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Julien d'Huy et Isabelle Dupanloup - D'Afrique en Amérique : la bonne et la méchante fille (ATU 480)

 

D'Afrique en Amérique : la bonne et la méchante fille (ATU 480)

Julien d'Huy* et Isabelle Dupanloup**

* IMAf UMR 8171 (CNRS/IRD/EHESS/Univ.Paris1/EPHE/Aix-Marseille Univ-AMU)

** CMPG, Institute of Ecology and Evolution, University of Bern

 

Abstract: For the first time we are proposing an attempt to quantify the contribution of African and European folklores to the elaboration of an African American narrative : The Kind and the Unkind Girls. We have based our findings on the work of Dupanloup and Bertorelle (2001) for estimating the relative contribution of many parental populations to a hybrid group. The results highlighted the existence of an essentially vertical transmission in certain oral traditions that could be correlated with the genetic transmission within populations that know this story, and the capacity of oral traditions to resist external cultural pressures.

Keywords: The Kind and the Unkind girl, ATU 480, folktale, African American, Phylogenetics, comparative method, culture evolution, smart PCA, software tool, genetic admixture, human population

Résumé: Nous proposons ici, pour la première fois, de quantifier la part prise par le folklore africain et le folklore européen dans l'élaboration d'un récit afroaméricain. Nous nous sommes pour cela appuyé sur la méthode développée par Dupanloup et Bertorelle (2001) qui permet d’estimer les contributions de populations parentales à une population métissée. Les résultats montrent l'existence d'une transmission essentiellement verticale dans certaines traditions orales, possiblement corrélées à la transmission génétique, ainsi que la capacité, pour une tradition, de survivre à de fortes pressions extérieures.

Mots clés : La bonne et la méchante fille, ATU 480, conte, afro-américains, phylogénétique, méthode comparative, évolution culturelle, ACP « intelligent », logiciel, .population humaine

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Le Conte de la Bonne et de la Méchante Fille (ATU 480) est largement connu en Afrique, et a suivi en Amérique les peuples déportés lors des traites négrières de la fin du XVe au début du XIXe siècle. Or les variantes européennes de ce conte se sont diffusées aux mêmes lieux et probablement dans le même temps, ou peu après. Cette double arrivée sur un sol vierge du récit constitue une expérience inédite pour le mythologue comparatiste, qui peut ainsi évaluer la part d'emprunt et de continuité dans une tradition folklorique (africaine) soumise à une forte pression extérieure (européenne) et à un risque accru d'emprunts.

Les questions sont nombreuses : dans quelle mesure les récits oraux africains ont-ils influencé le folklore noir des Amériques ? existe-t-il une « connexion africaine » ? et si oui, quelle a été la part de créolisation ? La question est d'importance : si un lien existe entre le folklore des Afro-Américains et celui de leurs ancêtres, on peut supposer que ces récits ont été hérités de génération en génération, et qu'un lien fort existe dans ce cas entre transmission du patrimoine génétique et transmission du folklore. Par ailleurs, une telle connexion confirmerait que ce conte-type a suivi une transmission verticale en se transmettant d’une génération à l’autre. Enfin, « for moral and political, as well as for scientific reasons, it is important that African retentions be identified and documented beyon reasonable doubt. » (Bascom 1979 : 593).

Le débat portant sur une telle connexion est ancien. Il existe globalement deux tendances : les Africanistes voient dans les récits afro-américains des survivances des traditions africaines, tandis que les spécialiste du folklore européen, négligeant trop souvent l'existence d'un folklore proprement africain, ne voient dans le folklore afro-américain qu'emprunts à leur aire préférée (Dundes 1975 : 114-115).

