Lise Gruel-Apert, Le Monde mythologique russe, 2014, Paris, Imago, 358 p.
Lise Gruel-Apert a rendu de grands services en France en faisant connaître au public l’intégralité des contes russes d’Alexandre Afanassiev, mais aussi en publiant un très utile ouvrage sur la tradition orale russe, ouvrage qui fait à la fois office de guide et de manuel. Aussi pouvait-on penser que cet ouvrage spécifiquement consacré à la mythologie populaire russe complèterait ces précédents travaux et inviterait à de nouvelles recherches. Malheureusement, ce n’est pas le cas. L’auteur part en effet d’un constat à la fois juste et partial. Elle écrit en effet dans l’introduction :
« […] La mythologie russe et plus largement slave est expédiée en deux ou trois pages […]. Souvent, en quelques paragraphes, les auteurs classent les Slaves parmi les Indo-Européens, se hâtent de trouver dans leur mythologie reconstituée les trois fonctions de Dumézil et passent… à la mythologie suivante [p. 7]. »
Il est vrai que les travaux francophones sur la mythologie slave sont très peu nombreux. Il n’empêche que des livres entiers ont été publiés : ceux de Francis Conte, de Nadia Stangé-Zhirovova ou encore de Galina Kabakova : aucun de ces ouvrages n’est présent dans la bibliographie. On n’y trouvera pas plus les travaux publiés en anglais ou en allemand. Mais en soi ce n’est pas forcément un défaut insurmontable : la matière étant russe (au sens d’avant 1917), on peut penser que la bibliographie en russe, en ukrainien ou en biélorusse se suffit à elle seule.
La suite de l’introduction, les chapitres I (« Définitions et origines »), et II (« Dieux et cultes païens du Xe au XIIIe siècle »), viennent hélas conforter la désillusion. Lise Gruel-Apert explique ainsi que les Slaves n’ont pas de mythes et ont placé tout leur « génie » dans les rites (p. 7). Je cite :
« Le résultat est que l'on est en présence d'un réseau de rites très vaste, resté non élaboré, remontant à un stade d'évolution souvent archaïque, un stade qui précède même, comme le pensent certains, les belles compositions qu'a pu laisser, par exemple, la Grèce antique, ou que l'on retrouve, esthétiquement moins réussies dans les Eddas. La faible représentation des mythes de création est aussi un argument allant dans ce sens (p. 9). »
Faisons abstraction des jugements de valeur pour nous concentrer sur la dernière phrase, laquelle est simplement fausse. Ce sont les Slaves qui, en Europe post-médiévale, disposent du plus riche corpus de mythes de création, avec des dizaines de versions collectées des Balkans à la Sibérie.
D’autres assertions dans les pages suivantes sont tout aussi fausses. Ainsi p. 13 :
« En ce qui concerne la France, les deux savants français Georges Dumézil et Louis Léger (première moitié du XXe siècle), en bons philologues qu'ils étaient, ont obtenu des résultats pointus. Mais ils ont privilégié les textes écrits médiévaux au point d'ignorer l'ensemble des autres sources. Malgré leur érudition remarquable, cet a priori restrictif compromet bien souvent leurs résultats. »
D’une part, Louis Leger, dans sa Mythologie slave, fait très régulièrement appel à des faits de folklore, d’autre part, les rares travaux de Georges Dumézil sur les Slaves portent exclusivement sur le folklore, et rien d’autre.
D’autres erreurs nous montrent bien que l’auteur n’est pas historienne, ainsi il est faux de dire que les Slaves de l’Ouest ou de la Baltique ont été christianisés au VIe siècle, de même que les Mongols n’ont certainement pas envahi la Russie au XVe siècle.
La note 3 de l’introduction nous déclare sans ambiguïté que « le monde slave païen ne connaît pas de véritables dieux (avec culte permanent, reconnu de tous, officialisé). ». Et pourtant, les deux chapitres qui suivent nous démontrent le contraire. Dans ces courtes pages apparaît d’ailleurs un nouveau problème : l’ensemble de l’argumentaire ou presque repose sur les travaux de Boris Rybakov, que l’auteur a d’ailleurs traduits partiellement. L’auteur ne connaît pas, ou du moins ne cite pas, ceux de l’archéologue V. V. Sedov, qui a pourtant découvert le premier sanctuaire slave, ceux des linguistiques Viatcheslav Ivanov et Vladimir Toporov, qui ont pourtant inspiré la majeure partie des études postérieures dans l’ensemble du monde slave, ou bien du philologue polonais Aleksander Gieysztor, pour ne citer que les plus connus. Elle ne connaît pas non plus l’important travail critique de Lev Klein, qui rejette avec raison les théories hardies, et même hasardeuses, de Rybakov.
On sent l’auteur tout de suite plus à l’aise dès que l’on aborde le chapitre III et donc le cœur du sujet, avec la mythologie populaire russe, le folklore. Lise Gruel-Apert se livre ici à un inventaire fouillé des pratiques rituelles et des personnages légendaires. Malheureusement, là encore, les sources ne sont pour la plupart du temps jamais mentionnées, ce qui empêche totalement de s’y reporter. Les analyses présentées sont quasiment toutes dues à une petite poignée de chercheurs : Alexandre Afanassiev, Dmitri Zelenine, Vladimir Propp, ou encore Rybakov. Pour ne prendre qu’un exemple, le chapitre XIII sur les sorcières, magiciens et guérisseuses, ne connaît pas les travaux anciens de E. N. Eleonskaja, pas plus que que ceux, plus récents et pourtant fondamentaux de Tatiana Agapkina ou de Andreï Toporkov. Il en est de même pour tous les chapitres.
Au final, Le Monde mythologique russe s’avère être une riche compilation de faits folkloriques qui peut plaire au grand public, mais qui reste inutile ou délicat d’utilisation pour les chercheurs.
Patrice Lajoye