Joël-Henri Grisward, L’Épée jetée au lac. Romans de la Table Ronde et légendes sur les Nartes, 2022, Paris, Champion, «Essais sur le Moyen Âge, 78».
Joël-Henri Grisward est Professeur honoraire de littérature française du Moyen Âge à l’Université François-Rabelais de Tours et auteur, parmi d’autres livres, d’Archéologie de l’épopée médiévale. Structures trifonctionnelles et mythes indo-européens dans le cycle des Narbonnais, publié en 1981 avec une préface de Georges Dumézil.
Le présent livre s’ouvre sur un souvenir atypique de mai 1968, l’auteur raconte qu’il a acheté un livre aperçu en devanture d’une librairie du quartier latin: L’Idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens par Georges Dumézil [le premier tome de Mythe et épopée chez Gallimard]. Ce livre va orienter sa vie. L’auteur, qui travaillait alors sur La Mort le Roi Artu, un roman français du XIIIe siècle cite cette phrase mémorable de Dumézil: «À la fin, il clame son secret: la mort ne le prendra que lorsque sa puissante épée sera jetée dans les eaux de la Mer Noire». Et Grisward de commenter: «Or, ce secret, c’est très exactement celui du roi Arthur!». Ce «il» n’est autre que le Narte[1] Batradz, le héros de la grande épopée des Ossètes du Caucase, lesquels sont les descendants des Alains, réfugiés au Caucase et par-delà des nomades Scythes et Sarmates. À travers les vicissitudes de l’Histoire, les Ossètes ont réussi à conserver leur langue et leurs légendes d’origine indo-européenne.
Le livre est structuré en quatre chapitres, suivis d’une bibliographie[2] et d’index. L’auteur s’attache à démontrer les ressemblances voire les similitudes fonctionnelles entre un trio celto-médiéval formé de Keu, Gauvain et Arthur et un trio ossète composé de Syrdon, Soslan (ou Sozryko) et Batradz. En accord avec d’autres auteurs, Grisward écarte l’hypothèse d’emprunts directs entre Celtes et Ossètes, lui préférant celle d’un héritage commun, remontant au lointain passé indo-européen. Si l’auteur mentionne bien la présence d’Alains en Gaule romaine, à l’époque des Grandes Invasions, il n’évoque pas celle des Sarmates en Bretagne romaine.
«Keu le premier ou le Feu dans l’Eau», p. 15-45.
L’étude commence par celle du sénéchal Keu, le Cai Hir des contes gallois. Keu est le dystein d’Arthur, l’intendant, organisateur de banquets, le gardien des clefs[3]. La nourriture abondante relève de la troisième fonction indo-européenne, comme les talents de l’artisan, ici le polisseur d’épée, dans le conte gallois Kulhwch et Olwen[4]. Keu est réputé pour son humeur irascible, détestable, sa langue perfide et ses nombreuses mésaventures. Keu est un guetteur, qui aperçoit en premier les nouveaux arrivants. Grisward rapproche Keu de plusieurs figures analogues ou homologues: l’Irlandais Bricriu, organisateur de banquets, l’Ossète Syrdon, un bâtard, qui partage avec Keu le goût du secret et que l’on surnomme le «fléau des Nartes», le dieu scandinave Loki, le gallois Evnissyen, et aussi de deux dieux: le Romain Janus, à la double-face, et l’Indien védique Agni, qui est à proprement parler, le Feu dans l’Eau. Keu le Perturbateur, apparaît aux yeux de l’auteur comme un initiateur, celui qui déclenche l’Aventure. Grisward souligne que c’est Keu qui en éloignant le jeune Perceval de la cour d’Arthur, où il vient juste d’arriver, va permettre au héros de devenir celui qu’il doit être, d’abord en découvrant son nom véritable, pour se mettre ensuite en quête du Graal. Que le sénéchal Keu soit vantard, orgueilleux, parfois odieux, est un fait récurrent dans les textes gallois, français, anglais…, va de pair avec ses qualités guerrières, indéniables dans les contes gallois, plus contrastées dans les romans français. Il est notable que Keu, malgré ses défauts, ne se comporte jamais comme les criminels, débordant d’hubris, que sont l’Ossète Syrdon, le Scandinave Loki ou le Gallois Evnissyen[5], qui après avoir mutilé les chevaux offerts au roi d’Irlande, jette son jeune neveu, fils de ce même roi, dans le feu, provoquant ainsi un massacre et une guerre avec les Irlandais. Enfin, jamais Keu ne trahit Arthur.
