Emily Lyle (dir.), Myth and History in Celtic and Scandinavian Traditions, 2021, Amsterdam, Amsterdam University Press, 302 p.
Cet ouvrage rassemble ici plusieurs études concernant à la fois les traditions légendaires celtiques et germaniques, en particulier dans leurs perspectives mythiques et historiques. Il s’ouvre sur une introduction de son éditrice – également organisatrice du colloque qui lui a donné naissance. Outre la présentation des différentes études réunies, Emily Lyle partage ses réflexions sur les rapports existant entre le mythe et l’histoire, véritable fil directeur entre ces différentes études. C’est là une mise au point nécessaire et intéressante. L’éditrice en profite également pour introduire quelques comparaisons mythologiques. Ainsi, partant du schéma de base du Cath Maige Tuired – le récit de la seconde bataille de Mag Tured qui narre l’opposition entre les Túatha Dé Danann – les dieux irlandais – et les Fomóire – leurs adversaires démoniaques – elle met en parallèle le climax de cet affrontement – le duel entre le dieu Lug et son grand-père, le champion fomóire Balor – au combat entre le dieu scandinave Thor et le géant Geirrod, mais aussi à la transposition héroïque de ce dernier récit dans une saga scandinave et à l’hostilité entre le héros gallois Culhwch et son futur beau-père géant. Elle en profite pour citer notre collègue Bernard Sergent et en conclut que, au niveau cosmique, l’œil expulsé, dans certaines de ces histoires, est un catastérisme. C’est intéressant, surtout lorsqu’elle propose que l’astre en question soit l’amas stellaire des Pléiades, mais notre autrice s’aventure peut-être un peu trop loin dans sa reconstitution du proto-mythe concerné. Elle parle par la suite de l’un des épilogues du Cath Maige Tuired, qui montre Bres, le roi déchu à l’origine de la guerre, négocier sa sauvegarde, avec Lug, à travers la connaissance des rythmes agricoles saisonniers. Elle compare cela avec des informations données par Hésiode, dans Les travaux et les jours, mettant en rapport les Pléiades et les travaux agricoles, ainsi qu’avec une tradition des Hébrides. Elle voit dans le transfert de connaissance du roi déchu à Lug l’équivalent oral du résultat du combat de ce dernier avec Balor. C’est là encore une proposition intéressante, mais, comme elle le dit elle-même, ce passage de la seconde bataille de Mag Tured est difficile d’interprétation et, par conséquent, son idée devrait être approfondie afin qu’elle puisse être confirmée ou non.
La première partie de l’ouvrage porte sur le domaine celtique et c’est John Carey qui l’ouvre avec «The Nature of the Fomoiri: The Dark Other in the Medieval Irish Imagination». Dans cet article, il défend la thèse suivante: la caractérisation dichotomique des Fomóire comme des démons sombres et chaotiques et des Túatha Dé Danann comme des dieux lumineux, garant de l’ordre, établie depuis la fin du XIXe siècle, est à revoir. Selon l’auteur, cette définition des Fomóire prend sa source dans le Lebor Gabála Érenn – une chronique pesudo-historique dont les nombreux manuscrits conservent des pans entiers plus ou moins remaniés de l’ancienne mythologie irlandaise, en particulier sa sociogonie – et le Cath Maige Tuired. Il avance que l’absolue distinction entre les deux peuples est excessive puisqu’il existe entre eux des liens généalogiques; que le peuple de l’Autre Monde, en général, et les Túatha Dé Danann, en particulier, sont assimilés aux Fomóire; que certaines déprédations généralement attribuées aux Fomóire peuvent aussi être attribuées aux Túatha Dé Danann. Il en conclut que l’opposition entre ces deux peuples n’est pas originelle, puisque ces deux peuples ne sont pas fondamentalement différents. Selon John Carey, cette opposition résulte du Cath Maige Tuired, qui doit moins être vu comme un texte racontant la version irlandaise d’un mythe indo-européen que comme une parabole politique sur la cohabitation entre Gaels et Scandinaves à partir du IXe siècle – même s’il ajoute ensuite que la caractérisation des Fomóire comme étant des étrangers en Irlande se retrouve dès le VIIe siècle. De même, leur monstruosité et leur gigantisme ne sont pas systématiques avant le XIe siècle et les Túatha Dé Danann peuvent également