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  • (Review) Iaroslav Lebedynsky - Akinakès. Une histoire des épées divines

    Akinakes.jpgIaroslav Lebedynsky, Akinakès. Une histoire des épées divines, 2024, Chamalières, Lemme Edit.

     

    On connaît Iaroslav Lebedynsky pour ses nombreux ouvrages de synthèse sur les peuples des steppes eurasiatiques et du Caucase. Avec ce nouvel ouvrage, il surprend en abordant un registre qui ne lui est pas familier: la mythologie comparée. Le sujet cependant a tout à fait sa place dans son domaine d’expertise, puisqu’il est question des épées divines, et notamment de celle dont Hérodote nous dit qu’il s’agit d’une image d’Arès chez les Scythes.

    Il y a déjà bien longtemps que la comparaison entre les témoignages français médiévaux concernant Excalibur, l’épée d’Arthur, les sources antiques sur le culte de l’Arès scythique, et des contes ossètes, a été établie, notamment par Joël Grisward, dont le dernier ouvrage sur le sujet, datant de 2022 (dont nous avons publié le compte rendu par Jean-Paul Brethenoux), a peut-être servi de déclencheur à l’élaboration de celui de Iaroslav Lebedynsky.

    Dans la littérature médiévale française, Arthur est seul à pouvoir extraire une épée d’un perron en pierre, ce qui fait de lui le roi; il reçoit une épée d’une créature merveilleuse, la Dame du Lac; enfin il rend cette épée à sa mort, en ordonnant qu’elle soit jetée dans le lac. En Scythie, l’Arès local est figuré comme une épée plantée dans le sol. En Ossétie, Batradz est un héros consubstantiel de son épée; lorsqu’il tombe du ciel, où il réside, il se plante régulièrement dans le sol; et à sa mort, il ordonne que son épée soit jetée à la mer.

    Il faut dire que la comparaison, telle qu’elle était établie jusqu’ici, se limitait grosso modo à ces trois éléments. Or il s’avère qu’il y en a bien plus. L’auteur commence par établir le dossier concernant les peuples iraniens des steppes, d’abord les Scythes, puis les Sarmates et les Alains. Il présente ensuite le dossier caucasien, porté essentiellement par les Ossètes, qui sont les descendants des Alains médiévaux. Cela permet de déterminer qu’une épée plantée dans le sol a pu servir d’image à un dieu guerrier. Mais il constate que si l’idée que cette épée soit ensuite rejetée à l’eau par le héros qui la détenait, au moment de sa mort, est bien attestée chez les Ossètes, elle ne l’est pas durant l’Antiquité. De la même manière, il note que l’idée de la découverte providentielle de l’épée, comme don divin servant à légitimer un roi, n’apparaît pas en lien direct avec une peuplade iranienne, mais avec les Huns, et notamment Attila. Un final le mythème reconstitué concerne une épée divine, qui peut être une forme du dieu lui-même, plantée dans le sol et donnée au seul personnage qui la mérite, puis restituée par ce même personnage au moment de sa mort : il doit alors la faire jeter à l’eau.

    Ces trois séquences sont rarement réunies. Dans le dossier tel qu’étudié par Joël Grisward, il ne l’est que dans les romans arthuriens et au Caucase. Mais Iaroslav Lebedynsky, donc, élargit considérablement le champ de l’étude, et découvre ainsi ce mythème, le plus souvent par fragments, un peu partout en Eurasie: il l’observe ainsi chez les Germains (l’épée d’Odin plantée dans un arbre, qu’un seul héros pourra extraire), dans l’islam chiite (l’épée d’Ali, Ḏu’l-Faqār, don de l’archange Gabriel à Mahomet, qui, dans une version ottomane, finie rejetée à la mer dans un grand bouillonnement), en Chine (où l’on trouve le cas d’une épée rejetée à l’eau) et au Japon (avec une épée qui est un don divin). D’autres cas sont relevés chez les Kurdes ou au Tibet de culte d’épées. En France médiévale, le cas de l’épée de Roland (abordé brièvement ici p. 145-146), était déjà connu, mais l’auteur ajoute celui de Jeanne d’Arc, qui fit déterrer une épée dans l’église Sainte-Catherine-de-Fierbois, et qui fut victorieuse tant qu’elle ne s’en servit pas d’une façon déplacée (p. 118-119).

    Je me permettrais ici d’ajouter encore quatre éléments au dossier:

    * la hache d’Oleksa Dovbuš. Dovbuš est un authentique chef brigand ruthène du XVIIIe siècle, mais qui est très vite passé dans la légende. Or il y est dit qu’au moment de sa mort il aurait ordonnée que sa hache soit jetée dans le Dniestr. D’autres textes disent qu’il l’a enfoncée dans une pierre, et doit désigner son successeur1. Les Houtsoules n’utilisent pas l’épée, mais la hache de berger.

    * l’épée de Prosh. En Arménie, le roi païen Prosh, à Latar, se sentant mourir, ordonne à chacun de ses fils, en commençant par l’aîné, de jeter son épée dans un lac. Seul le cadet obéira réellement. On retrouve ici le motif des eaux bouillonnantes, attestée dans la légende arthurienne, le conte ossète et la légende ottomane2.

    * l’épée de saint Petr de Mourom. Dans le récit qu’à écrit le moine Ermolaï Erasme sur les saints Petr et Fevronia, au début du XVIe siècle, il est dit que le prince Petr ne pourra vaincre un puissant dragon qu’avec «l’épée d’Agrikov». Mais il ne sait où elle se trouve et c’est un jeune garçon qui lui en révèle l’emplacement: l’épée se trouve dans une fente derrière le mur d’autel de l’église de l’Élévation de la Croix3. Cette épée enchâssée dans la pierre ressemble singulièrement à celle de Jeanne d’Arc.

