Toribúgu, Hèraklès et Brian
Bernard Sergent
CNRS UMR 7192 « Proche-Orient, Caucase, Iran : continuités et diversités »
Abstract: The Bororo mythology has many affinities with the Greek mythology, especially the stories related to the hero Herakles or that which have some relations with him. A version of the Bird Finder myth published by Albisetti and Venturelli in 1969 confirms this: it shows remarkable similarities with Herakles Works'. This article expose them and draw the historical conclusion.
Keywords: Bororo, Herakles, Mythological relationship between Eurasia and America.
Résumé:La mythologie bororo présente de nombreuses affinités avec la mythologie grecque, en particulier avec des histoires qui concernent le héros Hèraklès ou sont en relation avec celui-ci. Une version du Dénicheur d’oiseaux publiée par Albisetti et Venturelli en 1969 le confirme : elle présente des points communs remarquables avec l’histoire des Travaux du même Hèraklès. Le présent article les expose, et en tire la conclusion historique.
Mots clés : Bororo, Hèraklès, parentés mythologiques Amérique-Eurasie.
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Cité par / quoted by:
Hans Jørgen Lundager Jensen, « Maria Magdalena i Provence: Tribal og post-aksial askese », Religionsvidenskabeligt Tidsskrift, 64, 2016,p. 96-120.
Dans un livre rédigé durant les années 2007-2009, intitulé Gargantua, Jean de l’Ours et le Dénicheur d’oiseaux, je me fondais au sujet de ce dernier avant tout sur les travaux de Claude Lévi-Strauss, qui, dans les tomes I, Le Cru et le cuit, et IV, L’Homme nu, de ses Mythologiques, établissait un dossier aussi complet que possible (à son époque) du mythe du Dénicheur d’oiseaux1, mais, le temps ayant passé, j’avais cherché à vérifier si d’autres versions du Dénicheur d’oiseaux en Amérique avaient été publiées dans l’intervalle, plutôt qu’à savoir s’il en existait des variantes chez les Bororo, puisque c’était précisément un mythe de ce peuple qui ouvrait toute la recherche donnée dans ces quatre tomes que possible2.
Mon livre notait les points communs remarquables, et bien surprenants, étant donné la distance géographique des deux peuples, que la mythologie des Bororo offre avec celle des Grecs (je les rappelle ci-dessous)3.
Mais c’est postérieurement à la publication de ce travail que j’ai pris connaissance du recueil des mythes bororo établi par Johannes Wilbert et Karin Simoneau en 1983, et où figure une nouvelle version du Dénicheur d’oiseaux, consignée par César Albisetti et Ângelo Venturelli dans le tome II de l’Enciclopédia Bororo paru en 1969. Cette version développe les épreuves du Dénicheur d’oiseaux de ce peuple du sud du Brésil, plus que la version utilisée par Lévi-Strauss en 1964, elle-même prise dans un ouvrage des mêmes auteurs de 1942. Or, cette seconde version fait du Dénicheur d’oiseaux des Bororo un véritable prototype de l’Hèraklès grec, comme je vais le montrer ici.