présenter des caractéristiques équivalentes. Il critique, par la suite, la thèse de Dumézil selon laquelle le Cath Maige Tuired est un affrontement sociogonique où les Túatha Dé Danann seraient les représentants des deux premières fonctions, correspondant respectivement au sacerdoce et à la guerre, tandis que les Fomóire seraient l’incarnation de la fonction productrice. Cependant, il en tire l’idée que les Fomóire furent associés aux classes subalternes. Il en conclut que l’opposition radicale entre ces deux races divines n’est pas préchrétienne et que leur représentation devait être plus proche de la représentation ambivalente des êtres de l’Autre Monde irlandais. Il est sûr que ces êtres ne sont pas fondamentalement différents, comme leurs équivalents dans d’autres cultures indo-européennes: que cela soit les Géants scandinaves par rapport aux Ases et aux Vanes, l’opposition entre Asuras et Devas indien ou celle entre les dieux olympiens et les enfants d’Ouranos et/ou de Gaia – Titans, Géants ou autres. Cependant, à chaque fois, nous avons deux catégories qui, même si elles entretiennent des liens entre elles – en particulier généalogiques –, ont globalement des relations hostiles qui forment le moteur des intrigues de ces traditions mythologiques. Dans cette optique, un élément qui doit être pris en compte est le fait que les Fomóire et les Túatha Dé Danann sont confondus en tant que peuple de l’Autre Monde à partir du moment où la dernière invasion, celle des ancêtres des Irlandais, arrive en Irlande. C’est-à-dire au moment où les Túatha Dé Danann sont chassés de notre réalité pour être relégués en tant que force de l’Autre Monde. Certes, la christianisation a dû jouer dans cette évolution interne, mais elle peut très bien prendre sa source dans des conceptions indigènes.
Il est encore question du rapport entre Fomóire et Túatha Dé Danann dans l’étude de Elizabeth. E. Gray, «Tuatha Dé and Fomoiri in Cath Maige Tuired». Cependant, ici, il ne s’agit pas tellement de la caractérisation des premiers par rapport aux seconds, mais des contradictions existant dans les rapports entre ces deux peuples particulièrement proches. Notre autrice commence, tout d’abord, par présenter le caractère composite de ce texte, témoin de l’accrétion de différentes variantes et de l’évolution générale de la tradition à laquelle il appartient. Elle explore ensuite les problèmes concernant la représentation de leurs liens familiaux et politiques ; de certains concepts culturels, comme l’hospitalité et la satire ; de leur rivalité dans les arts et techniques ; dans les négociations qui suivent la bataille ou dans le déroulement général de certains épisodes. Les hypothèses qu’elle établit sont intéressantes et lui permettent de conclure qu’en dépit de son caractère composite, le Cath Maige Tuired est un récit riche et complexe offrant une réflexion politique.
Ina Tuomala, quant à elle, nous propose «Exploring Cath Maige Tuired through the Concept of Hybridity». À partir de ce concept, emprunté aux études postcoloniales, l’autrice montre que les représentations de celui-ci dans ce récit passent par les relations sexuelles entre des groupes culturels différents, comme lors de l’épisode de la conception de Bres, le roi métis des deux peuples divins qui sont les protagonistes de la seconde bataille de Mag Tured. Celles-ci présentent un mélange ambivalent d’attirance et de danger. Elle utilise ensuite la notion d’hybridité pour analyser le processus de construction, ou tout du moins d’approfondissement, d’une identité irlandaise, à la suite des invasions vikings, tout en montrant en quoi la pseudo-histoire irlandaise a cristallisé une opposition culturelle entre ces deux groupes ethniques. Cette opposition culturelle mais aussi – là encore – les similarités existant entre Fomóire et Túatha Dé Danann dans le Cath Maige Tuired reflètent bien la situation politico-culturelle de l’Irlande aux prises avec les bouleversements provoqués par la venue, puis l’établissement, des Scandinaves. L’autrice y explicite très bien le rapport entre les notions d’identité et d’hybridité est les mentions du tribut des Fomóire ou des différences entre Lug, d’une part, et Bres et Rúadán, d’autre part, en dépit d’une commune hybridité.
