Jean-Michel Ropars, Ulysse dans le monde d’Hermès, 2023, Paris, Les Belles Lettres.
L’auteur, agrégé de lettres classiques, donne l’exemple, trop rare dans nos domaines, d’une culture ouverte et créative, dont la curiosité s’étend du cinéma à l’histoire des religions. C’est surtout un helléniste passionné qui sait allier le sérieux philologique et l’imagination scientifique.
Il rassemble dans cet ouvrage, publié par les Belles Lettres au sein de la collection «Vérité des mythes», une partie de ses recherches sur les rapports de l’épopée homérique avec le mythe, et plus particulièrement sur les rapports d’Ulysse avec Hermès.
Les proximités entre le héros et le dieu ont été aperçues depuis longtemps, et l’auteur ne prétend pas les avoir découvertes. Après avoir rapidement évoqué les récentes discussions du concept de «mythe», il entend approfondir les proximités entre un dieu, immortel par définition, et un héros épique. Le «modèle» théorique serait celui qu’a proposé Georges Dumézil pour expliquer les héros du Mahābhārata, les Pāṇḍava, comme les représentants des grands dieux «fonctionnels» de l’Inde, mais le modèle est ici limité au dieu Hermès dont Ulysse serait le représentant sur le plan héroïque.
La première et plus importante partie de l’ouvrage consiste donc en une étude parallèle d’Hermès et d’Ulysse, principalement appuyée d’une part sur l’Hymne homérique à Hermès, d’autre part sur l’Iliade et surtout sur l’Odyssée. Au point de départ de chaque récit, Ulysse est reclus chez Calypso, Hermès dans l’antre de sa mère ; puis tous deux quittent leur cachette pour conquérir (ou reconquérir) leur statut, divin ou royal. Leur voyage, fait d’allers et de retours, ou de zigs-zags, leur donne l’occasion de pillages et de razzias; Ulysse passe par l’Hadès, Hermès, qui sera psychopompe, par Pylos l’infernale… Les proximités sont nombreuses, et explicitées par le texte épique. Elles reposent sur cette capacité à unir les opposés que l’auteur considère comme essentielle à la puissance d’Hermès. À la lyre inventée par Hermès correspond l’arc palintone d’Ulysse. Du reste, Autolycos, le trickster père d’Anticlée et grand-père d’Ulysse, serait le fils d’Hermès!
Le héros comme son modèle divin sont essentiellement ambivalents, d’où l’étonnante opposition entre le personnage positif développé par l’aède de l’Odyssée, et le personnage négatif, voire odieux, qu’on trouve souvent dans la tradition. Le parallèle est élargi à d’autres personnages, héros ou divinités, ce qui permet de le compléter et de l’approfondir. Ainsi Thersite, Dolon, Iros, sont des doubles négatifs d’Ulysse, Palamède son double positif. L’enquête se fait plus originale quand J.-M. Ropars aborde le thème de l’élimination de ces doubles, mais l’interprétation peut ici laisser le lecteur sur sa faim.
La deuxième partie présente Ulysse comme «figure souffrante et lunaire»; l’auteur s’intéresse à cette dimension «souffrante» du héros polutlās, au point d’envisager «une dimension masochiste, le poussant à se faire lui-même souffrir» (p. 105). Il est vrai que Sinon est un doublet d’Ulysse, mais chez ces personnages l’automutilation est une ruse et un déguisement, preuve de courage et de mētis, ce n’est pas une perversion masochiste, et elle n'est pas comparable aux souffrances infligées par les dieux ou le destin.
Je dois dire que cette partie de l’ouvrage, toujours intéressante, ne m’a pas convaincu sur tous les plans. J’ai du mal à admettre «qu’en s’en prenant aux prétendants, assimilés à ses propres chiens, Ulysse en réalité ne ferait que s’en prendre à lui-même…» (p. 113) L’autoflagellation d’Hermès est-elle suffisamment attestée? L’argumentation me paraît parfois forcée, et j’ai quelque mal à admettre le rapport entre la neige qui brouille les pistes et porte la marque du pouvoir maléfique de Pan, et d’autre part l’éloquence d’Ulysse comparée aux flocons de neige… Est-ce la même chose de s’agripper à un figuier et d’entrer dans le cheval de bois (p. 146) ?