Cela ne doit plus surprendre à priori, puisque déjà, précisément, mon livre paru en 2009 soulignait les curieux rapprochements possibles entre mythologie bororo et mythologie grecque que voici :
- le mythe du Dénicheur d’oiseaux bororo comprend le motif des vautours secourables qui, après avoir déchiqueté le postérieur du héros, soulèvent celui-ci avec leurs becs et vont le déposer à terre. Ce motif rappelle une méthode de chasse aux aigles amérindienne, que Lévi-Strauss a étudiée principalement chez les Hidatsa, également connue, au moins comme motif mythique, en Amérique du Nord chez les Assiniboine, Pieds-Noirs, Menomini, Omaha, Arapaho, et, en Amérique du Sud, chez les Čoroti, Nivakle et Tapiete du Chaco, et chez des peuples de langue tupi-guarani du même secteur - Apapokuva, Mbya, Tembé, Guarayu. Dès 1971, Marcel Detienne soulignait qu’un mythe grec en est exactement une autre version : le héros Phulios, amoureux d’un nommé Kugnos (« Cygne »), doit accéder à ses demandes, et l’une d’elles est de capturer vivants des vautours énormes. Il se couvre du sang d’un lapin (tué par un aigle) et fait le mort. Les vautours s’abattent sur lui, et il en saisit deux par les pattes. Phulios est donc à la fois gibier et chasseur (comme le Dénicheur d’oiseaux bororo : mangé par les vautours, puis sauvé par eux, et il avait été chasseur juste auparavant, v. ci-dessous). Or, notait M. Detienne, « ce double statut offre la plus grande ressemblance avec celui qu’impose la chasse aux aigles chez les Hidatsa de l’Amérique du Nord », puisque chez ceux-ci « le chasseur d’aigle se dissimule dans une fosse, tandis que l’oiseau est attiré par un appât situé au-dessus. Quand il s’approche pour le saisir, le chasseur l’attrape avec les mains nues »4. Cette chasse est précédée d’un long rituel, dont un élément est une première chasse, pour attraper l’animal qui servira d’appât : de même la chasse aux vautours de Phulios a été précédée de la capture, par un aigle, du lièvre dont le sang a permis au héros de se transformer en appât.- Une autre version grecque (ou bien anatolienne) était localisée à Ephèse, sur la côte égéenne de l’Anatolie. Deux hommes, ayant repéré un nid d’abeille dans un creux de falaise abrupte, décident d’aller y prendre le miel, et l’un d’eux descend avec une corde ; il trouve de l’or dans la cavité, le fait remonter par son compagnon, qui aussitôt après lâche la corde. L’homme, isolé dans la cavité à flanc de falaise, découvre, par un rêve où il est conseillé par Apollon, le seul moyen de s’en sortir : il se lacère le corps avec un caillou tranchant et fait le mort. Des vautours s’abattent sur lui « comme sur un cadavre », ils « accrochèrent leurs serres les uns dans ses cheveux, les autres dans ses vêtements, le soulevèrent sans mal dans le vallon voisin »5. Il n’y a pas besoin d’insister sur les points communs entre cette histoire et le mythe des Bororo : les vautours viennent pour manger, comme ceux du mythe bororo l’ont effectivement fait, et deviennent pourtant salvateurs, comme le deviennent eux aussi ceux de ce mythe. Quant à la quête de miel, elle apparaît en liaison avec le thème du Dénicheur d’oiseaux dans certaines versions sud-américaines, par exemple de peuples du Chaco6.
- l’isolement du Dénicheur d’oiseaux bororo sur un plateau rocheux, ce qu’il fait et ce qui lui arrive rappellent un mythe grec précis : celui du héros Philoctète. Je le résume : héritier de l’arc et des flèches d’Hèraklès, accompagnant les Grecs partant pour faire la guerre à la ville de Troie, Philoctète fut mordu par un serpent, soit au cours d’un sacrifice, soit alors qu’il lavait une statue divine. Or, si des morsures de serpent se produisent dans d’autres mythes grecs, cette fois-ci, et uniquement cette fois-ci, la blessure n’entraîna pas la mort mais causa une odeur épouvantable, telle que les autres chefs grecs ne pouvaient la supporter, et choisirent de laisser Philoctète dans l’île de Lemnos, située dans le nord de la mer Egée, et alors déserte. Il y subsista dix ans, se nourrissant des oiseaux qu’il fléchait.
Les points communs, chacun d’entre eux étant quasi exclusif, entre l’histoire de Philoctète et celle du Dénicheur d’oiseaux bororo sont les suivants : a) Isolement sur une terre encerclée d’eau (l’île, en Grèce) ou de falaises (le plateau, chez les Bororo) ; b) Survie grâce à la chasse à l’arc (hérité en Grèce, fabriqué chez les Bororo) ; c) l’odeur épouvantable : dans le mythe Bororo, le héros a chassé des lézards, les a fixés à sa ceinture, mais ils pourrissent, et exhalent « une si abominable puanteur que le héros s’évanouit »7. Cette odeur est donc la cause de l’isolement en Grèce, antérieure à la chasse qui permet au héros de vivre, elle est la conséquence de son isolement et de sa chasse, dans le récit bororo.
