Jean-Loïc Le Quellec, La Caverne originelle. Art, mythes et premières humanités, 2022, Paris, La Découverte.
Une anecdote a fait beaucoup rire, le mois d’octobre dernier: la commissaire allemande d’une exposition s’est rendu compte que depuis plus de 70 ans, un tableau abstrait de Piet Mondrian était suspendu à l’envers1. Cela en disait long sur le vide de sens de l’art abstrait lorsque l’artiste est décédé et que son interprétation est perdue. Cependant, ce problème peut tout aussi bien toucher l’art figuratif, lorsque l’on ne dispose pas de textes permettant d’expliquer les scènes qu’il représente. C’est ainsi que depuis près d’un siècle et demi, préhistoriens, historiens de l’art et érudits divers s’acharnent à décrypter l’art paléolithique, et notamment l’art rupestre. Chacun y est allé de son interprétation, parfois d’une manière convaincante, au moins pour un temps, parfois au contraire d’une façon totalement farfelue.
L’intérêt premier de l’ouvrage de Jean-Loïc Le Quellec est de faire l’inventaire de toutes ces théories – chamanisme, culte de l’ours, totémisme, paléoécriture, etc. –, de les examiner dans le détail, et le plus souvent de les rejeter après avoir montré leurs défauts méthodologiques, souvent rédhibitoires. La plupart du temps, le défaut premier est que ces théories ne souffrent aucune exception, se veulent globalisantes: or il est toujours aisé de trouver, au sein de l’immense corpus des grottes ornées, des figures qui contredisent les théories avancées. À ce titre, les presque 600 pages que Jean-Loïc Le Quellec consacre à cet examen critique sont d’une lecture non seulement enrichissante, mais proprement salutaire.
Notons toutefois quelques points problématiques, fort peu nombreux. P. 113-116, l’auteur semble faire siennes les conclusions de certains biologistes expliquant que si l’homme de Néandertal n’a pas produit d’art figuratif, ce serait parce que son cerveau était configuré différemment de celui des Homo sapiens, une configuration le privant d’un langage élaboré, et l’empêchant d’exprimer en images d’éventuels récits. À ces hypothèses cependant s’opposent deux arguments: on sait que l’homme de Néandertal a eu des rites, ne serait-ce que des rites mortuaires. Or on imagine mal, en tout cas chez Homo sapiens, l’existence de rites sans mythes (sans entrer dans l’éternel débat sur lequel a précédé l’autre). De plus, on voit durant le Mésolithique l’art figuratif disparaître presque totalement d’Europe, à l’exception du Levant espagnol et de l’aire baltique: on ne va pour autant pas invoquer une différence anatomique pour expliquer ce phénomène. La cause, que l’on ne connaîtra jamais, peut tout aussi bien être culturelle.
Jean-Loïc Le Quellec écrit p. 499: «En fait, ce n’est que chez quelques collectifs relativement récents (Antiquité, Renaissance) que les mythes ont été réellement ‘dessinés’, mais l’immense majorité des peuples du globe n’ont jamais ‘raconté’ de mythes en images.» Voilà une affirmation qui ne manque pas de surprendre. Limiter la représentation des mythes à l’Antiquité et à la Renaissance est très réducteur: les églises, par exemple, sont remplies de mythes, et contiennent encore des récits mythologiques clairement racontés et identifiés (à commencer par le chemin de croix). Cela suppose bien entendu d’admettre que le christianisme est lui aussi basé sur des mythes. La deuxième partie du propos est elle aussi problématique : partout dans le monde où l’on dispose conjointement de textes et d’images (Inde, Chine, Amérique centrale, par exemple), on voit bien que les mythes ont été largement racontés en images.
P. 514-542, l’auteur montre de façon tout à fait convaincante que le chamanisme eurasiatique peut très bien être un phénomène relativement récent. En tout cas, nous ne connaissons pas de chaman clairement identifiable avant l’Âge du Bronze. Il faut toutefois nuancer cet argumentum a silentio: on sait très bien, par exemple, que les druides ont existé chez l’ensemble des Celtes. Pour autant, l’archéologie n’a pas permis d’en identifier un seul.