Allant dans le sens de la première tendance, en 1941, Melville Herskovits, dans son ouvrage classique The Myth of the Negro Past, soutient que la culture des Noirs-Américains a retenu de nombreux éléments africains. Cette opinion semblait déjà répandue au XIXe siècle, chez des écrivains comme Joel Chandler Harris (auteur de Uncle Remus : His Songs and Sayings) et William Owens (auteur d'un article « Folk-lore of the Southern Negroes » paru dans le Lippincott's magazine – Dorson 1967 : 13). En réaction, dans un essai datant de 1967, repris en 1975 en préface à son American Negro Folktales, Richard Dowson estime quant à lui que la part originelle du folklore africain ne dépasserait pas 10 %, ce qui serait négligeable. Selon son opinion, il existerait deux grandes catégories de récits folkloriques : la première, influencée par le folklore africain, inclut les îles de l'Atlantique et des Caraïbes, ainsi que le Nord-Est de l'Amérique du Sud ; la seconde, tourné vers l'Europe et l'univers anglo-saxon, couvre aux Etats-Unis la région des plantations. De façon générale, les récits folkloriques africains n'auraient pas survécu au franchissement de l'Atlantique. La réplique à Dorson est violente, et notamment donnée par l'ouvrage African Folklore in the New World. Ce recueil d'articles, édité par Daniel J. Crowley, consiste en « the latest riposte of the Africanist folklorists in their long duel with the European Diffusionists over the origins of the tales told in the New World by Black People » (1977, p. VII). L'objectif de cet ouvrage collectif est de montrer l'existence d'une continuité culturelle dans les coutumes et le folklore des Africains et des Afro-Africains. Quand Dorson y répond (1977), il rappelle que sa thèse ne s'appliquait qu'aux États-Unis et non à l'ensemble du folklore afro-américain et conclut en reprenant son ancienne affirmation : « Ten per cent still seems about the right estimate for the number of the American Negro Folktale that reveal the African connection ». D'autres études, à l'encontre de cette thèse, font signe vers une origine africaine de certains récits afro-américains, comme « le crâne qui refusait de parler » ou « à l'intérieur du ventre de l'éléphant » (Bascom 1981a, 1981b).

Le terrain que nous abordons est d'abord difficile. Les outils souvent utilisés par les folkloristes – comme le Motif Index of Folk-Litterature de Stith Thompson et The Types of the Folktales d'Antti Aarne et Stith Thompson – sont européano-centrés et mal adaptés aux terres d'Afrique ; en effet, ces typologies sont pour l'essentiel dérivées de collections de récits européens, et par conséquent ne permettent de mettre en évidence que les récits ressemblant aux récits européens. De nombreux récits africains ne sont ainsi pas inclus dans ces index (Bascom 1981a : 193 ; 1981b, 291). À propos du Types of the Foltales, Thompson écrivait d'ailleurs que, « Strictly then, this work might by called ''The Types of The Folk-Tale of Europe, West Asia, and the Lands Settled by These Peoples'' » (1961 : 7). Par ailleurs, les récits oraux africains n'ont pas encore été suffisamment étudiés. En 1964, William Bascom estimait que seulement 1 % de l'art verbal africain avait été recueilli (1964 : 19). Par conséquent, l'absence d'un conte-type dans un index africain, comme celui du Motif-index of the folktales of Culture-Area V de Kenneth Clarke (1958), n'est pas preuve qu'il n'existe pas. Afin d'évaluer au plus juste la part africaine dans le folklore afro-africain, il est donc plus prudent de se concentrer sur un unique récit, pourvu que celui-ci soit bien documenté. C'est le cas de l'ATU 480, « La bonne et la méchante fille », que l'on trouve à la fois en Afrique, chez les Afro-Américains, en Europe et parmi les descendants européens des premiers colons d'Amérique.

Warren E. Roberts (1958) a étudié plusieurs centaines de versions de ce récit à travers le monde. Il a transformé chacune de ces versions en une série de motifs, comme « The main actors fall into the river » ou « Helper advises which reward to choose ». Parmi les versions qu'il a étudiées, nous nous intéresserons en particulier à celles de peuples ayant colonisé l'Amérique : 48 versions d'Afrique subsaharienne, 22 versions de langue française (19 versions du Vieux Continent et 3 versions américaines), 29 versions de langue anglaise (10 versions du Vieux Continent [Angleterre + Écosse] et 19 versions américaines), 5 versions portugaises (2 versions du Vieux Continent et 3 versions américaines) et 40 versions de langue espagnole (12 versions du Vieux Continent et 28 versions d'Amérique), ainsi que 26 versions afro-américaines. En rassemblant les motifs utilisées pour chaque version étudiée, nous avons établi une matrice. Les 173 récits ont ainsi pu être définis par une liste de caractères spécifiques similaires aux caractères morphologiques et aux gènes pour les espèces biologiques. Par ailleurs, les catégories «  autres  » ont été systématiquement exclues de notre analyse (ce qui n'a pas été fait dans Ross et al. 2013). De plus, deux tableaux différents ont été établis. Le premier inclut les 387 traits analysés par Warren E. Robert pour le corpus étudié. Le second permet de répondre au reproche de dépendance logique (d'Huy et Le Quellec 2013) que l'on a pu faire à de précédent travaux (Ross et al. 2013) portant sur le même conte, mais avec des outils et sur une aire géographique différente. Lorsque plusieurs traits étaient liés logiquement, nous avons à chaque fois adopté le trait le plus « basique » à la condition qu'il reste informatif (dans le cas d'une hiérarchisation A, A1, A1a, A1b, seul A1a et A1b seront conservé, si deux versions sont concernés a minima par au moins un des deux traits). Par exemple, dans les traits suivants,

