est que ces théories ne souffrent aucune exception, se veulent globalisantes: or il est toujours aisé de trouver, au sein de l’immense corpus des grottes ornées, des figures qui contredisent les théories avancées. À ce titre, les presque 600 pages que Jean-Loïc Le Quellec consacre à cet examen critique sont d’une lecture non seulement enrichissante, mais proprement salutaire.

    Notons toutefois quelques points problématiques, fort peu nombreux. P. 113-116, l’auteur semble faire siennes les conclusions de certains biologistes expliquant que si l’homme de Néandertal n’a pas produit d’art figuratif, ce serait parce que son cerveau était configuré différemment de celui des Homo sapiens, une configuration le privant d’un langage élaboré, et l’empêchant d’exprimer en images d’éventuels récits. À ces hypothèses cependant s’opposent deux arguments: on sait que l’homme de Néandertal a eu des rites, ne serait-ce que des rites mortuaires. Or on imagine mal, en tout cas chez Homo sapiens, l’existence de rites sans mythes (sans entrer dans l’éternel débat sur lequel a précédé l’autre). De plus, on voit durant le Mésolithique l’art figuratif disparaître presque totalement d’Europe, à l’exception du Levant espagnol et de l’aire baltique: on ne va pour autant pas invoquer une différence anatomique pour expliquer ce phénomène. La cause, que l’on ne connaîtra jamais, peut tout aussi bien être culturelle.

    Jean-Loïc Le Quellec écrit p. 499: «En fait, ce n’est que chez quelques collectifs relativement récents (Antiquité, Renaissance) que les mythes ont été réellement ‘dessinés’, mais l’immense majorité des peuples du globe n’ont jamais ‘raconté’ de mythes en images.» Voilà une affirmation qui ne manque pas de surprendre. Limiter la représentation des mythes à l’Antiquité et à la Renaissance est très réducteur: les églises, par exemple, sont remplies de mythes, et contiennent encore des récits mythologiques clairement racontés et identifiés (à commencer par le chemin de croix). Cela suppose bien entendu d’admettre que le christianisme est lui aussi basé sur des mythes. La deuxième partie du propos est elle aussi problématique : partout dans le monde où l’on dispose conjointement de textes et d’images (Inde, Chine, Amérique centrale, par exemple), on voit bien que les mythes ont été largement racontés en images.

    P. 514-542, l’auteur montre de façon tout à fait convaincante que le chamanisme eurasiatique peut très bien être un phénomène relativement récent. En tout cas, nous ne connaissons pas de chaman clairement identifiable avant l’Âge du Bronze. Il faut toutefois nuancer cet argumentum a silentio: on sait très bien, par exemple, que les druides ont existé chez l’ensemble des Celtes. Pour autant, l’archéologie n’a pas permis d’en identifier un seul.

    Pinaillages, cependant, que tout cela. Rien que pour cette partie critique, Jean-Loïc Le Quellec a produit un livre nécessaire, que tout préhistorien ou apprenti préhistorien devra lire avant de se lancer dans l’élaboration d’une nouvelle théorie. Il nous offre une leçon magistrale.

    Toute interprétation est-elle vaine, se demande justement l’auteur, après avoir rejeté ou critiqué toutes les hypothèses antérieures? On se doute bien que non. Pour essayer de comprendre pourquoi pendant des millénaires des hommes sont allés peindre des animaux, majoritairement, et quelques humains plus ou moins stylisés dans des cavernes parfois très difficiles d’accès, accompagnant souvent ces peintures d’ossement fichés dans les parois, Jean-Loïc Le Quellec invoque un mythe largement connu dans le monde entier: celui de l’émergence, qui voudrait que les êtres humains et les animaux soient arrivés sur terre via une grotte, en provenance de l’Autre Monde souterrain. Ce mythe, comme le montre très bien l’auteur, est maintenant quasi absent d’Europe car il a été remplacé par celui du plongeon cosmogonique, pour la création du monde, et celui du corps souillé, pour la création de l’être humain. L’interprétation de Jean-Loïc Le Quellec, que celui-ci, restant prudemment dans le registre de l’hypothèse, se garde bien de considérer comme une vérité vraie, a pour elle d’être suffisamment souple pour tolérer la grande variabilité de l’art rupestre européen. Il n’est pas question ici de déterminer quelle version du mythe est la bonne – on ne le saura bien sûr jamais – mais bien de dire que ce type de récit a pu être commémoré localement, dans des grottes, à l’aide d’images, lesquelles images peuvent varier dans le temps et l’espace sans que cela change quoi que ce soit à cette idée.