- le mythe bororo se termine par la vengeance du héros. Revenu chez lui, il envoie une tempête qui éteint tous les feux du village sauf celui de sa grand-mère, laquelle l’avait aidé de manière décisive, et tous les habitants du village viennent la voir pour rallumer leurs foyers. Un second mythe était raconté en Grèce au sujet de l’île de Lemnos, et il comprenait lui aussi le motif de la mauvaise odeur (cette fois attribuée aux femmes). À la suite de cela (en grec la dysosmie), comme les hommes ne voulaient plus approcher leurs femmes, elles décident leur massacre général. Mais une jeune fille non mariée, Hupsipulè, veut sauver son père, le roi Thoas, et elle le déguise en le dieu Dionysos avec des éléments végétaux, puis elle l’installe sur un radeau en mer. Ces événements étaient célébrés par une fête annuelle (ou ayant lieu tous les neuf ans) et elle comprenait l’extinction de tous les feux et leur rallumage rituel à un seul feu. Or, le mythe bororo comprend lui aussi l’extinction de tous les feux (à cause d’une tempête se produisant au retour du héros à son village) suivi d’un rallumage à un seul feu, celui de la grand-mère et protectrice du héros, puis le déguisement du héros se fait de faux andouillers grâce à la branche ramifiée d’un arbre - donc là aussi des éléments végétaux -, ce qui lui permet de tuer son père en le jetant dans un cours d’eau8. Il y a à la fois parallélismes et inversions : Thoas est sauvé par sa fille, le héros bororo protégé par sa grand-mère ; Hupsipulè met son père sur l’eau pour le sauver, le héros bororo met son père dans l’eau pour le tuer ; les éléments végétaux protègent le premier père, et entraînent le décès du second ; à la fin du récit le héros boboro se venge des épouses de son père, tandis que dans l’histoire lemnienne les femmes massacrent les hommes leurs époux.
- dès le livre de 2009, je notais, à partir de la version citée par Lévi-Strauss dans son livre de 1964, des points communs entre le même mythe bororo et l’histoire d’Hèraklès. Je dois ici me citer, et d’abord résumer le mythe en question : un jeune homme ayant suivi les femmes qui allaient en forêts se procurer des palmes (pour une cérémonie initiatique des garçons), il en profita pour la violer. Son père découvre l’affaire, et entreprend diverses opérations pour condamner son garçon. Il l’envoie d’abord au nid des âmes (car les âmes des Bororo sont des aras), pour qu’il en rapporte le grand hochet de danse. Le jeune homme, inquiet, demande avis à sa grand-mère, et celle-ci lui conseille de faire réaliser l’opération par l’oiseau-mouche. Ce qui a lieu. Lorsque l’oiseau repart avec le hochet, les âmes le flèchent, mais il va si vite qu’il leur échappe. Le père demande alors à son fils d’aller au même endroit prendre le petit hochet des âmes, et tout cela se déroule de la même façon, l’animal auxiliaire étant ici une colombe. Il lui faut alors aller s’emparer, toujours au même endroit, de sonnailles en sabots de caetetu (un petit porcin), l’animal qui opère était cette fois la grande sauterelle, plus lente mais cuirassée. Ce n’est qu’en quatrième lieu que le père du héros organise l’expédition de chasse aux œufs d’aras, qu cours de laquelle il abandonnera son fils sur la falaise où se trouve le trou où les aras avaient fait leur nid.
J’écrivais alors :
« Hèraklès est célèbre par les Travaux, au nombre de dix ou de douze, que lui a imposés son cousin, le roi de Mycènes Eurysthée. Toutes les fois, Eurysthée essaie de faire tuer Hèraklès, comme le père de Geriguiguiatugo [ou Toribogu, deux des noms du Dénicheur d’oiseaux bororo] veut aussi faire tuer celui-ci. Dans la liste canonique des Travaux d’Hèraklès, le quatrième devait être de chasser les oiseaux du lac Stymphale, dans le nord de l’Arcadie. Il s’agit de cette même région sauvage... où se déroulaient les rites initiatiques des habitants de l’Argolide quand, à l’époque dite mycénienne, l’Arcadie du nord était inhabitée. Pour faire sortir les oiseaux des forêts environnantes, Hèraklès utilisa des castagnettes, données par Athèna, ou faites par lui-même9 ; il n’eut alors aucun mal à les flécher, ou bien il les chassa par le bruit même de ses instruments10 ; selon une variante, ces oiseaux (dont l’espèce n’est jamais précisée) avaient des plumes en acier, très acérées, et ils les lançaient comme des flèches sur les ennemis11.