V C. Cleaning, Tending, or Feeding a Person or Supernatural Being

V C1. Giving a drink of water.

V C2. Lousing a person.

V C2a. The heroine says 'Pearls', etc., when asked what she has found while lousing or combing hair.

V C2b. The being's head is covered with snakes, poisonous insects, etc.

seuls les traits VC1, VC2a et VC2b ont été conservés. Nous obtenons au final 316 traits.

Selon la présence ou l'absence des motifs dans telle ou telle version particulière, nous les avons codés dans chaque tableau par un 0 (absence) ou un 1 (présence). Nous avons ainsi obtenu des lignes de code formant en quelque sorte le « code génétique » des versions. Ces chaînes binaires ont alors pu être comparées grâce à des algorithmes ordinairement utilisés par les phylogénéticiens pour comparer les codes génétiques d'espèces différentes. Ce n'est pas la première fois que l'on emploie de tels outils pour étudier le folklore (d'Huy 2012 a, b, c ; 2013 a, b, c, d, e ; d'Huy et Le Quellec 2014 ; Ross et al. 2013 ; Tehrani 2013), et ils ont par ailleurs déjà été appliqués à l'étude de la diffusion de l'ATU 480 en Europe (Ross et al. 2013), soulevant au passage de nombreux problèmes méthodologiques (d'Huy et Le Quellec 2013).

Employant le logiciel Eigensoft 3.0 (Patterson et al. 2006), nous avons tout d'abord réalisé une analyse en composantes principales des différentes versions retenues (figure 1).

Figure 1.

Analyse «  intelligente  » en composantes principales

a  : 387 traits

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b  : 316 traits.

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L'ACP « intelligent » (Smart PCA) est une méthode appartenant à la statistique multivariée ; elle consiste à transformer des variables corrélées entre elles en nouvelles variables, appelées « composantes principales », décorrélées les unes des autres, ce qui permet de réduire le nombre de variables et de rendre l'information moins redondante. La figure 1 montre, par la superposition des versions afro-américaines et africaines, que la part prise par les versions africaines dans l'élaboration du corpus afro-américain est de loin la plus importante.

Nous avons ensuite estimé la part prise par les versions africaines, franco-américaines, hispano-américaines, portuguo-américaines, et anglo-américaines, dans la constitution du corpus afro-américain. Pour ce faire, nous avons utilisé la méthode développée par Dupanloup et Bertorelle (2001) qui permet d’estimer les contributions de populations parentales à une population métissée, en utilisant les caractéristiques des différentes versions. Nous avons ensuite relancé les calculs des contributions de métissage en considérant ensemble les versions américaines et les versions européennes appartenant à la même langue (par exemple, les versions hispano-américaines et les versions d'Espagne), puis en calculant l'ensemble des apports européens par rapport à l'ensemble des apports africains.

Les résultats (figure 2 à 4) montrent la part estimée de chaque groupe dans l'élaboration des versions afro-africaines (Bootstrapped mY) et leurs écart-types (estimés par rééchantillonage des séquences).

Figure 2.

Calculs des apports des versions africaines et des versions européennes d'Amérique au corpus afroaméricain en nous basant sur 387 puis 316 traits.

 

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dHuy2b.jpg

Figure 3.

Calculs des apports des versions africaines et des versions européennes (incluant les versions du Vieux Continent et les versions européennes d'Amérique) au corpus afroaméricain.