    On notera alors que, bien que déjà convaincante, l’interprétation de Jean-Loïc Le Quellec aurait pu être encore étayée par les travaux sémiologiques de Viatcheslav Ivanov sur Notre Monde et l’Autre Monde, nécessairement invisibles l’un pour l’autre2: les grottes faisant office de point de passage entre l’Autre Monde et Notre Monde, on a pu chercher à rendre visibles des êtres passant de l’un à l’autre en les représentant notamment dans les endroits quasi inaccessibles, qui n’appartiendraient ni à un monde ni à l’autre.

    Lorsqu’il recherche d’éventuelles survivances de cette association entre le mythe de l’émergence et le culte associé aux grottes, l’auteur invoque des données d’Amérique centrale tout à fait pertinentes, mais échoue à retrouver quelque chose de solide en Europe, sauf peut-être au Pays basque. Il eût sans doute été possible de faire appel au culte de Mithra, issu d’un phénomène de syncrétisme au sein de l’Empire romain. Ce culte prenait place dans des sanctuaires souterrains ou semi-souterrains qui mimaient la grotte dans laquelle Mithra aurait sacrifié le taureau, fertilisant la terre de son sang. Or Mithra est un dieu qui est né… en émergeant d’un rocher.

     

    Patrice Lajoye

    1https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-un-tableau-de-mondrian-expose-a-lenvers-durant-77-ans_5448742.html

    2Par exemple Vjačeslav V. Ivanov, « Kategorija ‘vidimogo’ i ‘nevidimogo’ v tekste », in J. van der Eng et M. Grygar (éd.), Structure of Texts and Semiotics of Culture, 1973, Paris-La Haye, Mouton, p. 151-176 ; V. V. Ivanov, « La catégorie ‘visible’ - ‘invisible’ dans les textes des cultures archaïques », Écoles de Tartu, Travaux sur les systèmes des signes, 1976, Paris, Complexe, p. 58-61.

  • (Review) Jean-Pierre Devroey - De la Grêle et du tonnerre

    Devroey.jpgJean-Pierre Devroey, De la Grêle et du tonnerre. Histoire médiévale des imaginaires paysans, 2024, Paris, Seuil.

     

    Jean-Pierre Devroey est un historien médiéviste bien connu, spécialiste des sociétés rurales du haut Moyen Âge: on pourra donc s’étonner de lire dans le cadre de Nouvelle Mythologie Comparée un compte rendu de son dernier livre. Cependant, celui-ci s’intéresse à l’histoire des croyances dans les campagnes carolingiennes, en prenant pour base le fameux traité d’Agobard de Lyon, De grandine et tonitruis (De la Grêle et du tonnerre), rédigé vers la fin du premier quart du IXe siècle, et notamment la fameuse anecdote des gens qui viendrait d’un mystérieux pays aérien nommé Magonia, lesquels naviguent à bord de bateaux sur les nuages et achètent aux tempestaires les récoltes détruites par les intempéries1.

    Cependant, l’auteur va bien au-delà de cette seule anecdote et aborde l’ensemble du traité d’Agobard pour tâcher d’une part de rassembler ce que l’on sait des croyances dans les campagnes d’alors, sur les orages, sur les tempestaires, sur les saints qui ont une influence sur la météorologie, sur les moyens engagés pour se rendre propice cette météorologie, non seulement à l’époque carolingienne, mais aussi à des époques plus tardives: Jean-Pierre Devroey fait en effet partie de ces historiens qui pratiquent le temps long, et il n’hésite pas à employer jusqu’aux travaux des folkloristes du XIXe siècle afin de s’exercer, avec beaucoup de prudence, à l’histoire régressive quand cela est nécessaire pour combler les lacunes de la documentation alto-médiévale.