    * l’épée de Palden Lhamo. Au XVIe siècle au Tibet, lors de la construction du monastère de Chokorgyel, on découvrit dans le sol une épée en métal météoritique. Les moines décidèrent de la jeter dans le lac, avec une statue de Palden Lhamo, qui est une forme tibétaine de Kali. Aussitôt une grande clameur de tempête retentit, suivie de visions spectaculaires et d’un bouillonnement des eaux4.

    On notera que ces quatre légendes peuvent très bien avoir pour source un peuple iranien des steppes. Or ce n’est pas le cas pour une autre légende, dont l’origine se trouve bien loin du monde iranien : celle de Lê Lợi, empereur du Đại Việt au XVe siècle et qui se révolta contre les Chinois. Selon la légende, il aurait reçu son épée, Thuận Thiên («Pour obéir au Ciel»), du Roi Dragon. Le dragon voulut la donner à l’empereur, mais elle fut brisée, tomba à l’eau et la lame fut recueillie par un pêcheur, Lê Thận, qui la donna bien plus tard à l’empereur. Plus tard encore, l’empereur découvrit la poignée : l’arme fut reconstituée, et avec elle, l’empereur fut vainqueur. Lorsque la guerre fut achevée, l’empereur, alors qu’il se trouvait sur un lac, vit une tortue géante qui lui demanda de rendre l’épée au Roi Dragon. Lê Lợi la lança à la tortue qui s’enfonça dans les eaux5.

    On pourrait penser que cette dernière légende, inconnue de Iaroslav Lebedynsky, a pu venir de Chine. Cependant, si l’on a bien en Chine des histoires d’épées jetées à l’eau (l’auteur les mentionnent p. 124), il n’est pas question qu’elles aient été d’abord données par un dieu. Ce don divin se retrouve en revanche au Japon, mais sans que l’arme soit ensuite jetée dans les eaux (p. 125-127). Ainsi, il n’y a pas d’intermédiaire direct entre la légende vietnamienne et ses homologues iraniennes.

    Iaroslav Lebedynsky refuse, avec raison, de trancher dans le débat sur l’origine scythique ou non de l’épée du roi Arthur. On pourrait donc tout aussi bien faire de même avec les cas d’Extrême Orient. Si l’auteur pense qu’ils ont pu trouver leur source chez les peuples des steppes, la légende vietnamienne s’oppose à cette théorie.

    Comme on peut le voir, Iaroslav Lebedynsky, par ce livre pourtant court, a construit un dossier comparatiste autrement plus copieux que celui de ses prédécesseurs. Il fait en cela œuvre utile, d’autant plus qu’il utilise abondamment une bibliographie en ukrainien ou en russe peu accessible aux lecteurs occidentaux. L’auteur est par ailleurs tout à fait conscient que le travail n’est pas achevé: il indique notamment qu’il serait intéressant par la suite de s’intéresser au motif de l’épée brisée. Deux autres pistes me viennent à l’esprit:

    – quel peut être le lien entre les légendes du dossier constitué par Iaroslav Lebedynsky et le conte-type ATU 302B: «Life Dependant on a Sword»? Ce conte connaît grosso modo la même distribution géographique, à ceci près qu’elle inclut la corne de l’Afrique et l’Afrique du Nord. Le héros hérite de l’épée de son père: il restera vivant tant qu’il gardera l’épée, et dans nombre de versions, l’arme finit jetée dans la mer, ce qui entraîne sa mort temporaire.

    – quel peut être le lien entre ces mêmes légendes et le conte-type ATU 729: «The Merman’s Golden Axe», qui nous est connu notamment par une fable d’Ésope? Dans celui-ci, un homme fait tomber accidentellement sa hache dans une rivière. Un dieu, ou un esprit des eaux, lui tend une ou des haches en métaux précieux: l’homme les refusent, disant qu’elles ne sont pas à lui, contraignant le dieu à lui donner la vrai hache.

    Ce compte rendu est sans doute trop long, mais il montre bien que l’ouvrage de Iaroslav Lebedynsky est particulièrement stimulant, et qu’il renouvelle l’intérêt pour une question dont on n’a pas encore toutes les réponses.

     

    Patrice Lajoye

     

    1Voir les textes dans Boris Czerny, Contes et récits juifs et ukrainiens du pays houtsoule, préfaces de Dan Ben-Amos et Lubomir Hosejko, 2018, Paris, Éditions Pétra, coll. « Usages de la mémoire » (notamment p. 217-218) ; et l’analyse de Larisa Fialkova, « Oleksa Dovbush: An Alternative Biography of the Ukrainian Hero Based on Jewish Sources », Fabula, 2011, 52(1/2), p. 92-108. D’autres sources sont mentionnées par Kostiantyn Rakhno, dans un manuscrit resté inédit (Meč Batraza i topor Dovbuša: osetinsko-ukrainskaja fol’klornaja parallel’, 2020), abondamment cité par Iuri Berezkin et E. Duvakin.

    2G. O. Karapetjan, Doroga Mgera. Armjanskie legendy i predanija, 1990, Moscou, Nauka, n°314, p. 113.

    3Povest’ ot žitia svjatyx novyx čjudotvorec’ Muromskix…, vers 1540.

    4Glenn H. Mullin, The Fourteen Dalai Lamas. A Sacred Legacy of Reincarnation, 2001, Santa Fe, Clear Light Publishers, p. 108.

    5« Magical swords in myths and legends – from Britain to Vietnam », Cogniarchae, 20 mai 2020. Cet article cite des cas similaires en Thaïlande et en Malaisie.