Dans «How Time Flies in the Cath Maige Tuired», Joseph Falaky Nagy analyse une dernière fois le même récit que ses prédécesseurs dans ce volume, mais là sous le prisme de la dimension temporelle et de ses conséquences. Il constate, tout d’abord, la flexibilité du temps dans la tradition orale irlandaise. Il passe ensuite à une mise en parallèle du Dagda et de Lug, deux grandes figures divines ayant un rôle de premier plan dans le Cath Maige Tuired. Il caractérise le Dagda comme lié à une temporalité moins rigide que celle de Lug, du fait de sa possession sa massue qui tue par un bout et ressuscite par l’autre ; de même que par sa manipulation de la durée du jour et de la nuit lors de la conception de son fils Óengus ou du temps météorologique dépendant des saisons. Cette manipulation du temps, le Dagda l’étend aux actes d’Óengus puisqu’il lui conseille d’obliger Elcmar, le mari de celle-ci, à lui donner la souveraineté sur sa demeure de l’Autre Monde pendant un jour et une nuit, qui deviennent une éternité du fait d’une ambiguïté linguistique gaélique. Il note également le paradoxe temporel entre le Cath Maige Tuired et les traditions concernant la conception d’Óengus, puisque Óengus naît alors que son père est roi des Túatha Dé Danann, soit après la destitution de Bres, suite à la seconde bataille de Mag Tured; or, Óengus va justement aider son père, alors que Bres est encore roi. De son côté Lug semble être associé aux effets irréversibles du temps: il ne ressuscite personne, même s’il en a les moyens, il obtient de Lóch, poète des Fomóire, que son peuple ne menacera plus l’Irlande et que les jugements de Lug seront effectifs jusqu’à la mort des parties impliquées; le refus des deux premières garanties données par Bres devenu otage, car elles altèrent anormalement le cycle naturel des activités agricoles, alors que la troisième est en phase avec ceux-ci. Un autre élément perturbateur de la dimension temporelle de ce récit est l’épée Orna, récupérée par Ogma sur le champ de bataille, qui est capable de raconter des événements du passé. Un parallèle est établi par notre auteur entre cette épée et la harpe du Dagda, frère d’Ogma, qui est récupérée peut après dans une expédition chez les Fomóire. De même, un rapprochement est fait entre la manipulation du temps par Óengus et la récupération du bétail des dieux par le Dagda, grâce à sa vache, qu’il avait reçu comme paiement, au début du récit, sur les conseils d’Óengus justement. Enfin, une autre figure connectée à la dimension temporelle est celle de la Morrígan, à travers la double prophétie qu’elle énonce à la fin du Cath Maige Tuired. De tout cela, il faut surtout retenir que, selon Joseph Falaky Nagy, les représentations temporelles qui entourent le Dagda et Lug sont antagonistes. Comme il le signale le Dagda est «a figure informed by a primal fluidity that makes it possible for him […] to bend time to his will, turn death to life for himself», tandis que Lug «is leading his people toward a world of greater stability, and moderation, but one in which death can no longer be avoided». Bien entendu, certaines des distorsions temporelles présentées par l’auteur peuvent très bien s’expliquer par la nature composite de ce récit et les apories que cela engendre. Cependant, le propos global et la conclusion de cette étude emportent l’adhésion et nous pouvons même aller plus loin dans l’interprétation. Si le Dagda représente une réalité mythique ancienne et aux règles fluides, Lug met en place une réalité plus prosaïque, qui n’est pas encore celle des futurs Gaëls, qui vont envahir par la suite l’Irlande, mais qui la prépare. Ainsi, la seconde bataille de Mag Tured peut être envisagée comme le chant du cygne de ces temps mythiques qui vont bientôt laisser place au monde des mortels. En tout cas dans notre réalité, car l’Autre Monde des dieux, lui, conservera un rapport particulier à l’écoulement du temps, comme le montrent aussi bien nombre de textes médiévaux que de traditions folkloriques.