    Il ne sera pas question dans le présent compte rendu, des parties purement historiques de l’ouvrage: elles n’entrent pas dans le thème de notre revue. Je me contenterai de dire qu’on a là un essai particulièrement solide, très bien sourcé et documenté. En revanche, je m’attarderai sur les parties concernant les récits légendaires et les phénomènes qu’on pourrait continuer d’appeler «folkloriques», à savoir les croyances sur l’orage lui-même, et sur le pouvoir des tempestaires. Jean-Pierre Devroey le démontre bien: la totalité de la société dont il est question est chrétienne. Il est absolument vain de vouloir voir dans les sorciers, les tempestaires, ou bien les personnes employées par les communautés rurales pour chasser les orages, une quelconque survivance du paganisme, même si ces personnages peuvent employer des méthodes et techniques issues du paganisme. Les communautés rurales carolingiennes, notamment celles du Lyonnais, sont chrétiennes dans leur ensemble, même s’il peut s’agir d’un christianisme populaire, non encadré par le clergé2.

    Cependant ce constat est peut-être poussé un peu trop loin par Jean-Pierre Devroey, car il se coupe quasiment totalement d’éventuelles racines antiques de ces croyances et légendes. Ainsi, lorsqu’il aborde le cas de la mise en place de processions, notamment dans les campagnes, à la suite de l’instauration des Rogations au Ve siècle par saint Mamert de Vienne, il semble écarter tout phénomène similaire dans le paganisme local (p. 211-214). Pourtant, j’ai pu identifier au moins quatre cas de processions antiques en territoire celtique antique : une est mentionnée par Sulpice Sévère dans la Vie de saint Martin (12, 1-5: Martin croit voir une idole menée en procession à travers champs); l’auteur anonyme de la Passion de saint Symphorien d’Autun signale une procession en l’honneur de Berecynthia (Cybèle); une inscription celtibère de Peñalba semble mentionner une procession en l’honneur de Lugus, si l’on suit l’interprétation proposée par Wolfgang Meid3; enfin à l’époque carolingienne, Heiric d’Auxerre nie dans une de ses homélies, que les circumambulations chrétiennes aient été inspirées de pratiques païennes homologues, ce qui atteste cependant de leur existence4.

    Le même problème se pose lorsque l’auteur s’intéresse directement au cas de Magonia, ce pays fabuleux mentionné par Agobard (p. 145-170). Jean-Pierre Devroey, qui n’est pas linguiste, se garde bien, et on le comprend, se proposer sa propre étymologie du nom. En revanche, il rappelle les étymologies proposées par le passé, donnant sa préférence à magus («mage») et au latin tardif *mango («marchand»). Le second est invoqué car il y a bien un accord commercial entre les tempestaires et les habitants de Magonia. Cependant, il pose de sérieux problèmes de phonétique historique. Magus est plus intéressant, mais on peut ici se demander jusqu’à quel point ce terme étranger a pu pénétrer dans les campagnes de Gaule jusqu’à générer une croyance en un «pays des mages».

    Il serait sans doute plus intéressant de considérer un substrat linguistique celtique. Or deux mots gaulois pourraient ici faire sens: magos, «champ, plaine», plus tard «marché», qui intervient dans de très nombreux toponymes un peu partout dans l’actuelle France, et magus, «garçon, jeune, valet», qu’on retrouve dans de nombreux anthroponymes antiques, dont Magunia5. N’étant pas linguiste, je me garderai bien de trancher, mais chacun des deux conviendrait du point de vue phonétique, d’autant plus que la forme donnée par Florus de Lyon, contemporain d’Agobard, Maonia, et le nom donné à des démons tempestaires mentionnés par Florus lui-même et trois autres sources du haut Moyen Âge (maones, mauones, hemaones, ce dernier donné par la Vita prima de saint Riquier en compagnie des dusi, nom bien gaulois de démons), montre un phénomène d’amuïssement du «g» intervocalique qui a eu lieu, on le sait notamment grâce aux toponymes dérivés de magos, dès le très haut Moyen Âge. Magos comme magus entrent par ailleurs en composition de théonymes celtique (gaulois Magiae et Magiseniae, irlandais Macha, pour magos; gaulois Magusanus, pour magus). Et pour complexifier les choses, les deux peuvent chacun se rapprocher de noms irlandais de l’Autre Monde: Mag Mell («Plaine de la Joie») ou Tír na nÓg («Terre de Jeunesse»). De la même manière, il a bien été noté que tous les exemples anciens de récits mettant en œuvre des navires dans le ciel viennent des îles britanniques6. Il me semble donc clair qu’une origine celtique païenne des croyances notées par Agobard ne doit absolument pas être écartée.