On a donc, dans ce mythe grec, concernant le maître de Philoctète, et dans le mythe Bororó, plus précisément dans la première partie de ce mythe du Dénicheur d’oiseaux qu’on comparait à l’instant à celui de Philoctète :
- le séjour aquatique des oiseaux à affronter (âmes, [dont le séjour est aquatique12, et qui sont des aras13] ; oiseaux du lac Stymphale) ;
- l’intervention de castagnettes ou sonnailles : objet de la quête, dans le mythe bororó ; moyen de la chasse, dans le mythe grec ;
- le fléchage : seulement des âmes vers les alliés du héros, à savoir les deux fois des oiseaux, dans le mythe bororó ; d’Hèraklès vers les oiseaux, et des oiseaux vers Hèraklès, dans le mythe grec ;
- l’invulnérabilité : les flèches lancées par les âmes ne blessent ni les oiseaux ni la sauterelle, dans le mythe bororo ; les plumes lancées comme des flèches par les oiseaux du lac Stymphale n’atteignent pas Hèraklès ;
- sans doute, des âmes en tant qu’ennemies dans l’un et l’autre mythes : c’est explicite du côté Bororó, et demande un brin d’explication du côté grec. Lorsque Pausanias arrive à Stymphale, au cours de son exploration de la Grèce au IIe siècle de notre ère, il voit, au sommet du temple d’Artémis Stumphalia à Stymphale, petite localité riveraine du lac du même nom à l’époque historique, des acrotères en forme d’oiseaux, représentant ceux du lac mentionnés dans le mythe, et, au pied du bâtiment, « des statues de jeunes filles en marbre blanc à pattes d’oiseaux, qui se dressent à l’arrière du temple »14. J’ai interprété ces figures comme le début de la métamorphose de jeunes filles en oiseaux : car Artémis est la patronne des métamorphoses et des initiations féminines, initiations qui comprennent elles-mêmes souvent des métamorphoses15. De son côté, dans son étude de la religion grecque en Arcadie, ma collègue Madeleine Jost a vu dans ces statues des représentations de sirènes16. Voici qui intéresse directement la comparaison ici opérée, car on tient couramment les sirènes grecques pour des formes des âmes des morts, d’autant qu’elles figurent souvent dans l’art funéraire17. Or, il n’y a pas incompatibilité entre l’interprétation de Mme Jost et la mienne : les Sirènes, chantant sur le rivage, dans l’Odyssée, sont bien à la fois des images des âmes et la projection d’un chœur de jeunes filles18. Ainsi, le héros Bororó va chercher des instruments de musique chez les âmes, et Hèraklès chasse avec un instrument de musique homologue des jeunes filles en cours d’initiation, métamorphosées en oiseaux, et images des âmes des morts19 ;
- enfin, si le mythe bororó couvre non seulement les deux principaux mythes grecs concernant l’île de Lemnos, mais également un élément de celui d’Hèraklès, un autre rapprochement est envisageable : on sait qu’Hèraklès, à qui sa femme avait envoyé un manteau imbibé du sang du Centaure Nessos, se sentit brûlé dès qu’il le revêtit, et, ne pouvant le retirer, décida de se faire incinérer sur un bûcher, avec l’aide, précisément, de Philoctète. Dans un mythe bororó, distinct de celui du Dénicheur d’oiseaux, dans le temps passé, les hommes du clan appelé Bokodori étaient des esprits qui vivaient dans des huttes faites de duvets et de plumes, et appelés « nids d’aras ». Ils fabriquaient des objets de parure. Mais un jour une femme les espionna, malgré l’interdit fait à ce sexe de connaître ces secrets. Les hommes décidèrent alors de se jeter ensemble dans un bûcher ardent ; ils en sortirent transformés en oiseaux : ara rouge, ara jaune, faucon, épervier, aigrette…20. Les oiseaux sont présents dans le mythe de Geriguiguiatugo, et les âmes sont des aras : ce mythe se rattache donc au précédent. Dès lors, on voit que, pour les Grecs anciens et pour les Bororó, à cause d’une femme des hommes se sont jetés volontairement sur un bûcher, et ont connu, par cette action, une renaissance, comme oiseaux chez les uns, comme dieu associé à Zeus au ciel chez les autres.
L’homologie entre la mythologie des Bororó et un secteur délimité de la mythologie grecque est donc étonnante21. ».
