Francesca Prescendi, Lupae. Présences féminines autour de Romulus et Rémus, 2024, Turnhout, Brepols, coll. « Generation Bodies and Gender in History, 4 ».
Le fait que cet ouvrage soit paru dans une collection qui se proclame ouvertement féministe et qu’il porte en exergue une citation «il nostro è un mondo fabbricato dagli uomini, la loro dittatura è così antica… e tutti i loro eroi sono maschi» découragera peut-être certains, qui le rangeront sans plus sous l’étiquette jugée infamante de gender studies et se dispenseront de le lire. Ils auraient certainement tort, car ce petit livre ouvre des pistes de réflexion très intéressantes sur des questions débattues depuis toujours. Ajoutons qu’il est de lecture agréable et que ses petites dimensions ne l’empêchent pas de s’appuyer sur une riche bibliographie, fondée sur les travaux les plus récents, en même temps que sur une attrayante iconographie, qui souvent enrichit le propos par des analyses originales (ainsi pour l’identification, fig. 11, p. 52, d’un détail de la fresque de Pompéi, comme révélant la référence à la version rare de la précipitation dans le fleuve – que ce soit le Tibre ou l’Anio – de la mère des jumeaux). S’agissant de présences féminines dans la légende des origines de Rome, on aurait pu s’attendre à voir longuement traitée la question de l’enlèvement des Sabines, qui marque l’achèvement de la formation de la cité, où l’élément féminin a dès lors sa place au même titre que l’élément masculin, et son entrée dans le concert des nations, mais l’autrice ne fait que l’évoquer en passant (p. 20-22), sans insister, comme on aurait pu s’y attendre dans une optique étroitement féministe, sur le caractère de viol de l’épisode mais en dégageant, à juste titre, son rôle de passage d’un stade où la violence fait place à l’ordre, la transgression aux mores. Francesca Prescendi s’attache en revanche, dans trois chapitres successifs, «Focus sur les mères des jumeaux», p. 31-69, «Lait fondateur: la louve, le figuier et la déesse», p. 71-100, «Acca Larentia, une ancêtre bienfaitrice», p. 101-127), à trois figures qui ont leur place dans le début de la légende, deux femmes, la mère des jumeaux (avec une bonne présentation, p. 32-36, de la question de ses différents noms, Ilia et Rhéa Silvia) et la compagne du berger Faustulus, qui joue le rôle de mère nourricière, et, entre les deux, l’animal femelle qui, à la place de la mère biologique immédiatement éliminée et en attendant qu’ils soient allaités par Acca Larentia, nourrit de son lait les deux enfants qui connaissent à leur naissance, comme tant de héros, une phase de rejet au sein du monde sauvage. S’agissant de la mère des jumeaux, l’autrice prend ses distances par rapport à une explication purement historique du statut servile attribué au personnage dans la légende de Promathion, qui a fréquemment été expliqué comme une projection de la figure du roi Servius Tullius, dans la légende des origines de roi Servius Tullius (p. 57-69), et estime qu’il a pu relever d’une ancienne de la vision du personnage (p. 57-69, et conclusion générale p. 130) ; elle ne fait pas intervenir de considérations comparatives comme celles que nous avons reprises à la suite de Georges Dumézil sur l’ancienneté de la version où les enfants naissent d’une divinité masculine du foyer (et se tient à la version classique faisant du dieu Mars leur père), mais il est clair que celles-ci vont dans le sens d’une substitution comme procréatrice des jumeaux d’une servante à la fille d’un roi. Dans le deuxième chapitre, la thématique du lait ne permet pas seulement à l’autrice de faire intervenir les deux types d’êtres femelles que sont la louve et Acca Larentia, mais également le figuier, dont la sève blanche était désignée elle aussi par le terme lac et dont le fruit a la forme d’un sein féminin: cela donne lieu à de suggestives réflexions non seulement sur la déesse Rumina comme divinité agissant sur la mamelle, mais même sur l’«interspécisme» qui caractérise la légende, où se côtoient dans un rôle de donneuses de lait, une femme, Acca Larentia, une bête, la louve, et une plante, le figuier (p. 95-98) – ainsi que, plus classiquement, à des considérations sur le caractère réputé primitif de l’offrande de lait par rapport à celle de vin. Le dernier chapitre se recommande par la manière, à nos yeux définitive, dont il balaie la vieille discussion, initiée en 1871 par Theodor Mommsen, sur «die echte und die falsche Acca Larentia», à propos des deux Larentia que nous font connaître les textes, la femme qui recueille les jumeaux et la courtisane aimée d’Hercule. Francesca Prescendi rappelle que l’argument de l’antériorité de la figure de prostituée sur celle de la nourrice des jumeaux ne tient plus à partir du moment où on ne rejette plus le témoignage de l’Origo gentis Romanae comme on le faisait au xixe siècle et insiste à juste titre sur les analogies des deux Larentia, le même métier de lupa étant attribué à la seconde qu’à la première, ainsi que, dans certaines versions, le don qu’elle aurait fait à sa fortune au peuple romain. L’autrice se livre à une étude remarquable des diverses strates de la légende, mettant en relief le rôle de Caton, Valerius Antias, Licinius Macer, Verrius Flaccus, Plutarque (p. 113-119). On la suivra sans réserve dans l’idée que la réputation de lupa attribuée à la mère nourricière de Romulus et son frère n’est pas le produit d’une rationalisation secondaire du motif de la louve, mais de la nature même du personnage, qui faisait de l’animal et de la femme des doubles l’un de l’autre, tous deux connotés par leur marginalité.
Dominique Briquel