«Gauvain ou le chevalier soleil», p. 57-106.
Ensuite vient le gentil Gauvain, preux chevalier et neveu préféré du roi Arthur. C’est Gauvain le Conciliateur qui, par de douces paroles, saura convaincre un Perceval absorbé par son extase sur fond de neige, de revenir à la cour d’Arthur, après que Perceval a cabossé Keu et un autre chevalier, venus lui demander son nom. Ne jamais cacher son nom, malgré les risques encourus, est une caractéristique de Gauvain, au contraire de Keu le rusé. Le personnage de Gauvain est très connu chez nous, plus en tout cas que le héros ossète Soslan. Les deux ont des points en commun: ce sont des guerriers courageux, téméraires, féroces aussi, qui manifestent une propension à courir le guilledou. Le Breton Gauvain, Gwalchmei en gallois, est le possesseur d’un cheval-fée, à la robe blanche, nommé le Gringalet. Parmi les objets et symboles attachés au personnage ou aux aventures, et qu’il partage parfois avec l’Ossète Soslan, on trouve le soleil, la roue solaire, parfois blasonnée, et la hache. La force de Gauvain croît avec le soleil montant, culmine à midi, pour décroître ensuite… Quant à la hache, elle participe de ce que les mythologues nomment «le Jeu du décapité». Le jour de Noël ou du Nouvel An, un Chevalier Vert, portant une grande hache (ou guisarme) arrive à la cour d’Arthur et défie les chevaliers de le décapiter et de se soumettre un an plus tard à la même épreuve. Seul Gauvain accepte, tranche la tête du Chevalier Vert, qui s’en repart la tête sous le bras. Au bout d’une année, au terme d’une quête, au cours de laquelle, Gauvain restera chaste en présence de l’épouse du Chevalier Vert, se soumettra au «Jeu du décapité» mais sauvera sa tête… Le grand héros irlandais Cuchulainn connaît une aventure similaire avec le géant (ou dieu) Cu Roi, surgi lui aussi de l’Autre-Monde. Étendant la thématique du «Jeu du décapité» à l’ancienne Gaule, Grisward mentionne le rapprochement opéré jadis par Françoise Le Roux et Christian Guyonvarc’h à propos d’un fragment énigmatique du géographe grec Posidonius. Ce dernier mentionnait une scène curieuse: un Gaulois, ayant reçu de riches présents, les distribuait à son entourage avant de s’offrir à la décapitation, à l’épée cette fois. Ce passage pose la question des frontières ténues séparant le rite et le mythe et ses possibles représentations, y compris sous une forme théâtrale, puisque la scène évoquée se déroule dans un théâtre.
«Arthur ou le roi-épée», p. 107-143.