Ainsi notais-je quelques points communs entre Hèraklès et le ou les héros bororo. La version d’Albisetti et Venturelli à laquelle je faisais allusion ci-dessus, publiée postérieurement au premier tome des Mythologiques de Lévi-Strauss, permet d’aller plus loin. Voici un résumé substantiel de la première partie.
Le héros s’appelle ici Toribúgu. L’initiative sexuelle ne vient pas alors de lui, mais de sa belle-mère, car son père, Kiáre Wáre, s’étant remarié à la mort de sa première épouse, la nouvelle appréciait Toribúgu. Un jour, elle le pare, le peint et lui demande de dormir avec elle. A son retour à la hutte, Kiáre Wáre est intrigué par la présence de duvet blanc à la ceinture de son épouse. Comme dans la version citée par Lévi-Strauss, il fait organiser une danse, et identifie son propre fils comme le seul coupable possible. Il n’a de cesse alors de le faire tuer.
a) [le séquençage est le mien] le père souhaite que les plus féroces bêtes dévorent son fils, et lui demande de la viande de jaguar. Conseillé par sa grand-mère maternelle, le garçon fait une très bonne chasse, et rapporte de la viande de fauve.
b) Son père l’envoie ensuite chercher les sonnailles pour la danse chez les âmes. Sur le conseil de sa grand-mère, Toribúgu demande à Mamóri, la grande locuste, de s’en charger. Lorsque l’insecte parvient chez les âmes, elles dorment, et il peut s’emparer de l’objet, mais les sonnailles sont du bruit, les âmes se réveillent en faisant « Um, um, um ». Elles couvrent Mamóri de flèches ; celles-ci ne l’arrêtent pas ni ne le tuent, mais laissent les marques qu’il a désormais sur les ailes. Le héros peut donner les sonnailles à son père.
c) Kiáre Wáre dit alors à son fils : « Je voudrais manger les noix du palmier babassu qui a poussé tout droit au milieu du marécage et est gardé par les esprits buiógoe ». La grand-mère a cette fois l’idée qu’on envoie l’araignée Ieragádu, accoutumée à marcher sur l’eau, avec sur son dos l’écureuil Kodokódo, qui pourra grimper au tronc et cueillir la noix. Tout se passe comme prévu, sinon que l’écureuil mange un morceau de noix, dont un fragment tombe à l’eau et cela réveille les esprits. Ceux-ci font monter l’eau qui submerge tout jusqu’au sommet du palmier. Kodokódo a pu s’y réfugier, et est sauf. Il repart sur le dos de l’araignée...
d) C’est alors, ultime épreuve, que se situe l’épisode « Dénicheur d’oiseaux »22.
On comparait ci-dessus l’épisode de la quête des sonnailles dans le récit bororo et le combat des oiseaux du lac Stymphale, dans le mythe grec, quête qui comprend le don au héros de castagnettes et leur utilisation contre les oiseaux. Il est certain que, quelle que soit la nature exacte des instruments de musique à percussion mentionnés, ils sont bien proches.
Mais la version Albisetti-Venturelli offre des points communs bien plus nombreux, et tout aussi précis, avec le mythe des Travaux d’Hèraklès.
a) la première épreuve imposée par Eurysthée à Hèraklès est la capture du lion de Némée : il s’agit donc d’affronter, du côté bororo, le plus grand fauve d’Amérique du Sud, de l’autre côté, le plus grand fauve, également un félin, connu des Grecs. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’une chasse proche : Toribúgu va dans la forêt, celle qui entoure tout village bororo ; Némée est une ville d’Argolide, comme Mycènes, d’où part Hèraklès à chaque épreuve. La forêt et Némée se distinguent des pays des étapes ultérieures, marqués par la distance réelle ou symbolique (pays des âmes et des esprits, Arcadie et Elide, autres mondes, etc.).
b) le second épisode réunit les sonnailles, les oiseaux à combattre qui sont des âmes, leur séjour aquatique, le motif de la pluie de flèches, toutes choses qui se retrouvent en Grèce en une seule occasion, l’un des travaux d’Hèraklès.
