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  • (Review) Bernard Sergent – Les Dragons. Mythes, rites et légendes

    Sergent.jpgBernard Sergent, Les Dragons. Mythes, rites et légendes, 2018, Fouesnant, Yoran Embanner, 400 p.

    Si le dragon appartient au bestiaire fantastique, sa réalité au sein des mythes, des rituels et de l’imaginaire s’impose à travers nombre de cultures de par le monde. Les sauriens de cet ouvrage, écrit par l’un des membres de notre comité rédactionnel, relèvent presque exclusivement du monde indo-européen. Il s’agit en fait du rassemblement et de l’actualisation d’articles publiés entre 1990 et 2000, que Bernard Sergent a publiés au fil de ses travaux comparatistes ou de mythologie et d’hagiographie française. Viennent compléter le sommaire deux études inédites, l’ensemble étant précédé d’une introduction synthétique.

    Dans celle-ci, intitulée « Dragons des mythes indo-européens », l’auteur rappelle que le dragon est une figure très importante des traditions folkloriques et légendaires françaises et qu’il est, plus généralement, commun à l’ensemble des cultures de langues indo-européennes. Il dresse un panorama de ce type de traditions chez les Indiens, les Iraniens, les Scythes, les Ossètes, les Hittites, les Phrygiens, les Arméniens, les Slaves, les Baltes, les Thraces, les Daces, les Grecs, les Germains et les Celtes. Il remarque que le dragon n’existe pas sous une forme reptilienne chez les Latins, mais qu’il a sans doute été humanisé – comme ailleurs dans l’aire culturelle indo-européenne – sous la forme d’un adversaire triple (Cacus) ou d’une triade d’opposants (les Curiaces). Il passe alors à une énumération des contes-types – selon la classification d’Anti Aarne et de Stith Thompson – où un héros doit vaincre un dragon ou, parfois, à titre de variante, une version humanisée monstrueuse (ogre, diable) ou non (seigneur mauvais) de celui-ci ; tout en donnant leurs zones d’attestations. Il en conclut que la distribution de ces récits couvre essentiellement des pays de langues indo-européennes ou des contrées les voisinant. Il en tire trois points communs définissant les dragons indo-européens : ils sont l’adversaire dont le héros tire une victoire ; ils ont un rapport à l’eau et ils sont la plupart serpentiforme, même s’ils peuvent avoir des affinités avec d’autres animaux, dont ils peuvent parfois combiner les traits pour former de véritables chimères, ou des phénomènes météorologiques. Enfin, Bernard Sergent termine cette introduction en abordant les problèmes de l’origine conceptuelle des dragons indo-européens, exposant les trois principales thèses. La première thèse, celle du diffusionnisme, a placé l’origine des dragons en Égypte, en Chine ou au Proche-Orient1. La seconde thèse, zoologique, explique les dragons comme étant la transposition dans la mémoire mythique collective du souvenir des animaux ayant effrayé l’être humain par le passé. La dernière est sociologique : le dragon – indo-européen tout du moins – est une figure ayant un rôle dans le processus initiatique et c’est vers cette solution que tend l’auteur, tout en annonçant que son premier chapitre vient à l’appui de cette idée.

    En effet, le chapitre I, « La Grèce ancienne a-t-elle connu des dragons rituels ? », pose la question de l’existence ou non de rituels mettant en scène ces monstres, comme cela se faisait – et se fait encore – ailleurs. Prenant pour base les dragons fabriqués dans un but initiatique apparaissant dans les traditions indiennes et scandinaves, comme mis en lumière par Georges Dumézil, il pose l’hypothèse que la Chimère affrontée par Bellérophon, mais élevé par le roi lycien Amisodaros tel un animal apprivoisé et le monstre anonyme ressemblant à un lion mais totalement inoffensif que combat le héros irlandais CúChulainn, dans la Tochmarc Emire, sont la transposition légendaire de tels monstres initiatiques. Cette hypothèse est renforcée par l’étude de l’arrière-plan rituel de dragons rencontrés par Héraclès, Cadmos et Persée. Enfin, elle est corroborée sur le plan rituel par l’étude de trois fêtes delphiques – Septérion, Héroïs et Kharila – qu’il compare avec la danse géranos de Délos, qui commémore la victoire de Thésée sur le Minotaure, au mythe du roi cannibale Lycaon et à celui d’un autre souverain anthropophage, iranien cette fois, Azi Dahāka.