    Mais au-delà de ces quelques réserves, il faut bien noter que le livre de Jean-Pierre Devroey est absolument brillant, par sa volonté d’une histoire totale, qui embrasse la légende, les croyances qui lui sont associées, mais aussi et surtout le milieu dans lequel tout cela existe et la manière dont l’Église y a réagi à travers le temps. Il s’agit là d’une véritable leçon d’histoire, et donc d’un ouvrage incontournable.

     

    Patrice Lajoye

     

     

    1Agobard de Lyon, Œuvres, t. 1, 2016, Paris, Cerf.

    2C’est là un constat qui se maintiendra à travers le temps, comme je l’ai écrit au sujet des sorciers et guérisseurs normands du XIXe siècle: «En définitive, les pratiques des sorciers et guérisseurs normands sont toutes chrétiennes. […] L’Église condamne la sorcellerie, c’est du moins sa position officielle. Mais cela n’empêche pas des prêtres de pratiquer des exorcismes, des désensorcèlements, ou de se faire guérisseurs. Inversement, on ne connaît pas de cas de sorcier affrontant un prêtre ou l’Église. S’il y a opposition de l’Église, la réciproque n’est pas vraie. Les pratiques des sorciers et des guérisseurs relèvent d’un christianisme déviant mais populaire. Dans les faits, sorciers et guérisseurs disent des prières, des oraisons, font dire des messes, ordonnent des neuvaines ou des pèlerinages, voire les effectuent eux-mêmes, se servent de sel et d’eau bénites, font le signe de la croix, utilisent donc tout ce que le christianisme a de symboles forts. La société ne les aurait sans doute pas tolérés s’il en avait été autrement» (Patrice Lajoye, Sorciers et guérisseurs au XIXe siècle. Enquête en Basse-Normandie et dans les îles anglo-normandes, 2024, Lisieux, Lingva, p. 185-186).

    3Wolfgang Meid, Celtiberian Inscriptions, 1994, Budapest, Archaeolingua.

    4Patrice Lajoye, «Les processions et circumambulations chez les Celtes de l’Antiquité», Mythologie française, 218, 2005, p. 22.

    5Xavier Delamarre, Dictionnaire de la langue gauloise. Une approche linguistique du vieux-celtique continental, 2003, Paris, Errance, p. 214.

    6Juan Antonio Jiménez Sánchez, «Los barcos de Magonia y otros navíos voladores como género de mirabilia durante la Edad Media», in Anna Orriols i Alsina, Jordi Cerdà Subirachs, Joan Duran Porta (éd.), Imago & mirabilia: les formes del prodigi a la Mediterrània medieval, 2020, Barcelone, Universitat Autònoma de Barcelona, p. 153-162.

  • Julien d'Huy et Isabelle Dupanloup - D'Afrique en Amérique : la bonne et la méchante fille (ATU 480)

     

    D'Afrique en Amérique : la bonne et la méchante fille (ATU 480)

    Julien d'Huy* et Isabelle Dupanloup**

    * IMAf UMR 8171 (CNRS/IRD/EHESS/Univ.Paris1/EPHE/Aix-Marseille Univ-AMU)

    ** CMPG, Institute of Ecology and Evolution, University of Bern

     

    Abstract: For the first time we are proposing an attempt to quantify the contribution of African and European folklores to the elaboration of an African American narrative : The Kind and the Unkind Girls. We have based our findings on the work of Dupanloup and Bertorelle (2001) for estimating the relative contribution of many parental populations to a hybrid group. The results highlighted the existence of an essentially vertical transmission in certain oral traditions that could be correlated with the genetic transmission within populations that know this story, and the capacity of oral traditions to resist external cultural pressures.