«The Idols of the Pagan Irish in the Medieval Literary Imagination» est le sujet de la contribution d’Alexandra Bergholm. Cette étude se concentre plus précisément sur l’analyse de l’idole de Crom Cróich et de son culte, comme attestés à travers les sources pseudo-historiques et hagiographiques. Après avoir présenté l’historiographie du traitement judéo-chrétien de l’idolâtrie, l’auteure analyse les attestations hagiographiques du culte de Crom Cróich et son annihilation par saint Patrick, puis ses attestations plus tardives dans les traditions pseudo-historiques. Il en ressort que certains des motifs associés à cette idole sont d’origine biblique. L’auteur remet en cause l’importance nationale donnée à ce site religieux, mais pas la réalité de celui-ci et son rayonnement local, car toutes les sources sont unanimes concernant la taille, la forme et la position des idoles décrites. La tradition concernant celles-ci aurait alors été élaborée dans le but de fournir un événement transitoire fort entre le paganisme de ce culte et le christianisme apporté par son destructeur, saint Patrick, l’évangélisateur traditionnel de l’Irlande.
Kevin Murray, dans «Myth as Historical Resource: The Case of Orgain Denna Ríg (The Destruction of Dinn Ríg)», nous parle de l’utilisation des traditions mythologique et/ou héroïques comme base d’écriture de récits servant à véhiculer un message socio-politique. Son étude se focalise sur l’histoire mythique des Laigin du Leinster et, plus particulièrement, sur le récit de la «Destruction de Dinn Ríg», qui raconte la prise de pouvoir de Labraid Loingsech, le roi ancestral des Laigin. Murray analyse les différents éléments de cette histoire pour montrer qu’elles étaient les idées devant être véhiculées à son auditoire: le portrait de l’ennemi de Labraid, son grand-oncle Cobthach, symbolise le rejet de la dynastie des Uí Néill sur les Laigin; l’exil de Labraid dans le sud de l’Irlande, d’où il reviendra avec une armée, fait lien avec une région également hostile au pouvoir des Uí Néill. Ce récit devant servir d’exemple à suivre aux rois des Laigin.
«Hagiography as Political Documentation: The Case of Betha Beraigh (The Life of St Berach)», de Ksenia Kudenko, s’attache à un examen critique de la version gaélique de la vie de ce saint du Connacht – dont l’historicité est sujette à caution – et qui date du dernier quart du XIIe siècle. Il ressort de son analyse que le Betha Beraigh est un texte dont l’objectif est de garantir les possessions séculaires de l’église de Berach, en utilisant, entre autres, un matériel toponymique d’origine orale. Même si la rédaction du Betha Beraigh prend place durant la réforme grégorienne et l’invasion anglo-normande de l’Irlande, elle ne semble pas prendre appui sur des modèles hagiographiques de cette époque, mais sur le modèle des vita du haut Moyen Âge irlandais, comme le montre l’emploi de certains motifs: conflit avec un druide, conversion d’un noble païen, etc. L’impression générale de ce récit est qu’il semble très conservateur par rapport aux changements qui s’opèrent dans l’Église d’Irlande au temps de sa mise par écrit. La raison d’une telle attitude pourrait traduire la résistance de la communauté religieuse du Connacht aux changements qui s’opèrent alors.