J’éprouve aussi une certaine réticence à admettre «la discrète allégorie lunaire» (p. 144) : «toute l’architecture de l’Odyssée a été bâtie sur le cycle lunaire (p. 153)». Je suis volontiers l’auteur quand il réagit à l’exclusion de toute interprétation astrale, motivée par les abus de Max Müller et de Paul Decharme, au XIXe siècle. Cette exclusion apparaît désormais comme une réaction excessive: il est clair que de nombreux mythes grecs concernent de façon explicite ou à peine voilée le rythme des astres. Mais cette piste, qui mérite d’être à nouveau explorée, reste semée d’embûches, et, de nos jours encore, certains esprits systématiques voient partout des Lunes et des Aurores…
Que les errances d’Ulysse aient quelque chose à voir avec le rythme de la lune et du soleil est une hypothèse intéressante qui s’appuie sur des données précises. L’auteur avait publié en 2017 une étude de 65 pages, fondée sur la comparaison indo-européenne. Nausicaa y était l’incarnation de l’Aurore et Calypso l’incarnation de la Nuit[1].
Mais il faut se garder de surinterpréter les textes pour trouver des cohérences qui risquent de n’exister que dans l’imagination du chercheur. Qu’une crique d’Ithaque se trouve entre deux pointes n’en fait pas obligatoirement une figure de la lune (p. 155).
Le point de vue de l’auteur permet de dessiner clairement les correspondances entre les modes et les sphères d’actions du dieu et le caractère du héros épique, et de souligner le rôle commun de la mētis. On aperçoit à ce point de la réflexion un problème qui s’appelle tout simplement Athéna, fille de Zeus et de Mētis; J.-M. Ropars ne s’attarde guère sur ce lien Ulysse-Athéna, pourtant si insistant dans l’épopée. En effet cette déesse, qui patronne Héraclès et tant d’autres héros achéens, accompagne Ulysse après un moment de colère[2] et de longues années d’absence, celles de l’errance et de l’oubli du héros, où Hermès intervient à son secours. Dès qu’il sort de cette errance, c’est Athéna qui pour l’essentiel prend le relais, qui le conseille et l’aide, comme elle aide Télémaque et Pénélope[3]. L’aède se plaît à évoquer une sorte de concours de mētis entre le héros et sa divine protectrice, qui sans cesse se déguise et l’aide à changer d’apparence. On ne peut donc pas réduire la mētis d’Ulysse à sa dimension «hermaïque».
On regrettera qu’une étude aussi intéressante du texte homérique ne s’appuie pratiquement jamais sur l’usage formulaire, ni sur les perspectives de la néo-analyse: celles-ci permettraient d’ailleurs de préciser certaines propositions de l’auteur (je pense en particulier aux pages sur les doubles d’Ulysse).
Sans doute J.-M. Ropars veut-il parfois trop prouver. C’est le danger qui guette les chercheurs subtils et inventifs: ils en viennent à vouloir tout expliquer. Mais je tiens à le dire : ce reproche ne doit pas laisser penser une seconde que son entreprise soit fragile et dépourvue de valeur scientifique. Au contraire, issue d’une recherche très informée et longuement mûrie, elle renouvelle de façon séduisante un domaine qu’on pourrait penser épuisé par des siècles de recherches érudites. La parution de ce livre dans une excellente collection est donc une très bonne nouvelle pour tous ceux que passionnent l’épopée homérique et la figure d’Ulysse, pour tous ceux qui en cherchent des interprétations nouvelles.
Pierre Sauzeau
[1] J.-M. Ropars, « L’Aurore et la Nuit : Nausikaa et Calypso. Un exemple de transposition épique de la mythologie dans l’Odyssée », BAGB, 2017, p. 129-193.
[2] J. Strauss Clay, The Wrath of Athena, Gods and Men in the Odyssey, Princeton, 1982.
[3] P. Wathelet, « Athéna chez Homère ou le triomphe de la déesse », Kernos 8, 1995, p. 167-185.