    Keywords: The Kind and the Unkind girl, ATU 480, folktale, African American, Phylogenetics, comparative method, culture evolution, smart PCA, software tool, genetic admixture, human population

    Résumé: Nous proposons ici, pour la première fois, de quantifier la part prise par le folklore africain et le folklore européen dans l'élaboration d'un récit afroaméricain. Nous nous sommes pour cela appuyé sur la méthode développée par Dupanloup et Bertorelle (2001) qui permet d’estimer les contributions de populations parentales à une population métissée. Les résultats montrent l'existence d'une transmission essentiellement verticale dans certaines traditions orales, possiblement corrélées à la transmission génétique, ainsi que la capacité, pour une tradition, de survivre à de fortes pressions extérieures.

    Mots clés : La bonne et la méchante fille, ATU 480, conte, afro-américains, phylogénétique, méthode comparative, évolution culturelle, ACP « intelligent », logiciel, .population humaine

    Télécharger le fichier en pdf / download in pdf: dHuy Dupanloup.pdf

     

    Le Conte de la Bonne et de la Méchante Fille (ATU 480) est largement connu en Afrique, et a suivi en Amérique les peuples déportés lors des traites négrières de la fin du XVe au début du XIXe siècle. Or les variantes européennes de ce conte se sont diffusées aux mêmes lieux et probablement dans le même temps, ou peu après. Cette double arrivée sur un sol vierge du récit constitue une expérience inédite pour le mythologue comparatiste, qui peut ainsi évaluer la part d'emprunt et de continuité dans une tradition folklorique (africaine) soumise à une forte pression extérieure (européenne) et à un risque accru d'emprunts.

    Les questions sont nombreuses : dans quelle mesure les récits oraux africains ont-ils influencé le folklore noir des Amériques ? existe-t-il une « connexion africaine » ? et si oui, quelle a été la part de créolisation ? La question est d'importance : si un lien existe entre le folklore des Afro-Américains et celui de leurs ancêtres, on peut supposer que ces récits ont été hérités de génération en génération, et qu'un lien fort existe dans ce cas entre transmission du patrimoine génétique et transmission du folklore. Par ailleurs, une telle connexion confirmerait que ce conte-type a suivi une transmission verticale en se transmettant d’une génération à l’autre. Enfin, « for moral and political, as well as for scientific reasons, it is important that African retentions be identified and documented beyon reasonable doubt. » (Bascom 1979 : 593).

    Le débat portant sur une telle connexion est ancien. Il existe globalement deux tendances : les Africanistes voient dans les récits afro-américains des survivances des traditions africaines, tandis que les spécialiste du folklore européen, négligeant trop souvent l'existence d'un folklore proprement africain, ne voient dans le folklore afro-américain qu'emprunts à leur aire préférée (Dundes 1975 : 114-115).