La deuxième partie de l’ouvrage – celle consacrée au domaine germanique – s’ouvre sur «Baldr’s Achilles’Heel? About the Scandinavian Three-God B-Bracteates», de Karen Bek-Pedersen. Celle-ci se penche sur l’interprétation d’un type de bactréates, le groupe B, représentant trois personnages en pied, parfois associés à des animaux. Cette catégorie semble être liée aux lieux centraux. Elle a souvent été considérée comme un témoignage iconographique précoce d’une version du mythe de la mort de Baldr, ce que conteste, minutieusement ici, cette autrice. Après avoir montré que les motifs représentés sur ces images ne correspondent pas à ce mythe, elle explore la possibilité d’une réinterprétation locale d’un modèle romain. L’histoire décrite ici nous serait inconnue mais Karen Bek-Petersen essaie d’en reconstituer les éléments les plus probables d’après son analyse des motifs iconographiques.
Avec «Myth to History in Saxo», Morten Warmind reprend le travail entamé par Georges Dumézil, dans Du Mythe au roman, sur l’historicisation des sources mythologiques de l’historien danois Saxo Grammaticus, en l’étendant aux épisodes consacrés au géant Geirrod et au sacrifice du roi Vikar. Comparant les trois versions connues de l’expédition de Thor chez Geirrod, notre auteur conclut qu’elles sont, à la fois, si similaires et différentes entre elles que Saxo a dû utiliser un matériel légendaire de première main pour composer ces deux chapitres de son œuvre, mais selon des optiques différentes. Il s’agit là d’une réflexion tout à fait intéressante sur les sources de Saxo.
Joshua Rod se penche de son côté sur «The Cult of Óðinn in the Early Scandinavian Warrior Aristocracy». Dans les sources qui nous sont parvenues, Odin est souvent lié à l’aristocratie guerrière, aux rois scandinaves et à leurs activités, mais qu’en est-il avant l’âge viking, l’âge de Vendel ou avant même cette époque? Telle est la problématique de notre auteur. Après avoir présenté l’évolution du contexte socio-politique de la Scandinavie et l’émergence d’une classe dominante guerrière, à partir de la fin de l’empire romain, il passe à l’étude des traces les plus anciennes du culte odinique, datables des VIe et VIIe siècles, en Germanie et dans le sud de la Scandinavie. La toponymie montre que cette dernière région semble être le centre de rayonnement de ce culte. La répartition diffuse de ces lieux et l’association exclusive à Odin de halles royales signalent un phénomène religieux propre aux élites. L’iconographie odinique de cette période est passée en revue et montre que, parfois, ces représentations borgnes ont été énucléées intentionnellement après réalisation. Dans le même ordre d’idées, les masques des heaumes étaient réalisés de telle manière qu’ils devaient permettre aux aristocrates qui les portaient de rituellement incarner leur protecteur divin. Outre l’aspect monoculaire de cette divinité, les autres caractéristiques qui lui sont associées – oiseaux, lance, lien avec la guerre et la noblesse – sont présentes. Ces représentations suggèrent aussi le patronage d’Odin guidant la lance de ses élus, mais aussi son association avec des rituels de danses propres à certaines confréries guerrières. Joshua Rod tire de son analyse la conclusion que certaines des caractéristiques d’Odin, en particulier sa monophtalmie, apparurent durant cette période et jouèrent un rôle dans la définition de l’identité de l’aristocratie guerrière qu’il patronnait. Personnellement, nous sommes à moitié d’accord avec ce bilan. On ne peut pas forcément considérer que la diffusion et la standardisation graduelle d’une caractéristique iconographique reflètent un phénomène parallèle au niveau de l’élaboration d’une figure mythologique. Cela peut être aussi l’émergence progressive d’un groupe dont l’origine est liée aux confréries guerrières odiniques qui a initié le même phénomène au niveau des représentations matérielles véhiculant son idéologie. Un argument en faveur de cette vision des choses est la mise en parallèle d’Odin et d’autres figures homologues dans les autres traditions indo-européennes, soit une méthodologie totalement absente de cet article. Or, la mythologie comparée a bien montré que des figures homologues à Odin ont existé dans d’autres cultures, tout ayant certaines de ses caractéristiques, comme Lug dans le monde celtique. Celui-ci est aussi associé à la lance, aux corbeaux, à la poésie, à la monophtalmie et au patronage des guerriers. En dehors de cela, cet essai est tout à fait intéressant pour sa présentation des liens étroits entre Odin et les représentations culturelles de l’aristocratie guerrière qui le prenait comme modèle.