    Le chapitre II – le premier inédit – se rattache directement à la comparaison opérée à la fin du premier, car il a pour titre « Delphes et Chitral ». Cette dernière localisation est celle d’un fleuve du nord-ouest du Pakistan, dont les vallées qui le bordent forment les derniers refuges d’un peuple polythéiste de langue indo-aryenne archaïque, les Kalashs. L’auteur se penche sur la fête du solstice d’hiver de cette population qui met en scène une forme locale d’Indra, le grand dieu sauroctone de l’Inde ancienne. Il démontre que celle-ci a des points communs avec les rites delphiques évoqués précédemment et que la forme locale d’Indra possède des aspects rappelant Apollon. La comparaison est intéressante, mais le rapport de la fête kalash avec la thématique draconique est marginal : seul le fait que le jour qui précède l’arrivée de l’équivalent local d’Indra s’appelle « la nuit du monstre-serpent » semblent rappeler le meurtre du serpent Python par Apollon.

    Dans le chapitre III, Bernard Sergent étudie le rapport entre « Les saints sauroctones et les fêtes celtiques ». Étudiant la répartition calendaire des mises à mort de dragons par ce type de figure dans les anciennes terres celtiques d’Europe occidentale continentale, il constate qu’elles encadrent en grande majorité les quatre fêtes qui rythmaient l’année celte – signe de la survivance de la culture celtique en dépit de la romanisation et de sa christianisation superficielle. Ces célébrations étant des moments de coupure et d’ouverture entre l’Autre Monde et le nôtre, durant lesquels les héros du second affrontent des adversaires issus du premier.

    Ce troisième chapitre sert, en quelque sorte, d’introduction aux chapitres IV à VII, qui se présentent comme des « études de cas » de mythes localisés. Quatre dragons : un breton, un provençal, un parisien et un alpin et autant de saints qui les maîtrisent et/ou les détruisent pour assainir les contrées concernées.

    Dans le chapitre IV, l’un des plus développé de l’ouvrage, c’est un dragon fort singulier, développant un goût pour la musique, qui est l’occasion d’un spectaculaire parallèle entre hagiographie bretonne et mythologie hittite, une parenté qui ne peut – naturellement – relever d’aucun emprunt littéraire : le conte armoricain étant attesté bien avant que le mythe anatolien ne soit révélé par le déchiffrement de tablettes en écriture cunéiforme. La spécificité de ces deux récits tient en quelques éléments singuliers. Dans les deux cas, un dieu/héros royal et guerrier surpuissant (Taru/Tarawaš dieu de l’orage et le roi Arthur, les deux maniant la massue) est, malgré son statut, vaincu par le serpent/dragon, qui ne sera finalement soumis que par un personnage bien plus modeste (Hupašiya un simple mortel et saint Efflam), lequel sera sanctifié. Le reptile, d’ailleurs fort humanisé (il coud et joue du biniou en Bretagne ; il vient en famille assister à une fête chez les Hittites) sera lié au moyen d’un cordon par Hupašiya, ou par l’effet d’un signe de croix par Efflam, avant d’être tué ou précipité dans un gouffre. Des deux côtés, l’affrontement se déroule en zone maritime à l’époque du solstice d’hiver/début d’année et connaît son épilogue au Printemps. Dans les deux cas, une femme joue un rôle essentiel (la déesse Inara qui convainc Hupašiya – homme marié – en devenant sa maîtresse ; Enora, fiancée d’Efflam que ce dernier refuse d’épouser la soupçonnant d’adultère). De nombreuses autres connexions, linguistiques ou rituelles, amplement et finement étudiés, finissent de convaincre que nous sommes là face à un mythe commun partagé à l’époque où Hittites et proto-Celtes voisinèrent (IVeou Ve millénaire av. J.-C.).

