Boris Czerny, Contes et récits juifs et ukrainiens du pays houtsoule, préfaces de Dan Ben-Amos et Lubomir Hosejko, 2018, Paris, Éditions Pétra, coll. « Usages de la mémoire ».
Alors même que depuis le XIXe siècle, les Houtsoules, des Ukrainiens occidentaux installés en Galicie, en Bukovine, et dans certains secteurs de la Slovaquie et de la Roumanie, ont fait l’objet de nombreuses campagnes de collectes de leur folklore. On a en effet longtemps considéré, par excès de romantisme, qu’ils représentaient une forme de conservatoire des traditions slaves les plus pures. Pour autant, il n’existait jusqu’ici que très peu de publications les concernant en français. Aussi, le recueil proposé par Boris Czerny est-il d’ores et déjà le bienvenu.
Ce recueil s’ouvre par une imposante introduction (près de 90 pages), qui présente le pays houtsoule, en mettant en avant son caractère multiethnique : si les Houtsoules eux-mêmes forment l’essentiel de la population, il faut noter aussi la présence, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, de fortes minorités allemande, juive, et polonaise – les Polonais étant le plus souvent de grands propriétaires terriens. L’auteur prend soin aussi de dresser l’historique de la recherche concernant ce secteur, avant d’en venir au cœur de son propos : les deux héros qui sont l’objet des contes traduits.
Car Boris Czerny a fait le choix de ne pas faire un recueil ethnique. Considérant que les échanges entre populations voisines ont été constants, il n’était pas question pour lui de faire un recueil de récits houtsoules, ou bien de récits juifs, mais bien « du pays houtsoule ». Et pour bien mettre en évidence les interactions entre les populations juive et houtsoule, il a sélectionné, parmi les textes existants, ceux concernant deux personnages tout à fait particuliers : le Houtsoul Oleksa Dovbouch (1700-1760), un bandit qui écumait les montagnes des Carpates, et son contemporain le rabbin Israël ben Eliezer (1700-1745), dit le Ba’al Shem tov, fondateur du mouvement hassidique. Deux personnages tout à fait historiques, qui, s’ils ont vécu à la même époque et dans la même région, ne se sont jamais rencontrés. Mais très vite, le folklore s’est emparé d’eux, et on leur a attribué à tous deux des légendes particulières, dont certaines les font cohabiter.
Les récits traduits par Boris Czerny relèvent donc tous d’un folklore secondaire, récent. Et pourtant, force est de constater qu’ils sont particulièrement riches en archaïsmes. Ainsi, certaines versions du récit sur la naissance de Dovbouch sont influencées par le personnage de Jean de l’Ours1. Pour le reste, Dovbouch répond tout à fait au type héroïque que j’ai essayé de définir sous le nom de « Fils de l’orage »2. Mais il y a mieux : dans un article à paraître, j’ai proposé la reconstruction d’un fragment de mythe balto-slave concernant le dieu de l’orage. Alors que celui-ci pourchasse depuis des années une créature démoniaque, c’est finalement un chasseur qui abat celle-ci et reçoit une récompense du dieu. Dans cet article, je n’avais pu signaler que deux variantes slaves : une polonaise, et une russe3. Or le présent recueil en présente pas moins de six, avec Dovbouch qui remplace le chasseur, et parfois saint Élie, le prophète tonnant, qui remplace le dieu de l’orage.
On voit que si l’on a bien affaire ici à un folklore récent, celui-ci recycle, de façon tout à fait cohérente, des structures mythologiques très anciennes. Contes et récits juifs et ukrainiens du pays houtsoule s’avère donc un recueil tout à fait utile dans le cadre des études mythologiques.
Patrice Lajoye
1Sur ce type de personnage gigantesque, né d’un ours et d’une femme, voir Bernard Sergent, Jean de l’Ours, Gargantua et le dénicheur d’oiseaux, 2009, La Bégude de Mazence, Arma Artis.
2Patrice Lajoye, Fils de l’orage. Un modèle eurasiatique de héros ?, 2017, Lisieux, Lingva.
3Patrice Lajoye, « The storm god and the hunter : a fragment of an old Balto-Slavic epos ? », Studia Mythologica Slavica, 21, 2018, à paraître.