c) Le troisième épisode, qui manque dans la première version publiée du mythe bororo du Dénicheur d’oiseaux, évoque directement un autre mythe grec, et c’est à nouveau l’un des travaux d’Hèraklès. Parmi les épreuves que lui impose Eurysthée, il y eut la quête des pommes d’or du jardin des Hespérides. Le dit jardin se trouvait sur une île, à l’extrême-occident. Elles étaient dans un arbre, lequel était gardé, non seulement par trois jeunes femmes, les Hespérides, mais aussi par un dragon.- L’homologie avec les motifs de l’épisode bororo est patente : Toribúgu doit aller sur une île, au milieu d’un marécage (les Bororo, à la différence des Grecs, n’ont pas de mer ou d’océan à leur disposition), pour y prendre des fruits situés sur un arbre, et gardés par les esprits buiógoe. Hèraklès tue ou endort le dragon qui gardait l’arbre. Les esprits buiógoe dormaient et, malgré leurs efforts, ils ne peuvent empêcher le succès de l’écureuil. Ils étaient au pied de l’arbre, et de même, la céramique grecque, lorsqu’elle a figuré les Hespérides, l’arbre avec ses pommes et le dragon, a toujours placé celui-ci au pied de l’arbre.
Trois des épreuves coïncident ainsi, jusque dans des détails, dans les mythologie grecque et bororo.
d) Pour la quatrième, il faut parler d’inversion, au sens lévi-straussien du terme, et celle-ci a précisément été envisagée par le grand savant. Cette quatrième épreuve est donc celle de la quête d’oisillons dont le nid était en altitude, ce qui a donné son nom au motif et au personnage. Dans la mythologie grecque, la dernière épreuve imposée à Hèraklès23 (ou l’avant-dernière, selon les versions, la douzième étant celle des pommes des Hespérides) consistait à aller aux enfers chercher le chien qui en gardait l’entrée, Kerbèros. Les textes insistent sur la notion de descente : Hèraklès a gagné le sud du Péloponnèse, car près du cap Tainaros se trouvait une caverne par laquelle on pouvait descendre jusqu’aux enfers ; mais les gens de la ville d’Hérakléa du Pont possédaient une « Bouche d’enfer » près de leur cité, et disaient qu’Hèraklès était par là descendu aux enfers et en était remonté. La dernière épreuve du mythe du Dénicheur d’oiseaux consiste au contraire en une ascension : le héros est envoyé par son père en altitude, et abandonné.
C’est en 1991, dans Histoire de Lynx, que Claude Lévi-Strauss, s’interrogeant sur la différence entre emprunt (de contes européens par les Amérindiens du nord) et parenté (entre mythologie amérindienne et traditions eurasiatiques), remarque qu’« une des différences les plus manifestes entre le mythe américain du dénicheur et le conte français des Princesses délivrées du monde souterrain est que, toujours sur l’axe vertical, la disjonction du héros se produit de bas en haut dans l’un, de haut en bas dans l’autre. Chaque fois le héros, habitant du monde moyen, change d’univers : il s’élève [dans certaines des versions d’Amérique du Nord] jusqu’au monde céleste, ou s’enfonce dans le monde souterrain. Ici et là des animaux plus ou moins empressés, mais en fin de compte secourables, l’aident à redescendre dans le monde terrestre ou bien à y remonter »24.
C’est ce texte qui fonde mon travail de 2009, au long duquel j’étudie les points communs entre le thème du Dénicheur d’oiseaux et le conte eurasiatique de Jean de l’ours (le héros de l’histoire des Princesses délivrées du monde souterrain). La légende d’Hèraklès est bien différente, mais le raisonnement de Lévi-Strauss s’applique entièrement : la dernière épreuve du héros Bororo est son envoi en altitude, la dernière épreuve d’Hèraklès est son envoi en profondeur.
Dans l’un et l’autre mythes, on passe donc de la disjonction horizontale courte (la forêt, Némée) aux disjonctions horizontales lointaines (pays des âmes, lac Stymphale ; île aux noix, île aux pommes) et de là à la disjonction verticale. Enfin, si le héros bororo reçoit abondamment l’aide d’animaux, qui se substituent à lui dans la réalisation des épreuves (sauf la première), Hèraklès reçoit – version modernisée – l’aide de divinités, Athèna surtout, et aussi Hermès ou le soleil, et bien sûr Zeus son père.
