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  • (Review) Bernard Chouvier - Le Pouvoir des contes

    9782100772926-001-X.jpgBernard Chouvier, Le Pouvoir des contes, 2018, Paris, Dunod.

    La psychanalyse, depuis ses débuts, use et abuse de la mythologie, qui lui a fourni des noms à quelques-uns de ses principaux concepts. Mais depuis Marie-Louise von Franz et son Interprétation des contes de fées (Interpretation of Fairytales – 1970) ou Bruno Bettelheim et son trop fameux Psychanalyse des contes de fées (The Uses of Enchantment: The Meaning and Importance of Fairy Tales – 1976), les publications visant à donner une interprétation psychanalytique des contes sont légion. Elles sont la plupart du temps le fait de continuateurs de Carl Gustav Jung.

    Ces travaux sont en général critiquables en raison des mêmes défauts : absence de réflexion sur la base d’un corpus, étude totalement anhistorique du sujet (alors même que les contes évoluent dans le temps), assurance que les contes ont une valeur universelle (ce qui n'est jamais le cas: les contes ont toujours une aire de répartition bien précise). Tous, bien souvent, ont aussi pour volonté de donner une utilité thérapeutique ou éducative au conte.

    Le dernier ouvrage en date, Le Pouvoir des contes, par Bernard Chouvier, professeur émérite de psychopathologie clinique à l’Université de Lyon, n’échappe pas à ces défauts. On peut même dire qu’il les aggrave.

    Ainsi, en à peine 201 pages très aérées et en gros caractères, l’auteur entend « présenter mes coups de cœur, [...] partager mon plaisir à savourer la langueur d’un récit ou au contraire, sa raideur ou sa brutalité. Au bout du compte, mon but est de faire connaître et comprendre les contes qui m’ont troublé, étonné ou enthousiasmé et de donner à chacun l’irrésistible envie d’aller lui-même, à la rencontre des histoires capables de le faire rêver » (p. 4).

    Mes, mon, me, je, moi, moi-même. Ce travers est déjà présent dans l’ensemble du livre : l’auteur parle avant tout de ses goûts. Ce sont eux qui guident ses choix.

    L’exemple suivant est emblématique. L’auteur, comme tant d’autres avant lui, s’intéresse au Petit Chaperon Rouge. Et, comme tant d’autres avant lui, il s’attarde essentiellement sur les versions de Perrault et des frères Grimm. Cependant, il s’est aussi procuré Le Conte populaire français de Paul Delarue et Marie-Louis Tenèze : il a donc eu connaissance d’une version nivernaise qui a attiré son attention :

    « On dénombre encore beaucoup d'autres variantes du Petit Chaperon Rouge. En France, il n'en existe pas moins d'une centaine. Les différences sont parfois minimes, ce ne sont que des détails qui changent. Tout se passe comme si chaque région, chaque conteur avait voulu donner une couleur locale ou une tournure nouvelle à l'histoire commune dont la richesse symbolique est en partage à tous. Toutes ces nuances intéressent plus particulièrement les spécialistes du langage et du folklore. […] Pour ma part, la version que je trouve le plus digne d'intérêt, sur le plan psychologique, est la version dite "cannibalique" » (p. 37-38).

    Analysons nous-même ce passage.

    « En France, il n’en existe pas moins d’une centaine. »

    Le corpus de Paul Delarue et Marie-Louise Tenèze, encore à ce jour le plus complet, recense seulement 32 versions francophones. Il faut donc supposer que Bernard Chouvier a procédé à un nouvel inventaire, et a découvert de nouvelles versions… ou bien qu’il a inclus dans son décompte les innombrables versions parues chez des éditeurs pour la jeunesse, lesquelles ne relèvent pas du conte populaire de tradition orale.

    « Les différences sont parfois minimes, ce ne sont que des détails qui changent. »

    Lorsque, d’une version à l’autre, l’héroïne peut être sauvée, ou bien finir dans le ventre du loup, peut-on parler de différence minime, relevant du détail ?

    « Tout se passe comme si chaque région, chaque conteur avait voulu donner une couleur locale ou une tournure nouvelle à l'histoire commune dont la richesse symbolique est en partage à tous. »

    De toute évidence ici, Bernard Chouvier n’a lu aucun des travaux, notamment des folkloristes et des ethnologues, sur l’art de conter (ou de chanter) devant un public. Un bon conteur ne conte jamais deux fois de la même manière : il le fait en fonction du public qu’il a en face de lui, modifiant la trame et le contenu de son récit en fonction de celui-ci et de sa réception. Il ne s’agit donc pas que de donner une « couleur locale ».

    « Pour ma part, la version que je trouve le plus digne d'intérêt. »

    On touche ici au plus gros défaut du livre, et de l’ensemble de la démarche psychanalytique appliquée aux contes en général : en mythologie (ce qui inclut l’étude des contes), on sait bien, depuis les travaux fondateurs de Claude Lévi-Strauss, qu’on ne peut pas privilégier une version par rapport aux autres, que ce soit en raison de critères qui pourraient paraître logiques, ou, comme ici, de critères de goût. Si toutes ces versions existent, c’est qu’elles ont leur raison d’être : il convient donc de les étudier ensemble. En se focalisant sur une version, on en apprend plus sur le conteur lui-même (ou son public), que sur le conte. Qui plus est, Bernard Chouvier s’intéresse plus à cette version, « sur le plan psychanalytique », en raison de « la richesse de ses contenus fantasmatiques ». Pour lui, les autres versions ont « chacune son originalité et sa saveur propre, même si elles n’ont pas toutes la même portée symbolique » (p. 42). Qu’en sait-il ? A-t-il analysé les autres versions ? Nous ne le savons pas. Qui plus est, la version nivernaise semble choisie parce qu’elle est la plus choquante : le Petit Chaperon Rouge consomme le corps et le sang de sa grand-mère, avant de se livrer à un véritable strip-tease devant le loup. Est-ce à dire que la seule version intéressante aux yeux du psychanalyste est celle qui propose de plus de déviances par rapport à la morale commune ?

    L’ensemble du livre est ainsi constitué d’affirmations et de postulats non démontrés.

    On pourra ajouter à ces critiques déjà sévères le fait que l’auteur ne mentionne en référence que des corpus de contes : on n’y trouvera presqu'aucune étude, aucun essai sur le sujet… en dehors des siens. Pire, on trouve dans cette brève liste de corpus des ouvrages tout public, comme les Contes des sages de Mongolie de Patrick Fischmann et G. Mend-ooyo (2012) ou les Contes des sages de Papouasie-Nouvelle-Guinée, de Céline Ripoll (2015), qui ne sont en rien des collectes originales, issues de la tradition orale, mais des réécritures.

    On regrettera alors que les éditions Dunod, qui s’adressent à un public universitaire, et notamment aux étudiants, aient jugé opportun de publier un tel essai, qui ne relève pas de la science.

     

    Patrice Lajoye