Emily Lyle, dans «The Scylding Dynasty in Saxo and Beowulf as Disguised Theogony», avance que la Gesta Danorum et Beowulf présentent une théogonie humanisée, à travers les quatre premières générations de la dynastie des Scyldings, mais que celle-ci comprend également une cinquième génération, cachée entre la troisième et la quatrième. Cette génération occultée dans ces deux textes ne serait autre que celle des dieux évhémérisés Balderus et Høtherus. L’histoire de celle-ci est racontée dans un chapitre séparé par Saxo et celle-ci semble être une variante de celle qui est implicite dans la généalogie des Scyldings, puisque, alors que dans la version «explicite» Othinus (Odin) conçoit par un viol le vengeur de Balderus – tué par Høtherus – tandis que dans la version «implicite», le vengeur est conçu par un inceste. Cela conduit l’autrice à une identification des membres de la dynastie des Scyldings avec certaines divinités du panthéon scandinave. Même si nous ne sommes pas forcément d’accord avec certaines de ces identifications, l’image globale qu’elle donne de cette analyse est intéressante.
Dans «Loki the Slandered God? Selective Omission of Skaldic Citations in Snorri Sturluson’s Edda», James Parkhouse se penche sur le problème de la démonisation de Loki par Snorri Sturluson. Il montre que l’utilisation sélective d’un matériel hérité dans l’élaboration de l’Edda a abouti à la caractérisation de Loki comme un personnage essentiellement mauvais. Il avance ainsi que, même si Loki devait sans nul doute avoir un côté ambivalent très tranché, la présentation qu’en fait Snorri, inspirée de celle de Satan, ou son omission de l’anthropogonie racontée dans l’Edda, alors qu’il doit y avoir participé sous le nom de Lóðurr dans la Völuspá, a contribué à mettre en relief cette facette de sa personnalité.
Enfin, Jonas Wellendorf, dans «Ymir, Baldr, and the Grand Narrative Arc of Mythological History», se penche sur les rapports évoqués par certains chercheurs – Margareth Clunies Ross dans Prolonged Echoes et John Lindow dans Murder and Vengeance among the Gods – entre le meurtre du géant primordial Ymir et celui du jeune dieu Baldr. En effet, le premier est un acte de création, mais il passe par un meurtre à l’intérieur de la famille des dieux et des géants, comme l’est le meurtre de Baldr, en tant que fratricide. Reprenant cette idée, l’auteur la critique par une relecture minutieuse des textes concernant ces deux crimes. Il examine tout d’abord l’onomastique des ascendants d’Odin et d’Ymir, ainsi que leurs attestations et celles du meurtre, puis les comparaisons faites antérieurement entre ce matériel et ses équivalents dans d’autres cultures. Il en conclut que le démembrement d’Ymir doit plutôt être compris comme un acte de création positif que comme un crime originel et familial. Concernant Baldr, il reprend également l’étude des sources et des interprétations de celles-ci. Il montre que le meurtre de Baldr est un événement central dans la chronologie mythique scandinave qui n’est pas lié, même implicitement, au meurtre d’Ymir, mais plutôt au caractère irréductible du destin.
Les actes de ce colloque, à la réalisation soignée, sont, au final, un apport tout à fait bienvenu aux études mythologiques irlandaises et germaniques.
Guillaume Oudaer.