Dans une étude publiée en 1992, je montrais les points communs entre les travaux d’Hèraklès et les épreuves subies par un héros irlandais, Brian, dont un rival, Lug, voulait se débarrasser par vengeance. A un certain degré, cette version irlandaise est intermédiaire entre le récit bororo et le mythe grec : ainsi, pour s’emparer - eux aussi - de trois pommes, Brian et ses deux frères se changent en faucons et vont les cueillir, alors qu’Hèraklès va chercher les pommes sous sa forme parfaitement humaine, tandis que Toribúgu envoie des animaux à sa place. Les frères sont alors poursuivis par les trois filles du roi du pays (de même qu’il y a trois Hespérides), changées en griffons, et qui lancent contre les trois faucons des rayons de feu brûlant : motif des flèches des âmes (des aras) et des oiseaux du lac Stymphale. Ce parallélisme garantit que ces oiseaux utilisaient bien leurs plumes d’acier comme projectile, même si plusieurs sources le taisent. Hygin, le premier à le mentionner, avait d’excellentes sources grecques.
Je concluais cette étude, qui incluait aussi une récit iranien de métamorphoses guerrières, sur l’existence d’un mythe indo-européen dont les versions irlandaise avec Brian, grecque avec Hèraklès, et iranienne constituaient autant de reflets.
L’existence de la version bororo recueillie et publiée par Albisetti et Venturelli élargit considérablement le débat. Si l’on exclut qu’un missionnaire ou un coureur des bois ait enseigné aux Bororo une version des Travaux d’Hèraklès si orthodoxe qu’on y trouvait correctement le lion de Némée comme première épreuve et la descente aux enfers, alors curieusement transformée en ascension, comme épreuve finale, ce qui est bien improbable, alors force est de considérer que les Bororo connaissaient une histoire très proche de celle qu’on trouve dans les mythologies grecque et irlandaise. Cette histoire, ils l’avaient héritée de leurs ancêtres - et il faut remonter dans un passé lointain, car elle est si proche des récits de Grèce et d’Irlande qu’il faut penser qu’ils la connaissaient déjà au temps où les Amérindiens étaient en Asie, donc au Paléolithique, temps auquel la famille linguistique indo-européenne ne s’était sans doute pas encore individualisée.
Je conclus alors (comme je l’avais fait dans le livre cité de 2009, mais ici sur un point particulier) : l’Eurasie du Paléolithique racontait déjà une histoire d’épreuves imposées successivement à un jeune homme par un aîné - en fait un maître d’initiation - et cette histoire comprenait ce qu’on a repéré en notant les points communs entre celles qui en sont issues : série de quatre ou x épreuves, se déroulant du proche au lointain, de la disjonction horizontale pour les premières à la disjonction verticale pour la dernière. Elle racontait les victoires du héros à toutes les épreuves imposées (sans doute en prenant des formes animales ou grâce à des alliés animaux), et la déconfiture du maître (noter que lorsque Hèraklès revient avec le chien Kerbèros, Eurysthée a si peur qu’il plonge dans un pithos, objet destiné à contenir des réserves, par exemple de liquide : le père du dénicheur d’oiseau bororo est jeté à l’eau). Avec quatre épisodes probateurs, la version bororo est plus restreinte que les versions indo-européennes, qui comprennent une dizaine d’épreuves : les secondes peuvent alors bien être un développement de la première par enrichissements. En ce sens, le mythe bororo procure une image de ce qu’a pu être la version la plus ancienne des mythes d’Hèraklès et de Brian25.
Albicetti, César, et Venturelli, Ângelo Jayme, 1969 : Enciclopédia Bororo, Campo Grande, Museu Regional Dom Bosco, t. II.
Colbacchini, António, 1925 : I Boróros Orientali ”Orarimugudoge” del Matto Grosso, Brasile, Turin, Contributi Scientifici delle Missione Salesiane del Venerable Don Bosco.
Colbacchini, António, avec Albisetti, César, 1942 : Os Bororos Orientais, Sao Paulo/Rio de Janeiro.
Detienne, Marcel, 1971 : Les Jardins d’Adonis, Paris, Gallimard.
Jost, Madeleine, 1985: Sanctuaires et cultes d'Arcadie, Paris, Vrin, Études Péloponnésiennes IX.
Lévi-Strauss, Claude, 1960 : « La chasse rituelle aux aigles », Annuaire de l’École pratique des Hautes Études (sciences religieuses) 1959-1960, p. 38-41.
1962 : La Pensée sauvage, Paris, Plon.