    Le chapitre V est l’occasion d’aborder le cas des dragons insulaires en premier lieu celui (ou ceux) réputé(s) hanter les îles de Lérins, avant que saint Honorat ne les détruise en évangélisant ces lieux déserts. Ce cas particulier est l’occasion de mettre en évidence une belle rencontre mythologique entre un élément grec, plus précisément rhodien (les Rhodiens ayant essaimé dans la région avant même l’arrivée des Phocéens fondateurs de Massalia/Marseille) et un élément celto-ligure. En effet, si les Celtes insulaires et ceux du littoral occidental connaissent moult saints chasseurs de serpents, aucun récit ne correspond au cas de Lérins : une île rendue stérile, un héros/saint venu de l’extérieur pour vaincre des reptiles effrayants, suite à quoi un déluge localisé vient nettoyer les lieux des cadavres puants des sauriens. Ce qui permet à l’auteur d’affirmer que la spécificité de la sauroctonie d’Honorat relève d’un croisement entre un fond archaïque celte et ligure sur lequel est venue se greffer une version rhodienne (elle-même exceptionnelle en Grèce) de la destruction des dragons, avant que le christianisme, à la fin de l’Antiquité, ne récupère le mythe.

    Le chapitre VI conduit sur les bords de la Seine, où l’évêque Marcel – célébré à l’origine le 1er novembre, date du Nouvel An celtique – combat un reptile terrifiant qui hantait la tombe d’une femme de haute noblesse ayant mené une vie de débauche, se repaissant du cadavre de la morte. Le prélat affronte le monstre, le frappe trois fois de sa crosse, le lie avec son étole et l’entraîne pour le relâcher dans un lieu aquatique. L’auteur démontre que ce dernier ne peut-être que la Bièvre, affluent de la Seine au cœur même de Paris, située dans une vallée inondable, marécageuse dans l’Antiquité. Cette rivière tirant son nom de celui du castor en ancien français (lui-même issu du gauloisbebros), cela pose la question de l’identité du mammifère amphibie avec le « dragon » de Marcel, à laquelle il apparaît possible de répondre par l’affirmative au moyen des données celtiques insulaires. Le castor apparaît alors comme un mythique maître des eaux – version alternative du dragon aquatique – pouvant provoquer le débordement des fleuves. L’ensemble du contexte : femme adultère de haute lignée, créature de l’Autre Monde surgie des eaux, date du Nouvel An (Samonios/Samain), indique l’origine foncièrement celtique de cette tradition.

    Le chapitre VII ne consacre pas moins de 62 pages au dossier de Saint-Véran, village des Hautes-Alpes réputé le plus haut d’Europe occidentale et dont le saint éponyme est un également un sauroctone célébré au voisinage de l’ancienne fête gauloise de Samonios. Il montre également les trois fêtes célébrées dans cette localité prolongent trois des quatre célébrations saisonnières celtiques. Cet héritage pré-chrétien se vérifie encore dans l’iconographie de l’église de Saint-Véran, avec des réminiscences du motif celte de la tête coupée et de celui du carnassier androphage. Ceux-ci permettent à Bernard Sergent de faire le lien avec, outre une sauroctonie pré-chrétienne, la légende irlandaise de l’idole de Crom Cruaich, à qui des enfants étaient sacrifiés.

    Le chapitre VIII, intitulé « Un mythe lithuano-himalayo-amérindien », est à peine plus court que le précédent et tout aussi riche. Comme le chapitre II, la thématique draconique est là marginale. En effet, il s’agit d’une étude du conte-type 425M ou, plutôt, du mythe étiologique rangé sous ce numéro dans la classification d’Aarne et Thompson et dont le conte-type 425 « à la recherche de l’époux disparu » semble en être la version affadie. La version la plus connue du 425M est l’histoire lithuanienne d’Eglé, qui épouse un serpent souverain de l’Autre Monde, et le conte 425 le plus proche est celui d’éros et Psyché. C’est en comparant ces deux récits que l’auteur en arrive à considérer le conte-type 425 comme un affaiblissement du 425M. Il approfondit son étude à travers plusieurs versions indiennes – toutes mettant en scène des serpents aquatiques, puis amérindiennes - où le conjoint animal est une anaconda, un lion de mer, l’esprit ophidien d’un lac ou un serpent marin – de ce mythe. Cela lui permet d’aboutir au sens profond de celui-ci : la prohibition de l’exogamie trop lointaine, animale, accompagnée d’une dialectique alimentaire. Enfin, Bernard Sergent termine cet exposé en proposant une reconstitution de l’histoire de ce mythe et de sa transformation en conte-type 4252.