L’auteur étudie les destins parallèles du héros breton et de son homologue ossète, Batradz, le héros d’acier. La vie et la destinée de ces deux figures sont liées à leur épée. Batradz, l’enfant trempé comme une épée, possède une épée fabuleuse, qui devra être jetée dans la Mer Noire, provoquant ainsi sa mort. On voit clairement la ressemblance avec le destin d’Arthur. Pourtant les choses sont peut-être moins claires qu’il n’y paraît. Batradz conserve sa vie durant la même épée et il n’est pas roi. Au contraire d’Arthur, dont le destin est lié à une épée nommée Excalibur, Caliborn, ou Caledvwlch en gallois. À la fin, l’épée d’Arthur est jetée dans un lac, selon les versions, par Girflet ou Bedivere, Bedwyr en gallois, qui est à la fois l’échanson et le connétable d’Arthur. Certains considèrent que l’épée jetée au lac, offerte par la Dame du Lac, est la même que celle apparue dans l’enfance d’Arthur, plantée dans un rocher ou une enclume, et retirée, replantée, puis retirée par le jeune Arthur. Ce qui pourrait paraître comme un détail sans importance ne l’est pas. Car le lien entre la pierre et la Souveraineté est très prégnant chez les Celtes. Comme en témoigne la mythique Pierre de Fâl, apportée depuis les Quatre Îles au Nord du Monde, avec trois autres talismans, dont l’épée de Nuada, roi des Tuatha Dé Danann, les dieux de l’Irlande païenne. La pierre crie lorsqu’un roi légitime prend la Souveraineté sur l’Irlande. Dans la version bretonne christianisée, c’est une inscription qui révèle le lignage d’Arthur témoignant de son droit à la souveraineté sur l’île de Bretagne. Or Joël Grisward semble insister beaucoup sur l’aspect guerrier d’Arthur, peut-être pour intensifier le rapprochement avec Batradz, plutôt que sur son rôle de souverain. Or, si Arthur est roi de Bretagne et des îles, dans certains textes gallois, il est empereur. Ceci justifie la guerre avec l’empereur de Rome, présente chez Geoffroy, Wace et dans les romans, jusqu’à Malory. L’aspect guerrier est présent dans toutes les sources textuelles et figuratives italiennes notamment. Comme en témoignent l’archivolte de la cathédrale de Modène, montrant une expédition d’Arthur venu délivrer Guenièvre, retenue par Méléagant ou l’étrange mosaïque d’Otrante, vers 1165[6], montrant un Arthur, brandissant une massue et chevauchant un bouc. Grisward y voit plutôt qu’une caricature d’Arthur, un rapprochement avec un des célèbres guerriers à la massue, le grand Héraclès[7]!
«Le trio magnifique ou le Rivage des Scythes», p. 145-175.
L’auteur poursuit sa comparaison entre les deux trios, le breton, formé par Keu, Gauvain et Arthur et l’ossète, composé de Syrdon, Soslan et Batradz. Or l’auteur le concède, le trio originel du côté breton, comme en témoignent les contes gallois, est formé de Keu, Arthur et Bedwyr, le Bedivere des romans. Décrit comme le plus bel homme de Bretagne, c’est un guerrier redoutable, comme Keu ou Gauvain, et ce, malgré son infirmité. Bedwyr, le porteur de diadème est manchot. Certains ont pu faire le rapprochement avec le roi Nuada, évoqué ci-dessus, qui, en perdant son bras, perd la royauté. Parvenu au terme de cette longue (trop longue) suite d’impressions de lecture, éloignée d’un compte rendu au sens académique, j’espère que le futur lecteur prendra plaisir à découvrir ce livre de Joël Grisward, qui est à la fois clair, érudit et accessible et pour tout dire bien agréable à lire.
Jean-Paul Brethenoux
[1] Les Nartes sont une sorte de confrérie guerrière initiatique, une société d’hommes, un Männerbund, ce qui n’exclut pas la présence dans les récits de personnages féminins parfois hauts en couleur.
[2] P. 177-183 : Œuvres, Corpus d’études, Études et articles. L’ensemble des œuvres répertoriées ici, dont l’auteur fournit de multiples extraits, va des Mabinogion gallois et des chroniques de Geoffroy de Monmouth et de son adaptateur normand Robert Wace, jusqu’à la compilation du chevalier anglais Thomas Malory, Le Morte d'Arthur, en passant par les romans courtois de Chrétien de Troyes, de Robert de Boron et des continuateurs anonymes ou non du cycle français du Lancelot-Graal. On peut regretter l’absence dans la bibliographie du livre Le Cortège du Graal. Du mythe celtique au roman arthurien de Valéry Raydon, paru en 2019, chez Terre de Promesse.
[3] Des clefs figureront plus tard sur le blason associé à Keu.
[4] Les Quatre Branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen-Âge, traduit du moyen gallois, annoté et présenté par Pierre-Yves Lambert, 1993, Paris, Gallimard, « L’aube des peuples ».
[5]« Le Mabinogi de Branwen », in Les Quatre branches du Mabinogi… p. 57-76.
[6] Martin Aurell, La Légende du roi Arthur. 550-1250, 2007, Paris, Perrin, planche 1.
[7] Héraclès était identifié au dieu gaulois Ogmios, un porteur de massue tout comme son confrère Smertrios, le Tueur de Serpent.