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1991 : Histoire de Lynx, Paris, Plon.
Sergent, Bernard, 1992 : « (Celto-Hellenica V) Les Travaux de Brian», Ollodagos, 5.1, p.:69-129.
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2009 : Gargantua, Jean de l’Ours et le Dénicheur d’oiseaux, La Bégude de Meyzens, Arma Artis.
Wilbert, Johannes, et Simoneau, Karin, 1983 : Folk Literature of the Bororo Indians, Los Angeles, UCLA Latin American Studies.
1Lévi-Strauss, 1964, pp. 43-88 ; 1971, pp. 25-32, 34-37, 324-344.
2Ibid., 1964, p. 43-45.
3Sergent, 2009, p. 334-351.
4Detienne, 1971, p. 44-45 ; cf. Lévi-Strauss, 1960, p. 38-41 ; 1962, p. 68-72 ; 1971, p. 242-247.
5Konôn, 35, cité par Phôtios, Bibliothèque, 186, 137 a - 137 b, traduction V. Henry.
6Lévi-Strauss, 1964, p. 108. Et cf. mon chapitre sur « Le dénicheur de miel : Ephèse, le Népal, la Chine et l’Islande », 2009, 276-283.
7Lévi-Strauss, 1964, p. 44.
8Pour cette série de comparaisons, Sergent, 2009, p. 343-348.
9Diodore, IV, 13, 2.
10Apollodore, Bibliothèque, II, 5, 6 ; Diodore, l. c.; Strabon, VIII, 6, 8 (371) ; Pausanias, VIII, 22, 4 ; Quintus de Smyrne, Suite d’Homère, VI, 227-231 ; Hygin, Fables, 30, 6 ; Pline, Histoire Naturelle, VI, 32 ; etc.
11Hygin, Fables, 20 ; 30, 6. Rappelons qu’Hygin utilise, et met en latin, des mythes grecs d’après des recueils d’époque hellénistique. L’antiquité du présent motif est garantie par le parallèle celtique : lorsque Brian et ses frères sont poursuivis par trois femmes qui se sont changées en griffons, ceux-ci « lançaient des rayons de feu après et devant eux. Ces rayons étaient très brûlants » (Sergent, 1996, 93).
12Lévi-Strauss, 1964, p. 43.
13Id., p. 55.
14VIII, 22, 7.
15Sergent, 1996.
16Jost, 1985, p. 102.
17Références dans Sergent, 2009, p. 348, n. 140.
18Elles sont des jeunes filles métamorphosées : Apollonios, Argonautiques, IV, 895-898 ; Ovide, Métamorphoses, V, 552-563 ; Hygin, Fables, 14 ; elles sont associées aux Muses, Alcman, frg. 30 Page ; Apollonios, IV, 896 ; Apollodore, Bibliothèque, I, 3, 4 ; Epitomé, VII, 18 ; Hygin, Fables, Préface ; 30 ; 125, 13 ; 141 ; ou rivalisent avec elles, Pausanias, IX, 34, 3 ; Stéphane de Byzance, s. v. Aptera ; Eustathe, à Iliade, I, 201 (p. 85, 47-48) ; elles jouent le rôle de muses funèbres, dans Euripide, Hélène, v. 169-174. Cf. aussi Platon, République, X, 617 c.
19Ce qui revient sur ma note, 1996, p. 25, n. 23.
20Lévi-Strauss, 1964, p. 100-101.
21Sergent, 2009, p. 347-348.
22Wilbert et Simoneau, 1983, p. 198-199, d’après Albisetti et Venturelli, 1969, p. 303-304.
23Ainsi Apollodoros, Bibliothèque, II, 12.
24Lévi-Strauss, 1991, p. 260.
25Une partie du « chemin » est faite par Lévi-Strauss lorsque, au cours des Mythologiques, il envisage les versions du Dénicheur d’oiseaux d’Amérique du Nord. Certaines d’entre elles comprennent un motif de mauvaise odeur. Je n’ai pas à développer ces aspects ici, c’est l’objet du livre cité de 2009 (sur les rapports précis entre le mythe bororo et les versions nord-américaines, pp. 259-274 et 321). Des versions sibériennes du Dénicheur d’oiseaux sont aujourd’hui connues. Une autre est néo-guinéenne. L’origine paléolithique du récit est incontestable.