    Allant dans le sens de la première tendance, en 1941, Melville Herskovits, dans son ouvrage classique The Myth of the Negro Past, soutient que la culture des Noirs-Américains a retenu de nombreux éléments africains. Cette opinion semblait déjà répandue au XIXe siècle, chez des écrivains comme Joel Chandler Harris (auteur de Uncle Remus : His Songs and Sayings) et William Owens (auteur d'un article « Folk-lore of the Southern Negroes » paru dans le Lippincott's magazine – Dorson 1967 : 13). En réaction, dans un essai datant de 1967, repris en 1975 en préface à son American Negro Folktales, Richard Dowson estime quant à lui que la part originelle du folklore africain ne dépasserait pas 10 %, ce qui serait négligeable. Selon son opinion, il existerait deux grandes catégories de récits folkloriques : la première, influencée par le folklore africain, inclut les îles de l'Atlantique et des Caraïbes, ainsi que le Nord-Est de l'Amérique du Sud ; la seconde, tourné vers l'Europe et l'univers anglo-saxon, couvre aux Etats-Unis la région des plantations. De façon générale, les récits folkloriques africains n'auraient pas survécu au franchissement de l'Atlantique. La réplique à Dorson est violente, et notamment donnée par l'ouvrage African Folklore in the New World. Ce recueil d'articles, édité par Daniel J. Crowley, consiste en « the latest riposte of the Africanist folklorists in their long duel with the European Diffusionists over the origins of the tales told in the New World by Black People » (1977, p. VII). L'objectif de cet ouvrage collectif est de montrer l'existence d'une continuité culturelle dans les coutumes et le folklore des Africains et des Afro-Africains. Quand Dorson y répond (1977), il rappelle que sa thèse ne s'appliquait qu'aux États-Unis et non à l'ensemble du folklore afro-américain et conclut en reprenant son ancienne affirmation : « Ten per cent still seems about the right estimate for the number of the American Negro Folktale that reveal the African connection ». D'autres études, à l'encontre de cette thèse, font signe vers une origine africaine de certains récits afro-américains, comme « le crâne qui refusait de parler » ou « à l'intérieur du ventre de l'éléphant » (Bascom 1981a, 1981b).

    Le terrain que nous abordons est d'abord difficile. Les outils souvent utilisés par les folkloristes – comme le Motif Index of Folk-Litterature de Stith Thompson et The Types of the Folktales d'Antti Aarne et Stith Thompson – sont européano-centrés et mal adaptés aux terres d'Afrique ; en effet, ces typologies sont pour l'essentiel dérivées de collections de récits européens, et par conséquent ne permettent de mettre en évidence que les récits ressemblant aux récits européens. De nombreux récits africains ne sont ainsi pas inclus dans ces index (Bascom 1981a : 193 ; 1981b, 291). À propos du Types of the Foltales, Thompson écrivait d'ailleurs que, « Strictly then, this work might by called ''The Types of The Folk-Tale of Europe, West Asia, and the Lands Settled by These Peoples'' » (1961 : 7). Par ailleurs, les récits oraux africains n'ont pas encore été suffisamment étudiés. En 1964, William Bascom estimait que seulement 1 % de l'art verbal africain avait été recueilli (1964 : 19). Par conséquent, l'absence d'un conte-type dans un index africain, comme celui du Motif-index of the folktales of Culture-Area V de Kenneth Clarke (1958), n'est pas preuve qu'il n'existe pas. Afin d'évaluer au plus juste la part africaine dans le folklore afro-africain, il est donc plus prudent de se concentrer sur un unique récit, pourvu que celui-ci soit bien documenté. C'est le cas de l'ATU 480, « La bonne et la méchante fille », que l'on trouve à la fois en Afrique, chez les Afro-Américains, en Europe et parmi les descendants européens des premiers colons d'Amérique.

    Warren E. Roberts (1958) a étudié plusieurs centaines de versions de ce récit à travers le monde. Il a transformé chacune de ces versions en une série de motifs, comme « The main actors fall into the river » ou « Helper advises which reward to choose ». Parmi les versions qu'il a étudiées, nous nous intéresserons en particulier à celles de peuples ayant colonisé l'Amérique : 48 versions d'Afrique subsaharienne, 22 versions de langue française (19 versions du Vieux Continent et 3 versions américaines), 29 versions de langue anglaise (10 versions du Vieux Continent [Angleterre + Écosse] et 19 versions américaines), 5 versions portugaises (2 versions du Vieux Continent et 3 versions américaines) et 40 versions de langue espagnole (12 versions du Vieux Continent et 28 versions d'Amérique), ainsi que 26 versions afro-américaines. En rassemblant les motifs utilisées pour chaque version étudiée, nous avons établi une matrice. Les 173 récits ont ainsi pu être définis par une liste de caractères spécifiques similaires aux caractères morphologiques et aux gènes pour les espèces biologiques. Par ailleurs, les catégories «  autres  » ont été systématiquement exclues de notre analyse (ce qui n'a pas été fait dans Ross et al. 2013). De plus, deux tableaux différents ont été établis. Le premier inclut les 387 traits analysés par Warren E. Robert pour le corpus étudié. Le second permet de répondre au reproche de dépendance logique (d'Huy et Le Quellec 2013) que l'on a pu faire à de précédent travaux (Ross et al. 2013) portant sur le même conte, mais avec des outils et sur une aire géographique différente. Lorsque plusieurs traits étaient liés logiquement, nous avons à chaque fois adopté le trait le plus « basique » à la condition qu'il reste informatif (dans le cas d'une hiérarchisation A, A1, A1a, A1b, seul A1a et A1b seront conservé, si deux versions sont concernés a minima par au moins un des deux traits). Par exemple, dans les traits suivants,