Pinaillages, cependant, que tout cela. Rien que pour cette partie critique, Jean-Loïc Le Quellec a produit un livre nécessaire, que tout préhistorien ou apprenti préhistorien devra lire avant de se lancer dans l’élaboration d’une nouvelle théorie. Il nous offre une leçon magistrale.
Toute interprétation est-elle vaine, se demande justement l’auteur, après avoir rejeté ou critiqué toutes les hypothèses antérieures? On se doute bien que non. Pour essayer de comprendre pourquoi pendant des millénaires des hommes sont allés peindre des animaux, majoritairement, et quelques humains plus ou moins stylisés dans des cavernes parfois très difficiles d’accès, accompagnant souvent ces peintures d’ossement fichés dans les parois, Jean-Loïc Le Quellec invoque un mythe largement connu dans le monde entier: celui de l’émergence, qui voudrait que les êtres humains et les animaux soient arrivés sur terre via une grotte, en provenance de l’Autre Monde souterrain. Ce mythe, comme le montre très bien l’auteur, est maintenant quasi absent d’Europe car il a été remplacé par celui du plongeon cosmogonique, pour la création du monde, et celui du corps souillé, pour la création de l’être humain. L’interprétation de Jean-Loïc Le Quellec, que celui-ci, restant prudemment dans le registre de l’hypothèse, se garde bien de considérer comme une vérité vraie, a pour elle d’être suffisamment souple pour tolérer la grande variabilité de l’art rupestre européen. Il n’est pas question ici de déterminer quelle version du mythe est la bonne – on ne le saura bien sûr jamais – mais bien de dire que ce type de récit a pu être commémoré localement, dans des grottes, à l’aide d’images, lesquelles images peuvent varier dans le temps et l’espace sans que cela change quoi que ce soit à cette idée.
On notera alors que, bien que déjà convaincante, l’interprétation de Jean-Loïc Le Quellec aurait pu être encore étayée par les travaux sémiologiques de Viatcheslav Ivanov sur Notre Monde et l’Autre Monde, nécessairement invisibles l’un pour l’autre2: les grottes faisant office de point de passage entre l’Autre Monde et Notre Monde, on a pu chercher à rendre visibles des êtres passant de l’un à l’autre en les représentant notamment dans les endroits quasi inaccessibles, qui n’appartiendraient ni à un monde ni à l’autre.
Lorsqu’il recherche d’éventuelles survivances de cette association entre le mythe de l’émergence et le culte associé aux grottes, l’auteur invoque des données d’Amérique centrale tout à fait pertinentes, mais échoue à retrouver quelque chose de solide en Europe, sauf peut-être au Pays basque. Il eût sans doute été possible de faire appel au culte de Mithra, issu d’un phénomène de syncrétisme au sein de l’Empire romain. Ce culte prenait place dans des sanctuaires souterrains ou semi-souterrains qui mimaient la grotte dans laquelle Mithra aurait sacrifié le taureau, fertilisant la terre de son sang. Or Mithra est un dieu qui est né… en émergeant d’un rocher.
Patrice Lajoye
1https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-un-tableau-de-mondrian-expose-a-lenvers-durant-77-ans_5448742.html
2Par exemple Vjačeslav V. Ivanov, « Kategorija ‘vidimogo’ i ‘nevidimogo’ v tekste », in J. van der Eng et M. Grygar (éd.), Structure of Texts and Semiotics of Culture, 1973, Paris-La Haye, Mouton, p. 151-176 ; V. V. Ivanov, « La catégorie ‘visible’ - ‘invisible’ dans les textes des cultures archaïques », Écoles de Tartu, Travaux sur les systèmes des signes, 1976, Paris, Complexe, p. 58-61.