    Le chapitre IX, le second inédit de l’ouvrage, et qui porte le titre de « La dialectique, du loup, de l’ours et du dragon », s’attarde sur l’opposition entre, d’une part, un carnassier, loup ou ours, et, d’autre part, le dragon, en domaine indo-européen. Celle-ci est analysée comme symbolisant l’affrontement, à valeur probatrice, entre des guerriers, affilié par leur nom et/ou leur généalogie aux deux grands prédateurs des espaces sauvages ouest-eurasiatique, et les forces de l’Autre Monde. L’auteur le démontre à travers les exemples germaniques de Bödvarr Bjarki, de Sigurdr et de Beowulf, de ceux iraniens d’ethnonymes lupins qui éclairent le motif d’un roi qui se déguise en dragon pour éprouver ses fils ; de celui slave d’un Saint Georges russe qui réunit une troupe de loups pour qu’elle attaque un dragon ou d’un héros serbe au nom lupin qui tue un dragon ; de celui grec des jeunes Delphiens qui devaient sans doute se déguiser en loup pour terrasser le dragon-tyran dans le rite du Septérion ; et celle d’origine celtique de deux saints sauroctones portant le nom de Loup. Il se penche également sur l’homologation, surtout présente dans l’iconographie celtique, entre loup et dragon, mais qui apparaît également dans la poésie indo-iranienne, scandinave et hittite. Inversement, il remarque que l’image du dragon est mise en avant par les armées Celtes, germaniques, iraniennes, daces, arméniennes et romaines. Tout cela lui permet de décoder tout le faisceau du sens mouvant, du meilleur au pire, du loup, autour de l’invariant négatif et agressif qu’est le dragon.

    Les études qui forment cet ouvrage sont tout à fait éclairantes et pertinentes dans leurs problématiques – si ce n’est notre léger bémol du second chapitre. On remarquera aussi que la bibliographie et le texte des études antérieurement publiées a été mis à jour. Enfin, d’un point de vue factuel, c’est un bel ouvrage où chaque tête de chapitre est illustrée par une gravure ancienne. Notons également l’appendice bienvenu faisant le point sur la discipline de la classification des contes et ses principaux ouvrages. Nous regretterons simplement que quelques coquilles malheureuses parsèment ce magnifique ouvrage.

    Guillaume Oudaer, avec la collaboration de Dominique Hollard

    1Par contre, nous ne suivons pas cet auteur lorsqu’il affirme qu’il y a une « absence à peu près complète du dragon dans les mythes africains ». Comme ailleurs, aux Amériques ou en Océanie, il existe des créatures draconiques qui se démarquent du modèle indo-européen et, de manière plus large, eurasiatique. Sur une origine paléolithique et africaine de la figure du dragon, cf. Julien D’Huy, « Statistical Methods for Studying Mythology : Three Peer Reviewed Papers and a Short History of the Dragon Motif », The Retrospective Methods Network Newsletter, 9, p. 125-127, Winter 2014-2015.

     

    2Cependant, lorsqu’il déclare que l’origine du conte si particulier d’Éros et Psyché nous est inconnue dans l’état actuel de nos connaissances, il ne cite pas les travaux d’Emmanuel Plantade (en premier lieu, « Du conte berbère au mythe grec : le cas d’éros et Psyché », Revue des études Berbères(INALCO), 9, p. 533-563, 2013) sur l’origine berbère de ce conte et c’est d’autant plus dommage qu’ils auraient été pertinents dans une comparaison entre le conte d’Apulée – auteur originaire d’Afrique du Nord – et la version algérienne du conte 425 M.