Krešimir Vuković, Wolves of Rome. The Lupercalia from Roman and Comparative Perspectives (Transregional Practices of Power, 2), Berlin-Boston, Walter de Gruyter, 2023, 320 pages, 5 figures, bibliographie, index, in 8°.
Cet ouvrage, consacré aux Lupercales, aborde une quantité de sujets qu’on ne se serait pas attendu à trouver dans un travail de dimension somme toute réduite, et en rend la lecture stimulante bien au-delà de la question de la fête romaine à laquelle il s’attache. Déjà, ce qui était sans doute attendu et nécessaire, l’auteur, notant à juste titre que la célébrité de la fête de la mi-février risque de faire perdre de vue le fait que nous ne disposons, dans toute la littérature antique, de descriptions du rituel que pour trois occasions – les Lupercales de 44 av. J.-C. où Antoine proposa de couronner César d’un diadème, les éléments de son déroulement donnés par Plutarque et la lettre du pape Gélase qui s’emportait sur ce dernier reste du paganisme – passe méticuleusement en revue ces témoignages. Ce qui nous vaut par exemple une étude approfondie de ce qui s’est passé en 44, à partir de ce qui nous en a été raconté et dans les variations successives du récit, avec comme réponse à la vexata quaestio du sens de l’événement que César aurait organisé tant la proposition de remise par Antoine de ce signe de la royauté que son refus. On le voit par cette analyse, l’auteur a le souci de replacer ce qui nous a été transmis sur ces festivités dans son contexte historique précis, et de ne pas plaquer l’image d’un rituel intemporel, qui n’aurait varié ni dans ses formes, ni dans sa portée, comme on en aurait trop souvent l’impression en lisant ce qui en est dit dans des ouvrages sur la religion romaine. Sur la discussion récurrente sur le sens de l’adjectif nudus appliqué à l’accoutrement des luperques, non seulement K. Vuković rappelle après d’autres que le terme ne s’appliquait pas nécessairement à une nudité complète, mais que la tenue a dû évoluer entre une nudité intégrale et le port d’un sous-vêtement, comme le montrent les témoignages figurés dont il fait état et qui sont rarement pris en considération. Plus important encore, il souligne l’évolution du rituel au cours de la période impériale, illustrée par ce qu’en dit Gélase, avec une accentuation de la brutalité du traitement infligé aux jeunes femmes et une dégradation de l’aspect social de la cérémonie, les chevaliers laissant place à des acteurs et la fête devenant un simple carnaval lié à l’idée de fécondité féminine. Cette perspective diachronique est importante, et mérite d’être soulignée. Bien sûr elle devient plus difficile à manier s’agissant de périodes plus hautes, pour lesquelles nous ne disposons pas de documentation claire, et sommes donc réduits aux hypothèses : ainsi pour l’idée que les Lupercales auraient subi une inflexion majeure en 304 av. J.-C., lorsque le censeur Q. Fabius Maximus Rullianus les aurait fait passer d’une festivité gentilice à une gestion par la res publica, parallèlement à ce qu’il avait fait (et est attesté) pour la transvectio equitum, réalisant pour cette cérémonie ce que son adversaire politique Appius Claudius avait fait pour le culte de l’Ara Maxima.
Mais l’étude de K. Vuković va bien au-delà de ce qu’on peut dire de la fête dans la Rome républicaine et impériale. Il nous propose une interprétation nouvelle de son sens originel, pour laquelle il fait appel aux ressources du comparatisme – ce qui nous vaut des pages sur la valeur persistante de ce type de démarche, y compris dans le cas spécifique du comparatisme indo-européen dans lequel il inscrit sa démarche. Assurément il a conscience des dérives auxquelles la référence indo-européenne a donné lieu et il consacre une partie de son travail à la question – dans des pages où, en dehors de données déjà bien connues et commentées (mais avec une position nuancée, qu’on appréciera, sur la personnalité de Georges Dumézil), le lecteur français apprendra au moins le rôle de représentants de l’administration coloniale en Inde dans la reconnaissance de l’apparentement entre le sanscrit et le grec et le latin. Par ailleurs, les vues de l’auteur sur les Indo-Européens restent classiques, avec l’hypothèse d’une expansion à partir de la zone au nord de la mer Noire, permise par la domestication du cheval et qui aurait été assez rapide (et cela sans qu’il se sente obligé, ce qu’on ne lui reprochera pas, de discuter des vues, effectivement discutables, comme celles de C. Renfrew sur une diffusion liée à l’avancée de l’agriculture, de J.-P. Demoule sur une formation des langues indo-européennes par des phénomènes de contact, voire celles de J. Haudry sur une origine nordique).