    V C. Cleaning, Tending, or Feeding a Person or Supernatural Being

    V C1. Giving a drink of water.

    V C2. Lousing a person.

    V C2a. The heroine says 'Pearls', etc., when asked what she has found while lousing or combing hair.

    V C2b. The being's head is covered with snakes, poisonous insects, etc.

    seuls les traits VC1, VC2a et VC2b ont été conservés. Nous obtenons au final 316 traits.

    Selon la présence ou l'absence des motifs dans telle ou telle version particulière, nous les avons codés dans chaque tableau par un 0 (absence) ou un 1 (présence). Nous avons ainsi obtenu des lignes de code formant en quelque sorte le « code génétique » des versions. Ces chaînes binaires ont alors pu être comparées grâce à des algorithmes ordinairement utilisés par les phylogénéticiens pour comparer les codes génétiques d'espèces différentes. Ce n'est pas la première fois que l'on emploie de tels outils pour étudier le folklore (d'Huy 2012 a, b, c ; 2013 a, b, c, d, e ; d'Huy et Le Quellec 2014 ; Ross et al. 2013 ; Tehrani 2013), et ils ont par ailleurs déjà été appliqués à l'étude de la diffusion de l'ATU 480 en Europe (Ross et al. 2013), soulevant au passage de nombreux problèmes méthodologiques (d'Huy et Le Quellec 2013).

    Employant le logiciel Eigensoft 3.0 (Patterson et al. 2006), nous avons tout d'abord réalisé une analyse en composantes principales des différentes versions retenues (figure 1).

    Figure 1.

    Analyse «  intelligente  » en composantes principales

    a  : 387 traits

    dHuy1.jpg

    b  : 316 traits.

     dHuy1b.jpg

    L'ACP « intelligent » (Smart PCA) est une méthode appartenant à la statistique multivariée ; elle consiste à transformer des variables corrélées entre elles en nouvelles variables, appelées « composantes principales », décorrélées les unes des autres, ce qui permet de réduire le nombre de variables et de rendre l'information moins redondante. La figure 1 montre, par la superposition des versions afro-américaines et africaines, que la part prise par les versions africaines dans l'élaboration du corpus afro-américain est de loin la plus importante.

    Nous avons ensuite estimé la part prise par les versions africaines, franco-américaines, hispano-américaines, portuguo-américaines, et anglo-américaines, dans la constitution du corpus afro-américain. Pour ce faire, nous avons utilisé la méthode développée par Dupanloup et Bertorelle (2001) qui permet d’estimer les contributions de populations parentales à une population métissée, en utilisant les caractéristiques des différentes versions. Nous avons ensuite relancé les calculs des contributions de métissage en considérant ensemble les versions américaines et les versions européennes appartenant à la même langue (par exemple, les versions hispano-américaines et les versions d'Espagne), puis en calculant l'ensemble des apports européens par rapport à l'ensemble des apports africains.

    Les résultats (figure 2 à 4) montrent la part estimée de chaque groupe dans l'élaboration des versions afro-africaines (Bootstrapped mY) et leurs écart-types (estimés par rééchantillonage des séquences).

    Figure 2.

    Calculs des apports des versions africaines et des versions européennes d'Amérique au corpus afroaméricain en nous basant sur 387 puis 316 traits.

     

    dHuy2a.jpg

    dHuy2b.jpg

    Figure 3.