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dHuy3b.jpg

 Figure 4.

Calculs des apports des versions africaines et des versions européennes
(calculs sur l'ensemble des versions) au corpus afroaméricain.

 

dHuy4a.jpg

dHuy4b.jpg

 

La part prise par les versions africaines dans l'élaboration du corpus afro-américain est de loin la plus importante, oscillant entre 64 et 65 % lorsque l'on prend l'ensemble des traits, et 70 et 72 % lorsque l'on ne prend que les 316 traits évitant la dépendance logique. Lorsqu'on oppose en deux ensembles les versions africaines et les versions européennes (incluant leur descendance américaine), on obtient un apport africain de 0,62 % quand on considère l'ensemble des 387 traits, et de 0,76 % en ne prenant en compte que 316 traits. Les différences de résultats peuvent s'expliquer par le fait que les moyennes sont pondérées par de nombreux facteurs, comme la diversité à l'intérieur d'une même population et la variabilité entre populations. Ils permettent néanmoins de donner de bonnes estimations. Ils sont par ailleurs confirmés par l'ACP. Il faut donc admettre que l'héritage vertical, de génération en génération, rend compte de l'essentiel dans la transmission des contes. Notons que Florence Baer, dans ses Sources and Analogues of the Uncle Remus Tales (1980 : 168), estime que sur 184 récits étudiés, 122 (66,3 %) semblent puiser directement leur inspiration en terres africaines, 28 (15,2 %) en terres européennes, et 17 (9,2 %) semblent être nés directement en Amérique : de façon significative, nos estimations rejoignent les siennes, mais permettent, pour la première fois, de quantifier scientifiquement l'apport africain et l'apport européen.

Nos résultats indiquent l'existence d'une tradition africaine forte, qui a perduré en Amérique. L'apport folklorique européen est donc faible, mais non négligeable. À titre de comparaison, l'apport génétique du Vieux Continent aux population afro-américaines oscille entre 6,8 et 22,5 % (Parra et al. 1998 ; Smith et al. 2004 ; Tang et al. 2006 ; Tishkoff et al. 2006). On échange donc davantage de récits que de gènes, bien que cet échange reste extrêmement limité dans les deux cas, laissant supposer une certaine corrélation entre diffusion de gènes et diffusion de contes, qu'il reste à approfondir. Ces résultats contredisent par ailleurs ceux de Ross et al. (2013), qui concluaient que les peuples échangeaient davantage de gènes que de récits.

Le taux de conservation des versions africaines parmi les afro-américains est d'autant plus remarquable qu'il s'agit d'une population ayant subi une pression culturelle intense, l'obligeant notamment à changer de langue et de religion. Cette pression – ou le degré de résistance des peuples afro-américains – ne semble géographiquement pas uniforme : en effet, l'apport des versions portugaises et espagnoles au corpus afro-américain est relativement faible, ce qui pourrait être compris comme une déperdition plus faible de la culture d'origine chez les peuples afro-américains d'Amérique du Sud et d'une partie des Caraïbes. Deux facteurs pourraient l'expliquer : l'existence d'arrivage très tardif de populations africaines à Cuba et au Brésil, et/ou un regroupements par ethnies qui a pu s'y faire à grande échelle à la différence des États-Unis et des Petites Antilles, où la dispersion ethnique était bien plus importante (Rey-Hulman 1997 : 957).

Les principaux apports de notre article sont donc les suivants : mise en évidence d'une transmission essentiellement verticale de certaines traditions orales, possiblement corrélées à la transmission génétique ; mise en évidence d'une tradition africaine vigoureuse encore largement présente chez les peuples afro-américains – c'est la première fois qu'une telle permanence est mise en évidence grâce à de rigoureux calculs statistiques – : variabilité du taux d'emprunts selon les aires linguistiques dominantes. Il serait désormais intéressant de calculer l'augmentation ou la diminution de l'apport européen au fil du temps, ce qui ne sera possible qu'en augmentant le corpus afin d'attribuer à diverses périodes chronologiques un nombre statistiquement suffisant de versions afro-américaines.

 

 

Remerciements :

Les auteurs remercient Jean-Loïc Le Quellec et Patrice Lajoye pour leurs précieuses remarques sur une première version du texte.

 

 

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