Dans ses vues, les Lupercales jouent un rôle très important. Elles représenteraient la prolongation à Rome de formes d’initiation de bandes de jeunes guerriers occupant une position marginale vis-à-vis du groupe humain, bandes pour lequel il préfère ne plus utiliser le terme de Männerbund, à ses yeux trop marqué idéologiquement, et dont il met en relief les aspects tout à la fois militaires, sexuels et sociaux. Beaucoup est à retenir de ses remarques souvent très pointues et on appréciera en particulier son analyse de la figure du dieu Faunus, dans sa polarité avec Jupiter – appuyée par la mise en regard des traits opposant le luperque et le flamen Dialis. K. Vuković nous fait vraiment progresser dans notre compréhension de cette figure du panthéon romain, qu’il fait à juste titre remonter à un passé indo-européen (susceptible d’éclairer jusque des aspects de l’Indien Śiva), mais dont on peut remarquer qu’elle n’avait guère retenu l’attention de G. Dumézil qui ne lui consacra que des pages rapides dans sa Religion romaine archaïque, sans vraiment relever ce en quoi ce dieu de l’extérieur pouvait enrichir sa propre vision de l’« idéologie indo-européenne », qui est toujours restée avant tout centrée sur la seule question des trois fonctions.
Mais K. Vuković se garde d’opposer ce qui serait le monde des luperques, et de Faunus, et celui de Jupiter (et de ses associés dans la triade, ou de leur pendante féminine Junon) comme représentant l’état de nature par rapport à la culture. Par rapport à la vision qu’on peut qualifier de classique des représentations indo-européennes, il nous invite en effet à aller beaucoup plus loin. Se fondant sur les vues de Philippe Descola (Par-delà nature et culture, Paris, 2005, qu’il utilise dans sa version anglaise Nature and Culture, Chicago-Londres, 2013), il estime que les luperques, ces « loups de Rome », renvoient à un stade où nature et culture ne s’opposaient pas et où l’humanité n’était pas radicalement séparée de l’animalité, le human du non-human. D’ailleurs, réagissant contre une vision simpliste du loup, l’auteur rappelle le caractère social de cet animal, qui est tout à la fois le cas échéant ennemi de l’homme mais également son semblable et son modèle – surtout dans un état non sédentaire qui était celui des Indo-Européens primitifs et où il faut se représenter des bandes mobiles analogues à celles des loups (ce dont témoignerait encore le nom, référé au loup, de peuples comme les Hirpins – mais dont il fut tenir à part, au moins au départ, les Lucaniens, qui étaient des « brillants », leur nom relevant de la famille du latin lux ou du grec leukos, et ne se sont rattachés que secondairement au loup). Dans cette perspective, le monde des luperques est loin d’être uniquement inquiétant et connoté négativement (comme le montrent encore, dans ses développements les plus tardifs, ses liens persistants avec la fécondité féminine). K. Vuković dégage ainsi, dans son analyse du dieu Faunus, et justifiant tant le rapprochement fait par les Anciens avec le verbe favere, que celui (que nous persistons à tenir pour valable) avec le terme dhaunos, dévoreur, une ambiguïté fondamentale, mettant en jeu deux aspects, l’un extérieur au monde des humains et l’autre regardant la part de la nature travaillée par l’homme, qui se seraient progressivement incarnés dans deux divinités distinctes, Faunus et Silvanus. Cette perception nouvelle des luperques et de la divinité qui les patronnait est prolongée par la prise en considération de nombreux autres aspects, y compris d’ordre temporel et astronomique, appuyés par des rapprochements avec d’autres secteurs du monde indo-européen, notamment indien. C’est dire la richesse des perspectives ouvertes par cet ouvrage.
Vuković s’attache à ce qui serait la préhistoire des lupercales et ce à quoi la fête de février pouvait renvoyer par ses origines, avec cette ambiguïté fondamentale qui l’aurait marquée, cette irréductibilité à la distinction entre nature et culture. Mais on peut se demander si cette distinction ne retrouve pas sa valeur dans le monde des cités, dans celui de la Rome que nous connaissons, lorsque la ville a été fondée par Romulus à l’intérieur de son pomerium, sur lequel Rémus meurt pour ne pas l’avoir respecté. Il nous semble nécessaire de tenir compte non seulement du caractère « lupercal » des jumeaux mais aussi de la différenciation qui s’opère entre eux entre le moment de leur vie de bergers mal différenciés des brigands et celui de la fondation de la cité, qui est le fait du seul Romulus. K. Vuković a raison de critiquer, dans la très importante scène relatée par Ovide (Fastes, 2, 361-380) où Romulus sourit après que son frère, et non lui, a rattrapé les voleurs de bétail puis dévoré les exta préparés pour le dieu Faunus, l’analyse proposée par R. Schilling, qui y voyait sans plus la satisfaction de Romulus devant un sacrilège que son frère aurait alors commis, sacrilège expliquant son élimination ultérieure (explication simpliste, qui ne tient pas compte des nombreuses histoires de manducateurs d’exta, où ce geste, par lequel l’homme se hausse au rang des dieux, a un effet bénéfique) ; mais dans cette victoire momentanée du frère qui sera ensuite éliminé, on peut voir l’amorce d’une séparation entre Rémus, qui se révèle plus efficace dans le monde des luperques, et Romulus, qui le sera par rapport à l’univers de la cité. Le monde « civilisé » se construit aussi par une prise de distance par rapport à ce que représentent Faunus et les luperques, qui ne réapparaîtront que dans des occasions calendaires précises qui leur permettra d’apporter leurs propres valeurs à la cité.
Ce travail donne ainsi beaucoup à réfléchir et induit à poursuivre les analyses proposées par son auteur. Mais c’est le propre d’un bon livre que de susciter la réflexion de ses lecteurs. Celui que nous offre K. Vuković répond parfaitement à cette définition.
Dominique Briquel